— On entend de plus en plus dire, à propos de la politique actuelle de la Russie que la guerre pour Poutine est devenue un processus sans fin et il l’a d’une certaine manière confirmé une fois de plus dans son discours devant l’Assemblée fédérale : il n’y a pas dit un mot de ce en quoi pouvait consister la victoire de la Russie et qu’est-ce qui devrait s’en suivre. Qu’en pensez-vous : le plan de Poutine se résume-t-il vraiment à une guerre sans fin ?
— Oui, je le crois, cette guerre est sans fin. Elle ne possède aucun objectif, qui une fois réalisé, permettrait d’y mettre un terme. Elle se poursuit seulement parce que dans l’esprit de Poutine nous sommes entourés d’ennemis, qu’ils veulent notre mort et que nous voulons la leur. Pour lui il s’agit d’une confrontation existentielle avec un ennemi qui a décidé de le détruire. Il ne faut se faire aucune illusion, tant que Poutine sera au Kremlin, la guerre continuera. Elle ne fera que s’intensifier. Les effectifs de l’armée russe ne font qu’augmenter, l’économie se réoriente vers la production de canons, le système d’éducation se transforme en instrument de propagande et en entraînement militaire. On prépare le pays à une guerre longue et difficile.
—Il est donc évidemment impossible pour Poutine de la gagner ?
—Absolument impossible. Personne ne se fixe un tel objectif, personne ne propose une définition de ce que pourrait être la victoire.
— Cela signifie qu’on peut considérer que son véritable but est de permettre à Vladimir Poutine de conserver le pouvoir ?
—C’est à peu près la même chose. Il pense son règne comme une guerre permanente. Poutine et ceux qui l’entourent nous répètent depuis longtemps que nous sommes en guerre. Certains ont préféré faire semblant de ne pas entendre, mais ces gens-là pensent sérieusement qu’ils participent depuis longtemps à une véritable guerre. Simplement cette guerre vient d’entrer dans une phase agressive dont visiblement on ne sortira plus. Pour ceux qui partagent cette vision du monde, la guerre est par principe une chose normale. Cessez de penser que la paix est un état de chose naturel, et vous commencerez à voir la situation comme ils la voient. Comme l’a déclaré le gouverneur du district autonome des Khantis-Mansis, Natalia Komarova, « la guerre est notre meilleure amie ».
— Le 22 février 2022, deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, le site Open Democracy a publié un article dans lequel vous décriviez la guerre à venir et le mépris de Poutine pour les sanctions par lesquelles les pays occidentaux avaient l’intention de répondre à cette guerre. Dans la deuxième partie de cet article vous déclariez que cette guerre avec l’Ukraine « serait une des guerres les plus absurdes de notre histoire ». Pensez-vous qu’après une année de guerre la société russe ait commencé à en prendre conscience ?
Non, à mon avis, elle n’a pas commencé. Beaucoup de personnes l’ont clairement compris dès le début mais cette catégorie augmente à peine. En Russie aujourd’hui domine une très forte émotion, et c’est l’une des rares occasions où Vladimir Poutine entre en résonance avec une part significative de la société. Toute la société, loin de là, ne partage pas ses théories délirantes, mais sur un point il entre avec elle en résonance, et même, c’est lui qui provoque cette émotion. Cette émotion repose sur un sentiment d’offense, un sentiment monstrueux et infini d’offense. Et rien ne peut calmer ce sentiment. Il ne permet pas de penser l’instauration de relations constructives avec les autres pays.
Vous savez, cela fait penser à un gamin qui se sentirait profondément offensé et qui s’en prend à tous ceux qui l’entourent. Sa volonté de nuire grandit de plus en plus et à partir d’un certain moment il commence à gâcher la vie des autres, et la sienne du même coup. Mais l’enfant est incapable d’en prendre conscience et de comprendre qu’il lui faut d’une manière ou d’une autre renouer les relations avec les autres. En Russie il y a une excellente expression qui dit que c’est à ceux qui sont vexés qu’on fait porter de l’eau. Il faudra un jour que nous comprenions que ce sentiment d’offense travaille contre nous, qu’à cause de lui nous nous nuisons à nous-mêmes. Mais pour l’instant il y en a trop parmi nous qui ont besoin de se sentir offensés.
