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Billet de blog 4 novembre 2024

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Sommet des BRICS à Kazan : un succès pour Poutine ?

Le sommet récent des BRICS à Kazan est-il une victoire diplomatique de Poutine dans son projet de monde multipolaire et de déstabilisation de l'hégémonie occidentale ? Je traduis ici l'analyse du politologue russe Alexandre Baunov parue le 25 octobre 2024.

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Le virage autoritaire et conservateur adopté à l’occasion de l'élargissement qui a suivi le dernier sommet, une nouvelle liste de candidats et, surtout, le fait même de la présidence russe des BRICS les a sérieusement éloignés de leur objectif originel de développement et les a rapprochés du programme russe de confrontation mondiale. 

La guerre déclenchée par la Russie contre l'Ukraine modifie non seulement les relations internationales, mais aussi la nature des organisations dont la Russie est l'un des fondateurs. Cela s'applique avant tout aux BRICS. 

La Russie tente de présenter les BRICS comme un nouveau mouvement des non-alignés. En réalité, après l'invasion russe de l'Ukraine, l'organisation, dont la Russie est le fondateur et pour laquelle elle se charge d’inviter de nouveaux membres, se transforme en quelque chose comme un groupe d'alliés de Moscou en opposition à l'Occident. Prenant prétexte de discussions sur l'avenir d’un nouveau mouvement des non-alignés, la Russie cherche à imposer une identité anti-occidentale aux BRICS. Cela ne passe pas inaperçu pour certains membres actuels et potentiels des BRICS. 

Le fait que le dernier élargissement officiel des BRICS ait eu lieu après le début de l'agression russe contre l'Ukraine renforce la confiance en soi de la Russie. Moscou est ravie d'interpréter cet élargissement comme un acte de soutien à ses propres actions de la part du Sud global. L'élargissement précédent lui-même et les nouveaux élargissements potentiels brouillent le caractère élitiste et la clarté des critères d'adhésion au club, mais ce qui importe le plus à la Russie aujourd'hui, c'est le nombre des nouvelles adhésions et les changements de perspective qu’elles induisent.  

Après l'élargissement de 2023, deux tendances sont apparues : les BRICS sont devenus plus autoritaires, c'est-à-dire que la proportion d'États non démocratiques parmi leurs membres a augmenté, et les BRICS sont devenus plus conservateurs, car les sociétés et les législations des nouveaux États membres sont beaucoup plus traditionalistes et antilibérales, et leurs populations plus anti-occidentales. 

Du développement à l'anti-occidentalisme 

Il peut sembler que la Russie soit condamnée à faire partie des BRICS dans l'ombre des deux géants que sont la Chine et l'Inde, et surtout dans celle la première. Mais en réalité, c'est presque le contraire qui se produit, et la Russie est en train de jouer un rôle de premier plan dans le club. La Chine et l'Inde sont certainement les plus grandes puissances d'Asie, mais ce sont aussi des rivaux régionaux. Au sein des BRICS, la Russie joue le rôle de réconciliateur et de modérateur. Lors du sommet de Kazan, Moscou s’est ouvertement complu dans son rôle de médiateur, exhortant la Chine et l'Inde à renoncer à leurs différends au profit d'objectifs mondiaux communs. 

Parmi les invités des BRICS figurent d'autres paires régionales rivales où la Russie pourrait jouer un rôle de médiateur et de conciliateur : l'Iran et l'Arabie saoudite, l'Égypte et l'Éthiopie, le Brésil et l'Argentine. Il est vrai qu’un des membres du dernier couple s’est défilé au dernier moment. 

Lors de sa création en 2006, les BRIC, alors sans l'Afrique du Sud, prétendaient être une organisation regroupant les quatre plus grandes économies non occidentales, et les critères d'adhésion étaient plutôt économiques. On les désignait aussi comme le club des quatre économies à la croissance la plus rapide et des quatre plus grands marchés émergents, par opposition à un Occident marqué par une croissance en net ralentissement. 

En Russie on aime jusqu’à aujourd’hui citer des données sur la façon dont l'économie globale des BRICS a progressivement rattrapé et finalement dépassé l'ensemble des économies occidentales. Toutefois, cela s'est fait grâce à l'Inde et à la Chine, alors que les économies de la Russie et, partiellement, du Brésil, ont plutôt brillé par la médiocrité de leurs résultats. 

