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Billet de blog 26 mai 2020

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«Les femmes sont conditionnées à être désirées, pas à désirer les hommes»

Le confinement a été l’occasion de découvrir des personnalités artistiques encore peu connues. Conversation autour de l’art, du féminisme, du sexe, d'écologie et de la culture avec la dessinatrice Tess Kinski.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Autoportrait © Tess Kinski

Comment passe-t-on de la communication dans le luxe à artiste indépendante ?
Quand je suis arrivée à Paris, je me suis rendue compte que je voulais être artiste.  A Grenoble d’où je suis originaire, on est loin des possibilités artistiques de carrière. Je pensais que pour être peintre, il fallait être un génie, et que le génie tombait du ciel. J’ai fait des études de commerce parce que j’avais de bons résultats à l‘école et suis tombée par hasard dans le luxe parce que je souhaitais faire du digital. Après mon alternance, j’ai fait un tour du monde avec mon conjoint et c’est à cette période que j’ai commencé à dessiner. A mon retour de voyage, j’ai réintégré mon poste d’où j’ai fini par démissionner après trois ans. Entre temps j’avais pris des cours de dessin aux Ateliers de Paris. C’était extraordinaire. Comme je me sentais très en colère en tant que femme, que tout avait infusé, je me suis dit que j’avais envie d’expliquer ma démarche en utilisant la BD qui me semblait être un moyen abordable, didactique et esthétique. BD et féminisme, c’est un bon combo, j’ai donc suivi une formation à distance pendant un an qui m’a donnée l’assise nécessaire pour démarrer et espérer éditer mon projet. Aujourd’hui, mon projet est entièrement scénarisé, je cherche maintenant à l’autoéditer.

Quelle est son histoire ?
Celle d’une jeune femme qui découvre la sexualité avec bonheur au lycée, mais qui se rend compte que sa cyprine est corrosive et blesse tous ses partenaires, tous les hommes avec qui elle couche. Elle arrête donc parce qu’elle ne veut plus faire de mal, et quitte sa banlieue dijonnaise pour la capitale et découvre un cabaret où elle est accueillie par des hommes qui sont adorables avec elle. Armée de sa frustration, elle va attaquer des mecs et être une justicière vis-à-vis de gars qui harcèlent des filles. De ses exploits, elle va créer un show joué dans le cabaret. C’est une histoire sur la gestion de la colère contre les hommes, quand on est une hétérosexuelle que les mecs font chier, une aventure autour de la sexualité féminine.

Illustration 2
© Tess Kinski

Quand es-tu devenue féministe ou comment as-tu embrassé ce combat ?
J’ai souvenir d’une lecture à 9-10 ans, un article dans Elle sur les viols des femmes africaines qui vont aux champs. C’est cliché mais ça m’a tellement choquée que j’en ai parlé à ma mère qui m’a dit que ce n’était pas qu’en Afrique et je me suis imaginée à leur place. Ma mère m’a éduquée depuis que je suis petite dans des valeurs d’indépendance, pas uniquement financière. Petite, un cousin de cinq ans plus âgé, nous disait, pour nous provoquer à ma sœur et moi : « les garçons sont plus forts que les filles, je peux te tuer à une main si je veux. » Je ne supportais pas ça, et me battais à chaque fois avec lui. La rage a grandi aussi avec ça. Quant à la sexualité féminine, nous avons été élevées dans l’esprit que la sexualité était fun, et qu’il n’y avait aucune honte à avoir une vie sexuelle épanouie. Je sais que ça n’avait pas été le cas de toutes mes amies. Au lycée, je défendais les filles qu’on traitait de « putes » parce qu’elles couchaient avec des gars, ces mêmes gars qui racontaient leurs exploits le lendemain et qui passaient pour des Don Juan. J’ai enfin beaucoup lu et garde, en souvenir de collège, Virginie Despentes et son King kong Theory.

