Sylvie Chalaye est docteur en études théâtrales et a soutenu en 1995 la thèse Du noir au nègre à travers le théâtre français (1550-1960) : l'image du Noir de Marguerite de Navarre à Jean Genet. Aujourd’hui professeur des universités, elle a développé ses recherches sur la présence des ultramarins et des afro-descendants dans les arts, en particulier les scènes françaises. Outre les ouvrages qu’elle a dirigés ou auxquels elle a participé, on lui doit Du noir au nègre. L'image du Noir au théâtre (1550-1960) issu de sa thèse, (l’Harmattan, 1998) ; Nègres en images,(L’Harmattan, 2002) ; Dramaturgies africaines d’aujourd’hui en 10 parcours (Lansman 2002) ; Nouvelles dramaturgies d'Afrique noire francophone (Plurial 2004) ainsi que de nombreux autres écrits. Race et théâtre, son dernier ouvrage entre donc dans une problématique qui interpelle tous ceux qui s’intéressent à la présence noire sur scène et dans les arts en général ainsi qu’à leur visibilité.
C’est un essai constitué de 8 chapitres et de 151 pages format 10x18 paru chez Actes sud début 2020.
Le titre surprend de prime abord car le mot race a été rayé de la constitution mais est tout de même employé par quelques chercheurs qui en faisant sursauter, espèrent attirer l’attention dans le but non pas de « faire le buzz » comme on dit mais de critiquer d’office la domination que le mot induit. C’est un terme d’une redoutable ambiguïté car on ne sait si sa disparition invisibilise les personnes qu’il désigne ou au contraire s’il entretient et réactive des points de vue surannés ou racistes. On consultera à ce propos le passionnant dossier en 6 parties réalisé par Joseph Convafreux pour Médiapart en décembre 2019 : Les métamorphoses de la question raciale. Cependant grand est le risque que le néophyte prenne pour argent comptant les titres en question comme le récent Sexe, race et colonies qui semblait proche d’un titre de variété interdit de Michel Sardou (Au temps béni des colonies, Sardou / Delanoë 1976) mais dont la vocation est de dénoncer l’usage des corps colonisés, ouvrage auquel Mme Chalaye a participé. On ne peut pas non plus invoquer le travail de l’anthropologue Claude Levi-Strauss Race et Histoire (1952), commandé par l’UNESCO, car les angles de recherches sont trop éloignés. Ce qui est certain c’est que le mot race fait réagir et qu’il propose « une reconfiguration des débats intellectuels et militants autour du racisme et de la question raciale » (Confavreux, Médiapart, 26/12/2019)
Le but avoué de Race et théâtre est de souligner qu’en raison de leur couleur de peau, afro-descendants et ultramarins sont très peu présents sur la scène théâtrale française ou bien relégués au rôle du noir de service c'est-à-dire dans des rôles subalternes qui correspondent aux stéréotypes et à la déshumanisation toujours actifs depuis l’esclavage puis les conquêtes coloniales du 19esiècle. C’est un juste constat– il n’est pas le seul- qui parcourt les analyses, études, comptes rendus etc. des études postcoloniales. Le premier chapitre pose une succession d’interrogations qui montre l’étendue des problématiques que soulèvent les rares apparitions dans des rôles majeurs. L’auteure aborde ensuite la question de la construction des stéréotypes en s’appuyant sur des exemples au théâtre et au cinéma (le terme théâtre est donc à envisager dans un sens très large) dans la mesure où ce seraient ces derniers qui auraient conditionné le peuple français blanc à intégrer des images dégradantes que l’on retrouve ensuite reprises dans les publicités, etc. S’ensuivent de nombreux témoignages des impressions de comédien.e.s noirs et assimilé.es actuel.les qui font part de leur désarroi devant la pauvreté des propositions de rôles. Puis on revient à l’histoire avec un aller-retour entre L’ambassadeur d’Afrique, rôle récurrent au XVIIe siècle, topos largement développé dans les différents théâtres (nationaux, privés, boulevards…) dont l’avatar serait l’éboueur dans le Parc de Botho Strauss, monté Par Claude Régy à Chaillot… Enfin arrive le constat de l’exclusion du récit national. Tout cela est vrai et il faut le répéter sans cesse, cependant un malaise finit par s’installer progressivement pour ceux qui ont lu Nègres en images car c’est une démarche très similaire qui est proposée (CF Jean-Paul Colleyn, « Chalaye, Sylvie. — Nègres en images », Cahiers d’études africaines [En ligne], 173-174 2004, mis en ligne le 08 mars 2007. http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4693) Le 3echapitre Question de peau, question de politique est un peu sur la même lancée et poursuit un état des lieux, cette fois positif, des compagnies, troupes et metteurs en scène d’après 1945, qui ne font pas de distinction et engagent au sein de leurs projets des afrodescendants et des ultramarins. L’autrice considère, non sans raisons, que le premier choc pétrolier et la fin des trente glorieuses réinstallent un climat tendu qui porte conséquences aussi bien sur la formation que sur l’emploi des comédiens. Arrivés à ce stade de notre lecture, nous n’avons aucune réponse aux multiples problématiques posées de façon liminaire et l’impatience guette le lecteur comme il a touché l’auditeur lors de la présentation de l’ouvrage : l’aspect esthétique seul prédomine et l’injonction sociologique qui oblige la contextualisation est évacuée ; cela participe à la gêne que l’on peut ressentir car les exemples proposés ne sont pas issus d’une enquête de terrain analysée après rencontre des interlocuteurs (Mme Chalaye se présente souvent comme anthropologue) mais de la compulsion de différents ouvrages et articles de journaux, qui associée au manque d’approche sociologique rendent le sens du propos considérablement appauvri.