— Par qui se sentent offensés Poutine et la société russe ? Par le monde entier ? Par l’Occident ? Par les Etats-Unis ?
Par l’ordre du monde en général, qui leur semble injuste, et par conséquent par ceux qui ont pris la responsabilité de se mettre à la tête de cet ordre mondial, les Etats-Unis d’Amérique. C’est un reproche qui s’adresse au monde entier, et jusqu’à l’existence humaine, simplement parce qu’elle est mal faite.
Je me souviens encore des propos que Poutine a tenu à l’été 2021. Il a alors déclaré, sans que rien ne l’y ait provoqué, que dans la vie il n’y pas de place pour le bonheur. C’est une déclaration très forte pour un dirigeant politique dont on attendrait plutôt qu’il rende la vie des gens meilleure, qu’il propose des idéaux, des perspectives. Et le voilà qui dit : « dans la vie il n’y a pas de bonheur. Le monde est un endroit mauvais, plein de souffrances, impossible à corriger et où le seul moyen de survivre, c’est de lutter sans cesse, de se battre, et s’il faut, de tuer ».
Ce sentiment d’offense à l’égard du monde entier est profondément enraciné en Russie, et il se projette sur ce qui semble responsable de ce monde, les USA. Les USA se sont à un moment donné chargés de la responsabilité du monde, et cela n’a pas été un grand succès. Et nous voyons que le ressentiment dont je suis en train de parler n’existe pas, loin de là, qu’en Russie (où il prend bien sûr des formes terrifiantes et catastrophiques). Une part significative du monde a des reproches tout à fait fondés à adresser à l’ordre mondial actuel, et aux USA, qui en assument la responsabilité, qui y occupent une place hégémonique et en tirent de nombreux avantages.
Nous voyons que les parties du monde qui éprouvent ce même ressentiment sont justement plus enclines à considérer Vladimir Poutine avec beaucoup de compréhension. C’est ce Sud global qui a souffert du fort creusement des inégalités au cours des dernières décennies et qui en partie a souffert aussi, au moins symboliquement, des folles aventures géopolitiques dans lesquelles se sont lancés les USA. Cela concerne aussi ces parties du Nord global qui se sentent aussi offensées et victimes. Presque partout où on observe ce ressentiment on rencontre une plus grande compréhension à l’égard de la conduite de Vladimir Poutine. Je ne dirais pas que cette compréhension va jusqu’au soutien, parce que Poutine ne propose rien d’autre. Il reproduit les mêmes erreurs que les USA, mais sous des formes bien plus terrifiantes. Un de mes collègues a formulé avec beaucoup d’esprit le principe sur lequel repose la politique étrangère russe : « s’ils n’ont pas le droit, alors nous aussi nous pouvons ». C’est difficile de ne pas reprendre la formule quand on voit que Poutine veut réaliser exactement ce pour quoi il critique les USA. C’est pourquoi il est difficile de le soutenir de la part des autres pays, même si beaucoup souhaitent partager son sentiment d’avoir été offensé.
— Ce ressentiment s’est-il enraciné dans la société russe avant Poutine, c’est-à-dire dans les années 90. Ou bien s’est-il développé sous Poutine ?
Dans toute société existent toutes sortes d’émotions. La tâche de l’homme politique est de comprendre sur lesquelles il va s’appuyer. Bien sûr il existait quelques raisons d’éprouver ce sentiment d’offense. Elles sont liées à ce rôle de donneur de leçon qu’ont pris les USA et aussi parfois l’Europe de l’Ouest. D’un point de vue idéologique cela a pris la forme de la théorie de la modernisation qui dit qu’il y a des pays développés et des pays en voie de développement, et que les développés doivent donner des leçons a ceux qui sont en voie de développement, certes avec bienveillance et en leur apportant de l’aide : « les gars, voilà comme il faut que vous vous réformiez ».