Néanmoins, la composition initiale du club était intuitivement claire : quatre pays non occidentaux situés sur différents continents, les plus importants en termes de population, de territoire et de taille des économies. Dans le même temps, la Russie dépassait les trois autres pays en termes de PIB par habitant et était le seul membre du club occidental le plus important, le G8. Ainsi, au moment de l'émergence des BRIC, la Russie s'est présentée, comme cela a souvent été le cas dans son histoire, comme un pont entre l'Occident et ce que l'on a appelé plus tard le Sud global. 

L'absence criante du continent africain a été réparée en 2011 lors du troisième sommet des BRIC à Sanya, en Chine. C’est l'Afrique du Sud, bien qu’elle ne soit ni le pays le plus peuplé ni la plus grande économie du continent, qui a été invitée à rejoindre le club. Mais c’est un pays qu’on continuait à considérer comme le plus développé d'Afrique et qui incarnait une réussite récente dans la lutte pacifique pour l'égalité raciale et la démocratie. À l'époque, à l'exception de la Chine, les BRICS ressemblaient davantage à un groupe de jeunes démocraties de marché non occidentales ou à des pays en voie de transition démocratique. 

Le nouvel élargissement, qui a eu lieu après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, n'a même pas tenu compte de critères intuitivement évidents tels que la taille de l'économie, la population, la rapidité de la croissance économique ou, comme dans le cas de l'Afrique du Sud, une histoire unique de réconciliation sociale. On ne comprend pas très bien pourquoi, outre l'Afrique du Sud, l'Égypte et l'Éthiopie ont été invitées à représenter le continent plutôt que le pays le plus peuplé d'Afrique, le Nigeria, dont l'économie est gigantesque ; pourquoi pour représenter l'Amérique latine a été invitée l'Argentine plutôt que le Mexique ; pourquoi pour représenter l'Asie ont été invités les Émirats Arabes Unis plutôt que l'Indonésie. Juste parce que les Émirats Arabes Unis fournissent des services économiques plus précieux à la Russie sanctionnée ? 

Perdant son caractère exclusif en raison de sa composition floue, les BRICS ont commencé à se transformer : le club de grandes économies émergentes s’est converti en un regroupement d'États non occidentaux qui ont été sélectionnés en tant qu'amis d'anciens membres et amenés par les efforts de lobbying de ces derniers. Et en ce sens c'est la Russie qui a fait le plus preuve d’initiative pour inviter de nouveaux pays. 

Parmi des critères aussi vagues, le principal pour être invité est devenu la non-occidentalité, voire l'anti-occidentalité. Comme il s'agit d'un club de pays non occidentaux, plus on est éloigné de l'Occident, plus la logique de présence est évidente. Dans un tel processus de sélection, les différences de valeurs et d'institutions par rapport à l'Occident sont devenues une aide significative sur le chemin de l'organisation. 

Du développement au conservatisme 

Si nous examinons la précédente vague d'expansion des BRICS, qui a eu lieu après l'invasion russe de l'Ukraine, nous pouvons constater que l'organisation a changé de caractère de manière significative. Elle est devenue plus autoritaire et plus conservatrice. 

Dans sa version originale, les BRICS étaient une alliance de plusieurs pays en phase de croissance économique et de transformation démocratique avec la Chine autoritaire, dont le système à l'époque n'était pas personnalisé et se caractérisait par un haut degré d'institutionnalisation et un mécanisme spécifique de succession au pouvoir. L'Inde était officiellement fière du titre de démocratie la plus peuplée du monde, le Brésil avait la même réputation pour l'Amérique latine, l'Afrique du Sud avait celle de la démocratie la plus stable d'Afrique. Dans le même temps, le Brésil, l'Afrique du Sud et même la Russie figuraient parmi les exemples de réussite de la rupture avec la dictature, qui s'est produite dans ces trois pays au tournant des années 1980-1990. 

Depuis que l'Iran, l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Éthiopie ont rejoint les BRICS lors du sommet africain de 2023 et, plus récemment, l'Arabie saoudite, l'organisation est numériquement dominée par des États autoritaires. Dans le même temps, certains des anciens membres, la Chine et la Russie, ont eux-mêmes évolué vers des dictatures personnelles. 

Il en va de même pour les soi-disant valeurs religieuses traditionnelles autour desquelles la Russie construit un front international pour lutter contre l'Occident. En septembre 2024, Moscou a approuvé une liste de 47 pays qui mènent « des politiques qui imposent des attitudes idéologiques néolibérales destructrices qui contredisent les valeurs spirituelles et morales traditionnelles de la Russie ». Cette liste est presque identique à celle des États inamicaux. 

