Donner une visibilité sensible à une parole invisibilisée*
Lundi 17 décembre, à La Colonie, 200 personnes étaient rassemblées pour écouter Maya Cousineau-Mollen et Kim O'Bomsawin, deux femmes des Premières Nations du Canada, à l'invitation de l'association Décoloniser les arts.
Pourquoi se retrouver dans ce lieu, avec ces femmes en particulier ? Qu'est-ce que Décoloniser les arts voulait dire en organisant cette rencontre dans le cadre de son "Université Décolonisons les arts", initiée depuis octobre 2018 ?
Il faut tout d'abord en revenir à ce que veut signifier l'association Décoloniser les arts.
Notre association adresse la question des récits et des représentations, en relation avec l'histoire coloniale, les histoires des colonisations dont les sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd'hui sont directement issues et encore fortement imprégnées. Dans les arts, la représentation des cultures, des événements passés et présents pose problème à d'innombrables niveaux.
Nous pouvons tous et toutes comprendre, de façon quasi instantanée, qu'une certaine vision des populations minorées dans le cinéma et la télévision en France contribue à renforcer un certain nombre de préjugés, d'idées toutes faites : ainsi, l'ouvrage Noire n'est pas mon métier, qui expose très clairement toutes les situations où, dans le cinéma, les préjugés enferment les interprètes noires dans des schémas de pensée , les réduisant à des rôles de "nounou", de "servante", de "prostituées", cet ouvrage a été très bien accueilli.
L'exemplification aide à la compréhension de ce que l'association Décoloniser les arts théorise dans son premier ouvrage publié en septembre 2018 aux éditions de l’Arche : Décolonisons les arts !
Nous disons qu’il est temps de mettre un terme au racisme et aux préjugés qui exsudent de nombre de créations contemporaines. Ce racisme n'est pas moral, nous n'accusons pas des individus qui seraient méchants ou mal-élevés. Une telle explication individualisée d'un phénomène social, politique, historique, ne nous intéresse pas car elle ne problématise pas la question, ne relie pas les phénomènes racistes contemporains à la longue histoire du racisme, aux causes économiques qui ont présidé à sa théorisation, au désir de domination d’un groupe sur le reste de l’humanité qui a été martelé par les plumes les plus en vue du 19e siècle et dont les traces inconscientes sont encore à l’œuvre.
Alors, que visons-nous ?
Nous visons le déchoukage (selon l'expression haïtienne qui signifie "déraciner") de la pensée issue de l'esclavage et de la colonisation. Réduire les individus à des raccourcis, occulter des pans entiers de l'histoire de nos pays, raconter de façon biaisée cette histoire, ôter la parole à ceux et celles qui veulent exprimer cette part de l'histoire de l'intérieur, de ce qu'ils et elles vivent et ont vécu, de façon intime, en leur opposant leur "non-expertise" artistique, leur "non-excellence", privilégier - tout d'abord financièrement et grâce à l'attribution d'une notoriété jamais remise en question - des paroles devenues institutionnelles et qui refusent de se renouveler dans leur façon d'adresser ces questions, tout cela contribue à perpétuer des schémas de pensée colonialistes.
L'humanisme ne suffit plus. Il a eu de beaux jours. Nous y avons tous et toutes cru. Mais un humanisme qui ne se questionne pas, qui s'appuie sur des habitudes de pensée, qui répète, comme une vieille horloge qui ne sait pas qu'elle n'est plus à l'heure, les vieilles antiennes d'un universalisme depuis longtemps borgne et boiteux ayant grand besoin d'être réparé, un tel humanisme ne produit plus les transformations dont nos sociétés ont besoin. Telles sont les raisons pour lesquelles nous nous retrouvions hier à la Colonie(barrée).
Rappel des faits
En juillet dernier, nous entendions parler d'un conflit qui semblait opposer la metteure en scène de la Cartoucherie, Ariane Mnouchkine et le metteur en scène Québécois Robert Lepage aux communautés autochtones du Canada. Il était question de la mise en scène d'une pièce ayant pour sujet "200 ans d'histoire du Canada à travers le prisme des relations avec les autochtones". Dans ces 200 ans d'histoire, les deux créateurs se proposaient d'évoquer l'histoire douloureuse de l'arrachement des enfants des nations autochtones à leurs parents pour les enfermer dans des pensionnats qui feraient d'eux "de bons petits blancs". L'intention était sans doute "louable, humaniste et intellectuelle". Mais il se trouve que des membres des nations autochtones se sont étonné.e.s du fait qu'aucun d’entre elles et eux, tant du domaine artistique que scientifique ou universitaire, n'ait été invité.e à collaborer à cette création. Non pas pour imposer leur point de vue, mais afin d'éviter ce qui se passe pour eux depuis des siècles : qu'on LES raconte, une fois de plus. Qu'on PARLE D'ELLES ET EUX SANS ELLE/EUX.
Était-il nécessaire que Lepage et Mnouchkine adoptent une position victimaire ?
Il faudrait lire tous les échanges, les compte-rendu dans les journaux (Le Devoir, par exemple) pour comprendre la démarche qui était la leur et que nous comprenions et approuvions.