En vérité personne n’aime qu’on lui fasse la leçon. Et encore moins un grand pays qui possède lui-même un passé impérial. En réalité la situation qui s’est mise en place dans les années 90 était encore beaucoup plus compliquée. Il faut comprendre que la Russie, après la chute de l’URSS, a été invitée dans toute une série de clubs internationaux, elle avait de l’influence sur la résolution de problèmes globaux cruciaux. Rappelons-nous le demi-tour de Primakov au-dessus de l’Océan, le déploiement de nos soldats dans la zone de conflit en Yougoslavie décidé par Eltsine. En un mot, on écoutait la Russie. Ce sont là les ressources diplomatiques qu’on pouvait et qu’il fallait développer. Mais d’un autre côté il y avait ce ton moralisateur et paternaliste utilisé avec la Russie. Il était le résultat d’une profonde erreur idéologique : dans les conditions de l’effondrement du projet socialiste il apparut à beaucoup qu’il n’existait qu’un seul chemin, la fameuse « fin de l’histoire ». Et donc oui, il existait des conditions pour faire naître ce ressentiment, mais il en existait également d’autres, pour faire naître d’autres émotions.
De plus la description et l’expérience de l’effondrement de l’Union Soviétique ne conduisaient pas du tout nécessairement par eux-mêmes à y voir une épouvantable défaite parce qu’il existait beaucoup d’autres récits concurrents. L’un d’entre eux aurait pu être qu’il s’agissait d’une révolution populaire, d’un épisode glorieux de l’histoire russe et de l’histoire d’autres peuples parce qu’ils avaient pu avoir raison d’un régime tyrannique. Ce récit ne conduisait bien sûr pas au sentiment d’avoir été offensé.
Mais Poutine a choisi de se sentir offensé. Pour une part, vraisemblablement, en raison de ses traits de caractère personnels. D’ailleurs l’accès à cette place d’un homme avec cette sorte de sentiment inné d’être perpétuellement offensé ne relève pas du hasard. Et ensuite Poutine a commencé à cultiver ce sentiment. Et ce sentiment est terriblement contagieux. C’est une émotion confortable : on se sent d’un côté toujours dans son droit, et de l’autre, injustement humilié.
—Vous avez plus d’une fois dit qu’à votre avis Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Qu’aviez-vous exactement à l’esprit : la Moldavie, les Pays baltes ou une guerre autodestructrice contre les USA ?
— Par principe une telle représentation du monde ignore les frontières. La formule est presque devenue officielle, la Russie ne se termine nulle part. C’est la définition standard de l’empire, parce qu’un empire ne reconnaît aucune frontière.
Les frontières apparaissent en Europe en 1648 avec la mise en place du système Westphalien qui aura pour conséquence de faire disparaître progressivement les empires. Apparaît l’idée qu’il existe des frontières entre les pays : « ici c’est chez nous et à partir de là c’est chez vous ». L’empire ne reconnaît pas cette idée : « chez nous c’est là jusqu’où nous sommes allés, chez vous c’est là où nous ne sommes pas encore arrivés. Quand nous y arriverons, ce ne sera plus chez vous, ce sera chez nous ». Cette logique par principe ne reconnaît aucune frontière, et ce n’est pas un hasard si nous n’entendons jamais des dirigeants russes reconnaître la légitimité des frontières de quelque Etat que ce soit. Le maximum que nous puissions entendre, c’est l’expression du sentiment circonstanciel qu’il existe un certain Occident et que c’est quelque chose qui nous est probablement étranger et hostile. Ce n’est pas que nous renoncions complètement à nous l’approprier mais c’est une zone qu’il serait très difficile d’occuper. L’Occident est jusqu’à maintenant compris selon les catégories héritées de l’Union Soviétique.
Il suffit de rappeler l’ultimatum adressé par Poutine aux USA et à l’OTAN en 2022 à la veille de la guerre : il y est presque sérieusement affirmé, noir sur blanc, que toute l’Europe orientale appartient à la sphère d’influence personnelle de Vladimir Poutine. Comment cela devra être réalisé, avec ou sans perte de souveraineté formelle, cela n’a aucune importance. De plus cette zone inclut, sans aucun doute, l’Allemagne de l’Est, tout simplement parce que Vladimir Poutine y est attaché par quelques souvenirs personnels. J’ai du mal à croire qu’il ne pense pas que ces territoires lui appartiennent réellement. Poutine a définitivement l’intention de restaurer la zone du Pacte de Varsovie, et pour le reste on verra plus tard.
On m’objecte souvent : « C’est du délire, cela ne peut pas être ! C’est irrationnel, c’est de la folie, il n’y a aucune possibilité que cela arrive ! » Je rappelle cependant qu’il y a encore peu de temps tout le monde disait la même chose à propos de l’Ukraine. On disait aussi la même chose à propos de la Moldavie, et nous entendons aujourd’hui que les dirigeants moldaves, tout comme les dirigeants ukrainiens et américains, prennent tout à fait au sérieux l’idée de très graves menaces pesant sur la Moldavie. Nous avons déjà vu que la Moldavie figurait sur les plans de l’opération en cours, simplement elle reste pour l’instant hors de portée.