Souhaites-tu faire passer un message particulier ? Est-ce que l’art est une manière de militer ?
Non, j’ai un peu de mal avec l’art militant. Je pense que ma BD, beaucoup de féministes ne vont pas l’aimer du tout car d’un point de vue féministe, ce n’est pas politiquement correct. Rendre le sexe impossible pour une femme est à contre-courant de tout ce qui se fait aujourd’hui dans le milieu. Mais c’est une métaphore… Enfin on verra bien ! Je ne veux pas que mes œuvres soient à message direct. Sinon j’écrirais un essai. Je souhaite faire partie du mouvement qui permet de faire évoluer les mentalités et pense que c’est dix fois plus puissant avec une fiction. Je veux raconter une histoire et travailler au processus d’identification inconscient. Ma BD sera en noir et blanc car je voulais que mon personnage puisse créer un sentiment d’identification. Même si je ne peux parler à la place des autres, je souhaitais que ce soit ambigu. Et puis je commence à saturer de la militance dans le féminisme. Il y a plein de guerre entre les féministes. Je suis pour l’inclusivité de tout le monde, pour moi il n’y a pas de combat queer qui soit moins important qu’un combat afro-féministe etc ; en plus, que publiquement on s’attaque entre nous, cela me pose un gros problème. J’ai besoin de me détacher pour rééquilibrer les choses car j’étais trop en colère, et cette énergie n’était pas utile. J’ai essayé de dessiner cette rage, mais ça ne me faisait pas de bien. Pas du tout.

Illustration 3
© Tess Kinski

Qu’est-ce qui te fait du bien ?
Dessiner des hommes nus. C’est thérapeutique. Je les dessine comme je voudrais qu’ils soient, comme je les trouve beaux. J’aime les mecs sensibles, ça me touche. C’est pour cela que de les dessiner dans des positions de non-action est aussi rassurant. Les photos des gars qui m’inspirent ne sont pas caricaturales. Plutôt que cette version active, agressive et prédatrice c’est montrer et sublimer la partie sensible des hommes qui m’intéresse. Il faut sortir des clichés, créer une autre esthétique. Je me suis rapprochée de mon regard originel, de mes premières tempêtes hormonales de l’adolescence où je me mettais à regarder les hommes avec une grande curiosité. Il y a enfin une mystification, une falsification de la virilité pour les hommes. Les mecs dans les films, il faut bien avouer que tu en croises rarement dans la rue. Les filles de film ou de magazine en revanche, tu en croises plus souvent ! Donc là aussi, il y a une escroquerie. Ceci dit, il est évident, qu’il y a des réflexes d’éducation viriles. Par exemple, d’aller gueuler dans un stade, de boire beaucoup, de prendre de la place, de parler fort, d’être un viandard, etc… Avec ça, il y a toute la façon de parler des femmes et de sexe. C’est toujours la fille qui « se fait baiser », et qui n’est donc pas active. Sauf que si la fille est totalement passive, soit elle se fait violer, soit c’est une poupée gonflable, car elle doit forcément faire quelque chose, sinon ça ne marche pas ! Ce vocabulaire est très représentatif d’un problème selon moi. Même des amies parlent comme ça.

Il y a aussi la culture du porno qui influe beaucoup sur les rapports.
Je pense qu’il y a effectivement une vraie bataille à mener dans les relations hétérosexuelles avec tous les fantasmes créés avec le porno. En plus, généralement, les filles en ont vu moins que les garçons et c’est une nouvelle façon de nous imposer quelque chose qu’on n’a pas forcément intégré où expérimenté visuellement. Cette relation de domination me semble devoir être déconstruite, pour ne pas dire détruite. Tout ce que les femmes acceptent de faire, alors qu’elles n’en n’ont pas forcément envie doit être repensé. La sodomie par exemple. Pour les filles, ce n’est pas tellement un sujet de le faire ou pas, alors que les mecs ne supportent pas même l’idée d’en parler. Sauf que nous sommes à égalité sur cette question ! Mais se défaire de cet imaginaire pour créer le sien n’est pas évident. Je demande souvent à des copines : « c’est quoi le truc qui te fait kiffer chez un mec ? » et elles me répondent régulièrement : « son regard », donc c’est d’être regardé par un homme en réalité. Mais qu’est-ce qu’elles kiffent, elles, activement ? Souvent, elles ne savent pas me répondre.

