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Billet de blog 16 décembre 2019

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«L’éducation, c’est la construction de l’autonomie»

Observateur aiguisé de la société québécoise, spécialiste de l'éducation, chroniqueur, philosophe et essayiste, Normand Baillargeon a pris le temps de répondre à quelques questions à propos de sa préface du livre «Qui a dit que nous avions besoin de vous?», publié aux édition Écosociété.

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Illustration 1
Normand Baillargeon © Courtoisie des Éditions Écosociété

Pourquoi est-ce que l’éducation est-elle si importante pour vous ? De quel type d’éducation parlez-vous ?
Je me sens un enfant du Siècle des Lumières et un disciple de Condorcet et de ces personnes persuadées de l’importance de l’éducation et de l’instruction publique. Cette instruction publique, je la vois comme une éducation libérale en un sens qui libère et émancipe. L’éducation, c’est la construction de l’autonomie, la possibilité pour quelqu’un de choisir le modèle de vie bonne qu’il veut mener. La vie bonne, « The good life » concept utilisé par les intellectuels anglais, veut dire la possibilité pour chacun de déterminer le type de vie qu’il juge bon et souhaite mener, qui le valorise. Cela suppose évidemment une conception de l’éducation qui met au centre l’accès aux savoirs. Je suis en conflit, en lutte, contre certaines conceptions de l’éducation qui sont véhiculées aujourd’hui et qui visent à faire en sorte que l’éducation soit l’adaptation fonctionnelle des individus aux besoins du marché, de l’économie et ainsi de suite. Je défends une éducation qui rend autonome par la mise en contact de l’esprit avec des savoirs. Le deuxième point est que cette éducation produise des citoyens dont une société démocratique a besoin : des gens capables de penser par eux-mêmes, de manière critique et qui ne se soumettent pas au diktat de la propagande.

Il y a consensus sur le fait que l’éducation est un point capital pour le concept de développement. Dans le même temps, il semble perdurer une hégémonie de l’enseignement et de la scolarisation à l’occidentale à travers le monde. Comment percevez-vous ce paradoxe ? 
Je le perçois d’autant plus que je l’ai vécu enfant. Je n’exagère pas quand je dis que dans les années 60 au Cameroun, alors que j’étais le seul Blanc canadien dans ma classe, on nous parlait de « nos ancêtres les Gaulois ». Il y avait là l’importation d’un modèle d’éducation qui comprend de très bonnes choses, mais qui est aussi un prolongement d’une perspective colonialiste de l’éducation qui est à combattre et contester. La question, très difficile, est de savoir quel type d’éducation il faut favoriser. Si on s’en tient à ce que je définis comme « la mise en contact d’esprits avec des savoirs choisis pour leurs valeurs émancipatrices », on en reste à des généralités qu’on a du mal à transporter dans le contexte de différentes sociétés dans le monde. Alors, comment faire ça ? J’ai une piste : celui qui a probablement le plus contribué à dessiner une réponse est Amartya Sen, prix Nobel d’économie indien. Il propose le concept de « Capabilité ». Il prétend que l’éducation n’est pas simplement un droit abstrait et ne consiste pas qu’en la transmission de savoirs choisis en raison de leurs valeurs émancipatrices, mais davantage de la transmission de savoirs qui, dans tel ou tel contexte culturel particulier, donnent aux gens la véritable liberté de choisir leur mode de vie bonne. Cela dépend des pays. Ces capabilités ouvrent la perspective permettant de penser l’éducation comme émancipatrice, sans se soumettre aveuglément au diktat du capital humain et à la vision utilitariste de l’éducation. Il y a là quelque chose de très prometteur. Amartya Sen va développer au Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) une nouvelle conception du développement humain qui ne se limite pas à la notion utilisée habituellement du Produit intérieur brut (PIB). Il a proposé une nouvelle définition de la richesse individuelle et collective. Son influence est grande et sa notion de capabilité commence à être de plus en plus suivie.

Pourquoi avoir accepté de préfacer le livre « Qui a dit que nous avions besoin de vous » ?
À mon retour au Québec, j’avais 13 ans et venais de passer sept années au Cameroun et au Sénégal, dans un système où la France était encore très présente. Nous sommes peu après les indépendances (1er janvier et 4 avril 1960 pour le Cameroun et le Sénégal), des conflits qui inévitablement naissent de la sortie de cette période sont encore vifs. Je suis le seul Canadien avec quelques Français, et m’identifie très fortement aux Africains, je parlais wolof en rentrant au Québec et me suis souvent défini comme un Africain blanc. Ce sont mes années d’enfance, et ça a été très important pour moi qui ai été témoin de formes de racisme qui m’ont tout de suite répugné profondément. Il y a quelques années, je reçois d’une amie un manuscrit avec une demande de préface. Je découvre l’histoire de son auteur, Jacques Claessens. Cet homme avait travaillé en coopération internationale durant tout sa vie souvent pour de très grandes institutions comme la Banque mondiale et le PNUD. À la fin de son parcours, il est pris d’un doute sur ce qu’il a accompli et veut retourner sur certains projets. Pour voir ce qui en est resté. Il y retourne à ses frais et regarde ce qui est arrivé, écrit ce livre qui est une confession très courageuse, et lorsque le livre est accepté il est hélas décédé. Son épouse souhaite tout de même le publier et me demande donc une préface en raison de mon attachement à l’Afrique et à la coopération internationale. Je l’ai d’autant plus volontiers que j’ai trouvé la démarche de l’auteur extrêmement noble, éclairante et courageuse. Surtout qu’il est souvent plus facile de rester dans une position qui est critique, que d’imaginer les solutions et de proposer un programme positif d’actions. Dans son livre, Jacques Claessens tente d’en dessiner quelques-unes.

