Je traduis ici un éditorial du19 mai 2014 du peintre et écrivain russe Maxime Kantor publié sur le site gazeta.ru dans la rubrique «mnenie», opinion. Le titre original était «Poslednaja krepka», « La dernière attache », en référence aux « attaches » que le président russe Vladimir Poutine déclarait il y a peu nécessaires à la cohésion du peuple russe : patriotisme, orthodoxie et famille dans ses formes traditionnelles. Dans ce texte Maxime Kantor réfléchit aux événements récents en Ukraine et à la réaction qu’ils ont suscitée en Europe et aux USA.
La politique de ces dernières années se réduit à une seule chose : au désir de différer l’arrivée du fascisme. Le projet socialiste n’est plus à l’ordre du jour, le projet démocratique a échoué, il ne reste plus aucun obstacle à l’offensive victorieuse du fascisme. On a essayé de localiser le fascisme, on a annoncé son offensive en Lybie, en Irak, en Ukraine. Le problème n’est pas de savoir quelle grande puissance cette dénonciation arrange : toutes, d’une manière ou d’une autre, ont fait comme si son apparition était localisée en un point précis et qu’il fallait le combattre précisément en cet endroit.
Mais le fascisme est passé partout à l’offensive. Et on ne pourra pas l’arrêter. Le fascisme arrive, accompagné des pleurs et des lamentations hypocrites du libéralisme, à cause de la cupidité de la bourgeoisie comprador et de l’irresponsabilité de l’économie de marché.
Il n’est pas exact de penser que le libéralisme s’oppose au fascisme. Le libéralisme est une étape vers le fascisme, tout comme la démocratie est une étape vers l’oligarchie, et l’oligarchie une étape vers l’autocratie. A partir du moment où la démocratie a été placée sous la dépendance du marché, son sort était réglé.
La démocratie vit d’obligations et de limitations réciproques, c’est ce qu’on appelle le contrat social. Le marché vit sans limite, et seulement de victoires, n’épargnant personne. Quand est apparu l’hybride « marché démocratique global », le principe du contrat social démocratique est mort. Est apparue une classe d’oligarques se tenant à l’extérieur de la société ; le néolibéralisme s’est transformé en colonialisme (souvenez-vous, au 19ème siècle les libéraux étaient anticolonialistes) ; des populations entières ont été pillées et humiliées et on a justifié ce pillage par des principes démocratiques.
Désormais le mensonge et le vol sont associés à la démocratie, parce qu’elle n’a pas pu renoncer au marché comme symbole du progrès et faire la preuve de son autonomie à son égard. La transformation de l’oligarchie en autocratie s’est produite conformément à une loi nécessaire plus d’une fois décrite par la littérature antique : la corruption et le vol généralisés font rêver le peuple d’une dictature de la justice. La suite se déroulait selon un scénario bien connu des historiens : désormais les masses répondraient à l’appel du sang.
Finalement le nationalisme est la dernière attache qui tient ensemble un peuple atomisé et écrasé par le marché.
Premier postulat du fascisme : la fierté nationale
L’identité nationale, c’est tout ce que le marché laisse au peuple, ce que le libéralisme et le colonialisme n’ont pas la force d’arracher. Et le nationalisme se réveille partout en s’identifiant avec la justice. Il exige de régler leur compte à toutes les doctrines internationalistes qui ont déboussolé le pays.
Le nationalisme, c’est l’idéologie du dernier recours, quand on a été déçu par toutes les autres. Dans un premier temps l’idéologie nationaliste est baptisée patriotisme. La frontière entre un carbonaro qui se soulève contre Napoléon et une chemise noire de Mussolini est tout à fait artificielle. Cette frontière peut être traversée plusieurs fois par jour. Chaque chemise noire se voit comme un carbonaro, et chaque carbonaro, après avoir fondé un empire, devient une chemise noire.
Deuxième postulat du fascisme : l’union du peuple et de l’Etat
Une fois que l’idéologie populaire est devenue le nationalisme, on comprend que cette idéologie populaire doit être défendue contre un ennemi extérieur. Désormais, si on n’est pas d’accord avec la politique de l’Etat, c’est qu’on n’est pas d’accord avec le peuple, avec la nation toute entière. Désormais l’Etat n’est plus un appareil constitué de fonctionnaires, faisant appliquer la loi, mais le guide de la conscience populaire. Celui qui proteste contre une décision d’un fonctionnaire devient un membre de la cinquième colonne et un ennemi du peuple. L’union de la volonté du peuple et de la volonté du chef va de soi : la nation s’oppose au monde entier, la nation est devenue un camp militaire et il faut vivre en temps de paix comme en temps de guerre.
Troisième postulat du fascisme : la tradition
On n’en appellera qu’à la grandeur passée. Le fascisme est toujours un programme rétrospectif. Le fascisme, c’est l’empire du rétro. Le fascisme n’invente jamais rien de nouveau, le pathos du fascisme, c’est l’abolition du progrès. La soi-disant révolution conservatrice se prépare depuis belle lurette dans le monde. Le libéralisme l’a préparée de toutes ses forces, en corrompant la population par la misère et l’arbitraire, fournissant ainsi toutes ses justifications à la révolution conservatrice. Ainsi, semble-t-il, aujourd’hui la révolution conservatrice l’emporte partout.
Quatrième postulat du fascisme : l’inégalité
L’Etat fasciste, c’est une armée, l’inégalité lui est consubstantielle, mais cette inégalité militaire, le fascisme la reçoit toute prête du marché. L’inégalité elle-même n’est pas un produit du fascisme. L’inégalité est un produit de l’oligarchie et de la démocratie de marché. On a décoré l’inégalité démocratique avec les droits civiques et on a fait comme si avec leur aide on pouvait la surmonter.