Cependant, en ce qui concerne la principale valeur traditionnelle russe - la lutte contre les LGBT(C+) et le mariage homosexuel - deux des fondateurs des BRICS sont des propagateurs typiques d'« attitudes contraires aux valeurs traditionnelles russes ». 

L'Afrique du Sud a été le cinquième pays au monde à légaliser le mariage homosexuel en 2006, avant la plupart des pays occidentaux. Le Brésil a suivi en 2013, et les relations LGBT y ont été dépénalisées à la suite de la France révolutionnaire dès 1830. L'Inde, le plus traditionaliste de tous les membres fondateurs des BRICS, a dépénalisé les relations homosexuelles en 2018 sous la direction de l'actuel Premier ministre Modi. 

La Chine, qui reste officiellement un État marxiste athée, continue à manifester une indifférence coupable à la question, bien qu'une campagne de défense des valeurs socialistes lancée sous Xi ait fait ressurgir les critiques portant sur l'apparence provocante et les plaidoyers en faveur de la famille socialiste. 

D'importantes parties du Sud global, comme l'Asie du Sud-Est et l'Amérique latine, partagent une approche occidentale plutôt que russe sur les questions de la vie privée. Néanmoins, l'inclusion de l'Iran, des Émirats arabes unis, de l'Égypte et de l'Éthiopie dans les BRICS en 2023 a rendu l'organisation beaucoup plus traditionaliste et antilibérale dans sa composition. La poursuite de l'expansion avec les États qui ont manifesté leur intérêt pour l'adhésion ne fera que renforcer cette tendance. 

Un élargissement risqué 

L'expansion comporte également des risques pour la Russie, qui semble avoir le plus grand intérêt à accroître le poids mondial des BRICS en tant qu'organisation anti-occidentale. Le danger pour Moscou ne réside pas seulement dans le brouillage des critères et la perte de caractère élitiste du club et, par conséquent, de sa désirabilité pour ceux qui restent à l'extérieur. L'expansion est également liée à la perte de maîtrise, ou plutôt à la perte de la capacité de la Russie à définir l'agenda anti-occidental et anti-libéral de l'organisation. 

L'Amérique latine, par exemple, est dangereuse non seulement en raison de ses valeurs libérales, mais aussi de la structure démocratique de la plupart des États. En août 2023, l'Argentine a accepté une invitation à rejoindre les BRICS, mais en décembre, son nouveau président, Javier Millay, a envoyé une lettre aux autres membres de l'organisation pour rejeter sa participation au club en raison de son orientation anti-occidentale et anti-américaine, qui contredit les intérêts nationaux du pays. À cet égard, l'absence du Mexique démocratique ou de l'Indonésie, la deuxième plus grande démocratie d'Asie, parmi les pays des BRICS et les candidats les plus proches de l'adhésion est caractéristique. 

L'orientation anti-occidentale que la Russie tente d’imposer à l’organisation devient un obstacle pas seulement pour les démocraties. Moscou souligne la nature représentative du sommet de Kazan - le nombre maximum de participants et d'invités dans l'histoire des BRICS. Elle souligne également que le dirigeant « presque occidental » Erdogan, à la tête d'un pays de l'OTAN et encore candidat à l'UE, et le secrétaire général de l'ONU António Guterres sont venus au sommet, ce dernier jouant littéralement le rôle d'un général de mariage (allusion à la tradition russe d’inviter aux mariages des généraux à la retraite pour augmenter le statut social de la famille) - sans plan ni mandat ou programme de maintien de la paix précis. 

Ces deux éléments, ainsi que le fait même que le sommet de Kazan ait rassemblé un nombre record de participants et d'invités des BRICS, constituent un succès incontestable pour la diplomatie de la Russie en guerre. Moscou depuis longtemps ne semble pas isolée malgré la guerre qu'elle a déclenchée, et le sommet de Kazan l'a confirmé une fois de plus. 

Toutefois, d'importantes lacunes sont également perceptibles. Bien que médicalement justifiée, l'absence personnelle du président brésilien Lula da Silva a été remarquée. Malgré les pressions et des menaces mal dissimulées, le président serbe Aleksandar Vučić a pour ainsi dire “voté avec ses pieds” en faveur de l'orientation européenne de son pays en ne se rendant pas au sommet. 