Illustration 2

Quelle perspective avez-vous sur le rôle des États-nations dans le développement international ou la coopération ?
Je ne suis pas un spécialiste de cette question, mais ce que je peux dire, c’est qu’en préfaçant ce livre, ce qui m’a touché est l’insistance qui est mise sur l’idée même de coopération. La chose devait se faire à deux, ne pas être décidée en Occident pour être imposée là-bas. Les exemples que l’auteur donne sont très intéressants et terrifiants : des décisions prises dans des capitales européennes ou américaines en collaboration avec les capitales africaines par des gens qui ne mettent pas les pieds dans l’endroit où a lieu le projet, sans souci pour les personnes qui sont là ni leur façon de vivre. L’idée d’impliquer les populations avec lesquelles on veut travailler, j’insiste, AVEC elles et non pas SUR elles, me semble essentielle. En lisant ou entendant cela, on peut penser qu’il s’agit d’une banalité, mais les éléments sont probants et nombreux pour montrer que ce n’est pas respecté. Je souhaiterais que ce soit le cas.

"Faire Avec et non pas Pour", fait partie de la philosophie politique anarchiste.
J’ai écrit un petit livre, intitulé « L’ordre moins le pouvoir Histoire & actualité de l’anarchisme » en empruntant les mots de Léo Ferré. Je tente d’y expliquer ce qu’est l’anarchisme qui est une philosophie politique très vaste et comprend un grand nombre de courants : anarchiste, individualiste, anarcho communiste, anarcho-syndicaliste, aux États-Unis, des gens se déclarent libertariens… l’anarchie, cela fait donc beaucoup de monde ! À titre individuel, je me suis toujours réclamé de l’anarcho-syndicalisme, que la France connait très bien avec les bourses du travail. C’est mon école, celle selon laquelle on doit prendre en main l’économie, qui reposera sur l’autogestion, défendra d’autres valeurs que celles dans lesquelles on vit en ce moment, la recherche du profit, l’autoritarisme et un mode de gestion à partir du haut. Je me range du côté de Rudolf Rocker, grand théoricien de l'anarcho-syndicalisme et du socialisme libertaire et de Fernand Pelloutier, fondateur des bourses du travail qui avait pour habitude de dire à leur propos : « Il faut donner à l’ouvrier, la science de son malheur. » L’anarcho-syndicalisme, je crois que nous avons besoin de cela plus que jamais aujourd’hui.

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Pourquoi avez-vous souhaité faire sortir Voltairine de Cleyre de l’oubli ?
Avec ma compagne, nous avons traduit Noam Chomsky, Bertrand Russel que nous aimons beaucoup aussi, Frédéric Douglass, un esclave américain, et venons de traduire un poète éducateur qui s’appelle Tagore. C’est donc ma compagne qui a remarqué qu’on connaissait peu l’existence de Voltairine de Cleyre qui était, avec Emma Goldman, probablement une des plus célèbres femmes anarchistes du 19e et du 20e. Or aucun de ses textes n’était traduit en français. Ce qui nous intéresse, c’est d’amener au lectorat francophone des textes que nous aimons beaucoup. Si ces textes-là ne sont pas disponibles dans leur langue, beaucoup de gens ne prendront pas le temps de les lire, ce qui nous semble dommageable. Nous avons donc passé une bonne année avec des amis.e.s à traduire des textes de Voltairine qui nous semble une personnalité qui mérite d’être connue pour plusieurs raisons : sa personnalité extrêmement forte, son engagement, et le fait que c’était une des figures de l’anarcho-féminisme.

Avez-vous des projets à venir ?
Nous avons fini de traduire les écrits sur l’éducation de Rabindranath Thakur, dit Tagore. Ce poète bengali est le premier non occidental à gagner le prix Nobel de littérature en 1913. Très vite, il a utilisé de l’argent de son prix Nobel pour donner des conférences partout dans le monde. L’argent qu’il en tirait a servi à financer une école qu’il a créée : Santiniketan et une université qui existe toujours, ainsi qu’une coopérative d’inspiration libertaire rattachée à l’école et à l’Université. Amartya Sen, dont j’ai parlé plus tôt, a étudié dans ces écoles. Tagore souhaitait que l’éducation dispensée fasse en sorte que les gens connaissent la culture internationale, mais aussi leur culture locale. En ce sens, il souhaitait que l’éducation se donne dans la langue vernaculaire et qu’elle prépare à la vie sociale, politique et économique de la région dans laquelle elle se trouvait et a imaginé des choses particulièrement intéressantes. Son modèle d’éducation a une perspective internationaliste rattachée à une culture particulière. Lorsque les Anglais découvrent Rabindranath Thakur, ils l’aident à traduire ses écrits, et dès 1913 André Gide le traduit en français, et on lui donne prix Nobel de Littérature. Avec sa longue barbe, ses habits orientaux, des Européens voient en lui un mystique qui va éviter la catastrophe à venir, à savoir la Première Guerre mondiale, par le message d’amour et de paix qu’il transmet. Mais c’est une image très falsifiée de Tagore qui était beaucoup plus complexe, riche et ancré dans son époque. Ce qu'il a développé est un mélange de défense de la nature, d'universalisme et de cosmopolitisme, qui essaie à la fois de combiner l’attachement de l'être humain à son pays d’origine et ses traditions, mais aussi son élan universel. Cette pensée a, il me semble, des résonances très fortes avec nous aujourd’hui.

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