Nulle idée de censure.
Nulle pensée selon laquelle "pour parler des Noirs, il faudrait être Noir, pour parler des Juifs, il faudrait être Juif"** , comme on a pu l'entendre samedi dans la première livraison de la pièce Kanata, la Controverse... Plainte sans fondement que les journalistes du New York Times ont bien pointé du doigt en titrant :"In Robert Lepage's 'Kanata', the Director, too, plays the victim" (traduction : "dans la pièce de Robert Lepage, Kanata, le metteur en scène aussi joue les victimes")
Un raccourci qui dénote une compréhension petite et mesquine et, dans tous les cas, superficielle, de la proposition de ces artistes autochtones, dont certain.e.s, de surcroît, s'inquiètent de la violence que représente la présentation brute de faits encore extrêmement douloureux pour les populations.
L'association Décoloniser les arts a voulu éviter de parler à la place de personnes dont la parole était, une fois de plus, non pas rejetée totalement, mais mise sur le bas-côté. Interpellé.e.s sur cette affaire de diverses manières (nombreuses invitations à participer à des émissions de télévision, de radio, de donner des interviews), nous nous sommes imposé le silence car nous avions décidé qu'il était capital d'entendre ET DE VIVE VOIX, de manière DIRECTE, ceux et celles qui avaient signé une lettre de protestation. Entendre leurs arguments, leur mise en perspective des faits, entendre et voir leur réaction à la première d'une pièce qui avait occupé presqu'une année de leur vie. Nous les avons donc invité.e.s, avec nos infimes moyens (car nous ne sommes ni subventionnés, ni aidé.e.s d'aucune manière), avec les fonds que nous procurent les adhésions, avec le travail bénévole de beaucoup d'invisibles appartenant à l'association, avec le soutien logistique de personnes qui ne sont pas membres de DLA, nous avons décidé de payer leur voyage et de les prendre en charge durant leur séjour, de leur offrir des places à la représentation de Kanata du 15 décembre (places que nous avons payées et qui devraient nous être remboursées vu que la "première" a été transformée en "répétition générale" à la dernière minute).
Deux personnes ont pu répondre à notre invitation (d'autres n'étant pas disponibles et nos moyens étant limités...) pour une rencontre avec le public le 17 décembre, après la première de Kanata. Il s’agit de Maya Cousineau-Mollen, poétesse Innu-Montagnaise et Kim O'Bomsawin, réalisatrice Abénakise.
En préambule à cette rencontre, le vendredi 14 décembre, nous avons projeté le film documentaire de Kim O'Bomsawin, "Ce silence qui tue" à un nombre restreint de personnes (pour respecter le calendrier de la distribution à venir).
Ce documentaire porte sur l'histoire de milliers de femmes autochtones qui disparaissent au Canada, kidnappées, violées, assassinées (probablement plus de 4000 entre le début des années 80 et aujourd'hui). Ce film bouleversant nous a mieux permis d'appréhender la représentation du lendemain, de la pièce Kanata à la Cartoucherie. Un grand nombre des craintes de nos ami.e.s autochtones, exprimées dans un lettre ouverte publiée ici (https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/543673/a-propos-de-kanata-episode-1-la-controverse) ont été confirmées en voyant cette présentation : superficialité dans l'approche de faits capitaux, vieilles antiennes de l'occidental qui, touché par UN individu, cherche à le ou la "sauver", malaise existentiel de l'occidental qui, en panne d'inspiration, va se ressourcer ailleurs et ne pourra recréer que sur le malheur de "l'Autre", déferlement de raccourcis et de clichés sur les différentes "communautés" évoquées (les Chinois en prennent pour leur grade, au passage...). Il y aurait tellement à dire !
La polémique (si tant est que l'on puisse nommer polémique la demande d'être respecté dans les représentations artistiques que l'on fait de soi) était donc totalement justifiée et n'est certainement pas terminée. Pour notre part, nous sommes heureux.ses et fièr.e.s d'avoir offert un espace de parole apaisé, digne et profond à Kim O'Bomsawin, Maya Cousineau- Mollen et Guy Sioui Durand qui, présent dans la salle, a pu prendre la parole et rejoindre nos deux invitées pour répondre aux nombreuses questions des personnes présentes. La soirée à été enregistrée et pourra être écoutée sur la radio r22 tout monde.
* Ce titre a été emprunté à Lise Vaillancourt, autrice québecoise, qui a permis la rencontre entre Décoloniser les arts, Maya Cousineau-Mollen et Kim O'Bomsawin. "Félicitations à Décoloniser les arts. Vous avez pallié leur invisibilité par une visibilité sensible..."
** pour répondre à un commentaire à propos de la non utilisation de l'écriture inclusive dans la phrase "pour parler des Noirs, il faudrait être Noir, pour parler des Juifs, il faudrait être Juif"*, cette phrase étant une citation, il n'a pas été entendu que la comédienne utilisait le féminin à "juif"... Pour le mot "Noir", on peut imaginer qu'un féminin puisse être pensé mais restons en à une position neutre...