Il faut bien distinguer deux choses : d’une part votre estimation de la probabilité que la décision prise par l’individu x soit couronnée de succès, et d’autre part votre estimation de la probabilité qu’il prendra effectivement cette décision. Vous pouvez à juste titre estimer que son action est vouée à l’échec, mais il ne s’ensuit pas pour autant qu’il n’entreprendra pas cette action. Et pas du tout parce qu’il est irrationnel, mais parce qu’il pense, par exemple, qu’il n’a pas le choix.
La stratégie russe peut se résumer ainsi : on grignote un morceau de territoire, ensuite l’annexion de ce morceau est reconnue légitime, l’étape suivante étant de s’appuyer sur la reconnaissance de cette légitimité pour s’emparer d’un nouveau morceau.
On commence par grignoter, disons, l’Est de l’Ukraine, puis on obtient une trêve. Cela permet de consolider les gains territoriaux et de reprendre des forces : les grandes entreprises internationales y trouvent un bon prétexte pour revenir en Russie (qu’elles sont peu nombreuses à avoir quittée en réalité), alors qu’aucune d’entre elles ne prendra le risque de revenir en Ukraine dans ces circonstances. Et cela crée des conditions favorables pour de nouvelles avancées de la Russie en Ukraine.
Et très vite commenceront à s’élever des voix en Europe qui diront : « Finalement, c’était leurs terres, ils se sont mis d’accord, tout est bien qui finit bien ». Mais attention, si ce sont « leurs » terres parce qu’on y parle russe, que faire avec l’Est de l’Estonie ? On me répondra que l’Estonie c’est l’OTAN. Mais est-ce que l’OTAN va entrer en guerre pour défendre l’Estonie ? Poutine est persuadé que s’il choisit bien son moment pour mettre à l’épreuve l’article 5 du Traité de l’Atlantique-Nord, l’OTAN va se désagréger. Pour une raison très simple : « Ils savent qu’ils nous ont pris quelque chose qui ne leur appartenait pas et dès que la menace deviendra un peu sérieuse ils se dégonfleront et ne se battront pas pour défendre ce qu’ils savent ne pas leur appartenir ».
Si on ne trouve personne en Europe de l’Ouest désireux de “mourir pour Dantzig” (je rappelle que dans un tel scénario des traités légitimant le rattachement de territoires ukrainiens à la Russie auraient déjà été signés), il resterait bien sûr les USA. Mais à ce moment-là un nouveau président y aura peut-être été élu et il se sentira peut-être moins concerné par le sort de l’Europe orientale.
Soyons bien clairs : je ne prétends pas que ce que je suis en train de raconter soit un plan génial. Il décrit la stratégie de Poutine, mais Poutine n’est pas le maître du monde : il n’obtiendra que ce que l’on voudra bien lui laisser obtenir. Cependant il ne faut pas croire ce scénario invraisemblable. Il ne contient pas de présupposés insensés. Mon propos est tout à fait réaliste.
— Il est facile se représenter que Poutine et sa bande aient partagés de telles idées, disons, le 24 février 2022, mais un an est passé, l’Occident ne s’est pas divisé, au contraire, il apporte une aide significative à l’Ukraine. Pensez-vous que les événements de cette année, y compris les résultats de la campagne militaire russe, aient pu avoir une influence sur les conceptions que vous venez de décrire ?
— C’est possible et c’est presque certain. Je suppose que Poutine s’est définitivement persuadé qu’il a tout fait comme il fallait. Même si au début il pouvait avoir encore quelques doutes à ce sujet, il a compris maintenant qu’ils n’étaient pas fondés. Tous les événements de cette année lui ont montré que si l’Occident tient si fort à L’Ukraine, c’est la preuve évidente qu’il s’agit d’une région essentielle et que c’est précisément à partir d’elle qu’on se préparait à l’attaquer lui, Poutine. Par ailleurs, à ses yeux, il est bien que les problèmes de l’armée aient été mis au jour avant la grande guerre que les dirigeants russes estiment inévitable. Dans leur logique il aurait été bien pire d’aborder cette grande guerre à venir avec une armée dans un tel état. Ainsi tout ce qui s’est passé renforce Poutine dans ses convictions.