Illustration 4
© Tess Kinski

Que t’évoquent les représentations des femmes dans les films ?
Il y a là aussi des rapports de contrainte. Le héros qui force la fille à l’embrasser, la scène où le premier baiser est un peu forcé, et c’est à partir de ce baiser-là que la fille se rend compte qu’elle est amoureuse du gars… Comment ne pas se voir toujours comme des proies ? Les femmes sont conditionnées à être désirées, pas à désirer activement les hommes, pour leur corps, pour ce qu’ils sont. Il y a donc un déséquilibre. Pourtant de nombreuses études démontrent que la libido est la même. Mis à part quelques éléments hormonaux (qui n’agissent pas tout le temps), il n’y a pas de raison selon laquelle une fille désirerait moins de sexe qu’un homme. C’est la culture et l’éducation qui inhibe les filles à éprouver du désir, alors qu’on encourage les garçons à en éprouver. J’ai envie de montrer dans mes BD des femmes qui sont plus actives. Je voulais dessiner une fille un peu plus agressive, qui attaque les mecs, leur croque un peu les couilles, enfin bref...

La question environnementale te touche aussi beaucoup.
Oui, ma prochaine BD parlera d’écoféminisme. Ce mouvement m’intéresse énormément dans le fait de dire que la société patriarcale est prédatrice, que la culture a mis au même rang les hommes qui ont du pouvoir sur les femmes, et l’environnement dans son entièreté, dont ils peuvent se servir et asservir pour leur propre jouissance. Ce courant, plutôt de dire qu’on va se hisser au rang des hommes, propose que, par notre culture en tant que femme, nous sommes plus proches de la nature, éduquées à un peu plus d’empathie et de respect. L’écoféminisme fait aussi la promotion de La notion de Reclaim, de réappropriation des termes. Tout ce qui a été méprisé, plutôt que de les mépriser à notre tour pour être jugées crédibles par les hommes, nous allons nous les réapproprier. A Bure il y a énormément d’écoféministes, qui sont aussi pour la non-violence, à laquelle je suis très attachée dans la résistance. Cyprine, mon héroïne est très violente, mais moi, je ne veux pas l’être. Je crois peut-être en une forme de violence indirecte, certainement pas en la violence physique. Pour moi, c’est une discipline personnelle que d’être la plus créative possible pour contourner la violence et que cela soit tout de même efficace. A ce sujet, Le gang de la clef à molette d’Edward Abbey est un livre magnifique qui parle d’une bande d’ami.es qui sabotent les premiers ponts dans le désert de l’Arizona dans les années 70.

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© Tess Kinski

Que faut-il écouter, lire et voir pour muscler notre attention et nos connaissances sur ces sujets ?
Podcast :
Victoire Tuaillon avec Les couilles sur la table, à écouter avec son mec. La poudre de Lauren Bastide, donne la voix à plein de femmes différentes. Charlotte Bienaimé dans un podcast à soi, donne aussi une vision écoféministe que j’adore. Plus spirituelle, intello mais accessible et plus documentaire. 

BD : Mirion Malle, avec Commando culotte explique comment le cinéma donne des rôles biaisés aux femmes. C’est comme ça que je disparais, sur la dépression, est magnifique. Liv Strömquist aborde la relation amoureuse et en quoi elle est destructrice pour les femmes. Pas facile à lire, très orienté mais très intéressant ! Et puis Pénélope Bagieux et ses Culottées

Série : Shonda Rhimes et Grey’s anatomy, Scandal et Murder, à regarder d’un point de vue féministe est passionnant. Fleabag, de Phoebe Waller Bridge ou Issa Rae qui a créé Insecure,  la seule série que j’ai regardée où les scènes de sexe sont toujours du point de vue des femmes, où on ne voit jamais les filles nues mais où on voit des corps d’hommes sublimés.

Littérature : Annie Ernaux, Benoite Groult étonnante d’actualité, Virginie Despentes, Virginia Woolf Une chambre à soi (la plus grande des génies), Chimamanda Ngozie Adichie (Americanah), Maya Angelou (Why the caged bird sing), et Patti Smith Just Kids (mon livre préféré), Sylvia Plath (la cloche de détresse).

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Couverture de la BD "Super Cyprine". © Tess Kinski

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