Face à la longue liste de ceux qui souhaitent rejoindre les BRICS, la déclaration du président Tokayev sur l’absence d'intérêt que représente l'adhésion pour son pays a fait grand bruit : le Kazakhstan est déjà suffisamment intégré dans les structures impliquant la Russie et la Chine et n'y gagnerait rien de nouveau. Alors que les BRICS, surtout lors du sommet de Kazan, ressemblaient de plus en plus à un groupe de soutien à la Russie, la position du Kazakhstan rappelait en effet les meilleurs jours du mouvement des non-alignés. 

Une autre lacune notable a été l'absence du dirigeant de l'Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed Ben Salman, au sommet de Kazan. Le statut même de l'Arabie saoudite au sein de l'organisation n'est pas non plus très clair. Le royaume a reçu une invitation officielle à rejoindre les BRICS en même temps que l'Argentine, et contrairement à cette dernière, le pouvoir n'y a pas changé. Selon la version du ministère russe des affaires étrangères, confirmée par le vice-ministre Sergei Ryabkov, l'Arabie saoudite est un membre incontesté des BRICS, et l'invitation au sommet a été remise personnellement au prince héritier par le ministre Lavrov, et il n'y a pas eu de refus. 

Toutefois, selon des sources saoudiennes, le pays a participé à tous les événements des BRICS en tant qu'invité, et non en tant que participant à part entière ayant confirmé son adhésion. Ben Salman n'est pas venu à Kazan et ne s'est même pas exprimé par liaison vidéo. Le ministre saoudien des affaires étrangères, contrairement au ministre brésilien des affaires étrangères, n'a pas participé à la réunion des BRICS dans un format restreint, où seuls les membres à part entière étaient présents, et n'a pas signé la déclaration commune de Kazan. 

La raison pourrait en être le refus de partager la dérive anti-occidentale de l'organisation, refus motivé par une pression symétrique de la diplomatie occidentale, les contradictions entre la Russie et l'Arabie saoudite sur le marché du pétrole, et le fait que le rival régional des Saoudiens, l'Iran, qui a volontiers accepté d'être membre à part entière des BRICS, est devenu si proche de Moscou que les Saoudiens auraient littéralement l'impression de tenir la chandelle dans le contexte de cette nouvelle amitié. 

Objectifs et aspirations 

Tout cela ne signifie pas qu'en dehors de la propagande et des gestes anti-occidentaux, les BRICS n'ont aucune substance réelle. Au début, l'interaction économique était loin derrière l'interaction politique. Mais les membres des BRICS sont réellement intéressés par les règlements en monnaie nationale.  Après tout, de tels règlements avec la même Russie aident les autres pays à économiser des devises fortes et la Chine à promouvoir sa monnaie de réserve. 

L'intérêt pour des alternatives à SWIFT et, en général, pour la décentralisation et la diversification du système financier mondial est également bien réel. Une bourse des céréales pourrait aider les pays du Sud à compenser, sinon les fluctuations mondiales, du moins le chaos que la Russie a provoqué en interrompant les livraisons de céréales ukrainiennes. 

Mais on ne peut pas dire que les participants au sommet se sont contentés de répéter le discours russe. Certes Moscou a réussi à ajouter à la déclaration finale une condamnation des sanctions dans deux paragraphes différents et une condamnation de la « réhabilitation du nazisme ». Il est vrai que cette dernière est séparée par une virgule de la discrimination raciale, qui intéresse davantage les pays non européens. 

Mais en ce qui concerne l'Ukraine, la Russie n'a pas reçu de soutien dans les documents, ne serait-ce sous la forme d'une déclaration générale indiquant que l'Occident et l'OTAN étaient également à blâmer, même si de telles paroles ont été entendues pendant les négociations. Le Brésil a bloqué l'admission du Venezuela qui espérait vivement adhérer aux BRICS pendant la présidence russe. Et il a justifié ce refus par un argument qui ne pouvait que fortement déplaire au Kremlin : les violations des procédures électorales démocratiques. 

Néanmoins, le fait que la Russie en guerre organise un tel sommet et accueille sur son territoire des réunions ministérielles de haut niveau au cours desquelles les dirigeants du Sud doivent écouter la rhétorique agressive de Poutine ne peut que transformer les BRICS, au moins partiellement, en un club anti-occidental. La dérive autoritaire et conservatrice provoquée par l'élargissement qui a eu lieu après le dernier sommet, la liste des candidats potentiels et, plus important encore, le fait même de la présidence russe ont éloigné les BRICS de leur agenda de développement et les ont rapprochés du programme russe de confrontation mondiale. 

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