La présentation publique de l’ouvrage a souligné cet écueil le 4 février dernier dans une discussion animée par Gilles Costaz. Un moment trop long s’est basé sur une approche strictement historique qui démarrait au XVe siècle : le journaliste a d’ailleurs invité l’autrice à faire un bond de plusieurs siècles en avant car certains exemples devenaient caricaturaux comme le fait de dire qu’on ne sait à quoi ressemble Hamlet, alors que Shakespeare précise que l’action se déroule au Danemark et qu’Hamlet est le fils du roi défunt. Cependant, le célèbre dramaturge ne se serait pas retourné dans sa tombe dans la mesure où les festivals réguliers et internationaux du Globe Theater de Londres invitent des troupes d’amateurs et professionnels de tous les continents, Afrique et Asie compris. Le problème n’est pas là, mais dans les discours écrit et oral qui, en voulant défendre, continuent de cliver. Si le survol historique fait un salutaire point sur les usages passés, les exemples du XXe siècle sont parfois discutables : Nordey et Braunschweig sont critiqués dans leurs différentes tentatives, l’un d’avoir constaté la sous-représentation des « minorités visibles » et de tenter d’y remédier (Voir sur le site du TNS le projet) – il est accompagné d’une vingtaine d’artistes qui participent au processus de direction – et Stéphane Braunschweig qui a récemment proposé le rôle de Macbeth à Adama Diop (2018). Nordey aurait usé du grimage pour la Dispute au théâtre de Sartrouville (1992). Pourtant, il s’est installé un assez long moment à Sartrouville où le directeur Claude Sévenier avait une équipe de relations publiques définitivement ouverte au sujet de la diversité avec des personnalités largement mélangées culturellement dont Mme Nasser (Franco- égyptienne), Mme Guillet (Algéroise) et Mme Nguimfack (Franco-Camerounaise), afin justement de proposer aux publics un regard qui englobe et non pas qui ségrégue. Stanislas Nordey n’eut pas besoin d’user de grimage car Josée Schuller (afrodescendante) appartenait alors à la jeune troupe diversifiée qu’il dirigeait. On ne peut dénier cependant qu’il existe un réel problème en général qui est peut être une question de génération et/ou propre à la France car les pays anglo-saxons, où s'exilent la plupart des acteurs noirs, ont une attitude différente et ce n’est probablement pas par hasard si les metteurs en scène qui considèrent d’abord le travail d’un comédien avant son apparence sont…Anglais. On pensera aux binômes Peter Brook et William Nadylam ou John Malkovitch et Gina Demba.
La suite du chapitre se concentre sur les interventions musclées de comédien.nes qui en ont assez des colloques et réunions qui parlent d’eux sans eux et c’est probablement le point intéressant qu’il faut soulever : c’est que la seule existence de cet ouvrage montre à quel point la parole n’est pas donnée à toutes ces personnes et qu’il est toujours nécessaire qu’il y ait un intercesseur. Ici Madame Chalaye. C’est probablement la raison des tensions et des remises en cause. C’est là tout le problème car l’ouvrage continue en faisant des allers-retours entre nos jours et des temps antérieurs où il est question de théâtre certes, mais aussi de cinéma et de music-hall. Puis vient la question du blackface : l’ouvrage a le mérite d’exposer en quoi cette pratique est insultante et explique sa provenance historique puis fait le lien, en s’appuyant sur un article de Geneviève Fabre, sur les conséquences politiques induites. Mais le lecteur a de nouveau droit à une longue liste des emplois apparentés à cela en France du XVIIIe siècle au début XXe pour glisser doucement vers les exhibitions et enfin arriver aux Suppliantes et au scandale provoqué à la Sorbonne en 2019. (Un groupe de jeunes étudiant.es, se dénommant les 343 racisé.es, ont dénoncé l'usage du blackface par le metteur en scène et bloqué la représentation, ce qui a occasionné un féroce débat en France, autour de la liberté de création. *Note de la rédaction)
En réalité, l’aspect politique actuel n’est pas réellement évoqué : nous restons davantage dans le constat et ses conséquences, enfin aucune piste de solutions n’est évoquée. C’est là où le bât blesse, car la fin se veut lyrique et non politique : finalement le rôle n’est rien d’autre qu’ "une vibration, le personnage n’a ni peau, ni chair, c’est un être de papier". Et l’auteure cite en exemple Frédéric Fisbach qui appartenait à l’équipe de …Stanislas Nordey où il a fait ses classes dans les années 90. Car c’est là qu’il a pris "l’habitude de travailler depuis longtemps avec des interprètes d’origines et d’apparences diverses "; (dernier chapitre). Si une rencontre physique avait eu lieu ce contresens n’aurait pas pu exister.