En réalité une petite vieille de la campagne n’a pas plus de droit à la vie qu’une mouche, et la probabilité qu’elle jouisse un jour des mêmes privilèges qu’un dirigeant de Gazprom tend vers zéro. Mais on a dit que le futur, y compris celui de Gazprom, dépendait de la voix de la petite vieille. Cette propagande démocratique ne fonctionne plus. Seulement l’inégalité démocratique n’a pas été abolie. Elle est simplement inscrite dans la constitution, légitimée, justifiée par les intérêts supérieurs de l’Etat. Partout, sous une forme ou sous une autre sont abolis « le jour de la Saint-Georges » et tous les autres droits, mêmes les plus formels. [le «Yurjev Denj» ou « jour de la saint Georges » (26 novembre) est une fête religieuse pendant laquelle les paysans pouvaient passer du service d’un propriétaire terrien à un autre. Son abrogation à la fin du 16èmesiècle sonne le glas des dernières libertés paysannes et marque le durcissement et la codification définitive du système du servage en Russie, jusqu’à son abolition en1861. Note du traducteur.]
Le fascisme, c’est l’inégalité devenue constitutionnelle et incarnée dans une hiérarchie impériale figée.
Cinquième postulat du fascisme : la totalité
Le fascisme arrive partout à la fois. Il ne reste pas d’Etat qui ne soit pas touché. Le combat actuel de l’Etat russe contre le nationalisme ukrainien ou le combat des néolibéraux contre l’autoritarisme russe aux côtés de l’autoritarisme américain sont non seulement absurdes mais ne sont pas à la hauteur de ce que l’époque exige. Ce n’est pas contre les malades qu’il faut lutter, mais contre la maladie.
D’ailleurs c’est le propre de l’époque du fascisme que de toujours ne voir la maladie que chez le voisin. C’est une erreur que de supposer que la révolution conservatrice ne va l’emporter que dans certains pays sans toucher les autres. Cela s’est déjà produit une fois, le fascisme a déferlé partout en même temps et cette montée massive et généralisée du fascisme se répète sous nos yeux. Les Etats-Unis, la France, la Hongrie, la Grèce, l’Ukraine, chacun de ces pays élabore sa version du fascisme à partir des mêmes invariants, exactement comme cela s’est déjà produit une fois auparavant.
Il n’y a pas d’homogénéité du fascisme dans l’histoire. Dans la mesure où le fascisme est une rétroidéologie, il s’appuie sur les traditions et les mythes culturels de son pays d’origine en exploitant les ressources nationales. Le fascisme allemand ne ressemblait pas en tout au fascisme italien ou à l’espagnol ; il n’y a pas non plus aujourd’hui de ressemblance littérale entre les fascismes. Mais le modèle est commun. Le fascisme d’aujourd’hui présente lui aussi de nombreuses variantes.
Sixième postulat du fascisme : le paganisme
Le paganisme n’implique pas nécessairement la suppression et le remplacement de la religion nationale. Mais cela implique la transformation de la religion chrétienne, son adaptation aux exigences de la conscience du terroir. Quand disparaissent les idéologies sociales, le communisme, la démocratie, le marché, alors vient les remplacer une idéologie primaire. Il faut diviser le monde en purs et impurs pour en donner une image en noir et blanc.
Ce travail est effectué à la place des idéologies passées de mode par une foi païenne, élevée au rang de discipline scientifique : la géopolitique. La foi des fascistes du 20ème siècle a pris corps par l’étude des travaux de Mackinder et Haushofer. Ce qu’on publie aujourd’hui sous le nom de géopolitique est exactement du même niveau. [Allusion à l’eurasisme d’Alexandre Dougine. NDT]
Le monde se retrouve aujourd’hui exactement au point auquel il se trouvait dans les années trente. Mais avec beaucoup moins de raisons d’espérer.
La démocratie a été discréditée par le marché. Les principes de la démocratie libérale ont bien du mal à résister au fascisme parce que c’est justement la démocratie libérale qui a fait le lit du fascisme d’aujourd’hui. Quand c’est un oligarque en fuite [Mikhaïl Khodorkovski, NDT] qui rassemble l’opposition à l’autocratie, le paradoxe social ne fait que se creuser.
Le socialisme a été détruit. L’opposition au fascisme représentée par l’internationale communiste n’est déjà plus possible, non pas seulement parce que Staline a détruit le Komintern (le Komintern s’est ensuite reconstitué par ses propres forces) mais parce que les principes « L’homme est pour l’homme un ami, un camarade et un frère » et « Prolétaire de tous les pays, unissez-vous ! » ont été anéantis par l’idéologie libérale démocrate. On ne peut plus les opposer au fascisme.
Il n’y a plus non plus d’art humaniste. L’éducation et la culture humaniste ont été sciemment détruites par la civilisation occidentale au cours de réformes visant à la libéralisation des marchés, elles ont été remplacées par une avant-garde glamour.
La religion non seulement n’occupe plus la première place dans la conscience de l’européen moderne, mais elle n’y a plus de place du tout. Les luttes pour les droits a écarté toute représentation du devoir, y compris dans son sens moral.
Le fascisme du siècle passé a été vaincu par l’alliance de la démocratie, du socialisme, de la culture humaniste et de la religion. Tous les composants de cette victoire ont été consciencieusement anéantis. Il n’y a plus rien aujourd’hui à opposer au fascisme