Pourquoi finalement la lecture de cet essai peut-il irriter? Le manque de propositions maintient la problématique à l’état de constat et rend l’ouvrage inutilisable en tant qu’outil. On peut alors se demander ce qui a motivé son écriture en dehors de ladite défense du monde artistique noir. L’auteure a appartenu au comité de rédaction d’Africultures, dirige l’institut de recherches en études théâtrales (IRET à Paris 3) ainsi que le laboratoire SEFEA (scènes francophones et écriture de l’altérité), appartient au programme France noire, est Professeur des universités avec toutes les responsabilités politiques que cela représente (Membre élu du Conseil académique et de la CFVU par exemple). En outre, elle est également la compagne de longue date du dramaturge Koffi Kwahulé. C’est donc une femme de pouvoirs qui est à l’intersection des problématiques posées par cet essai. Or s’il y a eu remise en cause de la formation technique et de sa suite, la présence sur scène, jamais il ne fut question de la formation théorique proposée en études théâtrales par les universités (quelle que soit l’appellation proposée) à la fois des enseignements et des enseignants : l’enquête de terrain démontre qu’ il n’existe dans l’hexagone qu’un seul professeur noir en études théâtrales, aucun maître de conférences et – à priori, car le turn-over est important- pas de chargés de cours non plus. Ne s’agit-il pas d’un extraordinaire impensé politique en action sur le lieu même du travail ? Si en amont il n’y a que des interlocuteurs monochromes quelle analyse en déduire ? Les femmes et les hommes noirs ne seraient pas en mesure de transmettre l’histoire de la culture à laquelle ils appartiennent et participent ? Interrogée à ce propos, l’auteure commença par parler de contenus puis devant l’insistance ne sut que répondre. Expliquons plus avant l’irritation possible : un professeur d’université dirige des thèses, Madame Chalaye en a dirigé une vingtaine (voir thèses.fr), or aucun afrodescendant ni ultramarin n’a émergé de ces parcours doctoraux sauf un seul qui enseigne outremer (Axel Artheron, Maître de Conférences en histoire et esthétique du théâtre dans la Caraïbe, Université des Antilles) et personne sur l’hexagone... Lorsqu’il y a colloques ou rencontres savantes le même schéma est observable (Esthétique(s) jazz, la scène et les images organisé par le laboratoire SEFEA du 21 au 23 novembre 2019 ; Images, colonisation, domination sur les corps organisé par l’ACHAC et le CNAM le 3 décembre 2019 etc.) on y constate que les artistes, noirs, expriment leur mal-être via l’espace qui leur est imparti puis les chercheurs, blancs, proposent leurs analyses. Si l’indignation, en général, est bien collective, il y a malheureusement recréation de ce qui est dénoncé : la parole est confisquée au profit d’exhibitions. Or l’humanité et l’apaisement ne peuvent agir que dans le collectif et dans le partage : il ne s’agit plus de parler pour les noirs et assimilés ainsi que tous les dominés comme dirait Césaire, mais de parler avec eux.
La société ne peut évoluer que si l’effort est fait dans sa totalité c’est à dire en amont et en aval afin qu’émerge un salutaire contre-discours basé sur une approche sensible. Sinon il ne s’agit que d’objets d’études inertes sans doute plus faciles à analyser. Il est temps de dépasser ces premières démarches qui ont eu l’avantage de dévoiler les abus persistants malgré la décolonisation, il est temps de se rappeler ce que disait Nelson Mandela ce qui se fait pour nous, sans nous est contre nous. Il est surtout nécessaire de dépasser les injonctions universitaires : les études postcoloniales sont un nouvel espace de recherches où chacun aimerait avoir son bout de terrain en revendiquant la primauté d’écrits, expositions etc. Si certains le font par militantisme, d’autres le font en fonction d’objectifs de carrière. Devant ce constat sévère, que nous reprocheront sans doute certains universitaires (les chercheurs qui ont pignon sur rue ne sont pas critiqués sous peine d’hara-kiri, ce qui explique les murmures qui le sont restés lors de la rencontre en Sorbonne), il est indispensable de poser une démarche humaniste et partagée qui passera par l’écoute de ce que Nancy Fraser appelle le contre-public, quelle que soit sa provenance, c'est-à-dire ceux qui émergent en réponse à leur marginalisation : aujourd’hui ce contre-public s’exprime qu’on l’autorise ou non et il faudra bien faire avec.
Sylvie Perault, Docteur en anthropologie et ethnologie. Directrice du groupe de recherches indépendant Corps, costume(s) de scène et d’écran(CERPCOS)