Il existe un lieu commun selon lequel « Poutine se serait trompé ». Cessons enfin de le sous-estimer. Bien sûr nous avons vu qu’il y avait un plan de type blitzkrieg sur Kiev et qu’il a complètement échoué. Mais d’où sortez-vous l’idée que c’était le seul plan ?
Ils ont préparé cette guerre durant de longues années. Il serait étrange qu’ils n’aient prévu qu’un seul plan. C’est impossible de la part de dirigeants qui ne s’intéressaient à rien d’autres qu’aux préparatifs de cette guerre. Voilà ce qu’ils doivent se dire : « Certes, tout ne se déroule selon le meilleur scénario, mais ce n’est pas grave, nous allons poursuivre notre effort. Nous sommes prêts à faire couler autant de sang qu’il faudra, et eux pas. Ces terres sont à nous, ils finiront bien par comprendre que ce ne sont pas les leurs, et ils cesseront d’y sacrifier des ressources auxquelles ils tiennent tant ». Je ne dis pas que ça va marcher et que cette tactique conduit à la victoire. Et même je pense que la logique de Poutine le condamne à la défaite, qu’inconsciemment il souhaite perdre. La question est de savoir combien de vies vont être perdues avant que cela n’arrive. Mais si nous voulons anticiper la situation nous devons comprendre selon quelle logique agissent ceux qui sont au pouvoir en Russie.
— Est-ce que quelque chose, d’après vous, pourrait obliger Poutine à changer sa manière de voir le monde ?
— Non, rien.
— Et comment se sont transformés pendant cette année les regards que l’Occident porte sur Poutine et sur la Russie ? Pensez-vous qu’on y a pris conscience des menaces qui avaient été visiblement sous-estimées en 2022 ?
— Pour l’instant on reconnaît que les représentations dominantes sur la Russie étaient profondément erronées. Cependant ce qui pourrait sortir de cette reconnaissance n’est pas encore très clair. Il faut bien comprendre que personne ne s’était préparé à ce qui est arrivé et c’est pourquoi jusqu’à maintenant l’Occident réagit plutôt qu'il n'agit.
On peut remarquer une sorte de « parti du 23 février » : ce sont tous ceux qui condamnent l’agression mais qui en même temps aimeraient bien que tout se termine rapidement et que les affaires reprennent comme avant. Il s’agit avant tout du grand capital mondialisé qui ne comprend pas pourquoi il devrait perdre de l’argent au nom d’on ne sait quelle Ukraine. Une part significative du monde des affaires européen et occidental ne cache pas que ce serait le meilleur des scénarios et attend avec impatience quand l’Ukraine acceptera enfin de céder une partie de son territoire.
Cela peut prendre la forme de pressions directes sur l’Ukraine (on observe de telles initiatives en Allemagne, bien qu’elles ne soient pas les plus nombreuses) ou d’une simple attente que l’énergie de la résistance ukrainienne s’épuise. Les appels à négocier n’ont pour l’instant aucune perspective parce que Poutine est certain qu’il va gagner la guerre et n’a l’intention de discuter avec personne. Cependant quand il décidera que le temps est venu de fixer ses gains territoriaux, la situation changera du tout au tout. Il connaît l’existence de cet état d’esprit et comprend qu’il pourra toujours l’utiliser si le besoin s’en fait sentir.
Beaucoup de responsables politiques sont dans un autre état d’esprit et comprennent à quel point un tel scénario est dangereux. Cependant pour proposer une alternative il faut avoir une vision de l’avenir, et elle ne doit pas concerner seulement l’Ukraine, mais encore la Russie et le continent tout entier. Et là les difficultés commencent. La partie de l’Europe la plus engagée dans la guerre soutient que la Russie ne peut pas avoir d’autre avenir, que c’est un pays « génétiquement raté » voué éternellement à représenter un danger pour ses voisins. Après Poutine, ce sera toujours Poutine, et ceux qui pensent ainsi sont d’accord avec Volodine, le président de la Douma, qui a déclaré que la Russie ne peut exister sans Poutine. Bien sûr les images des atrocités commises par l’armée russe ne peuvent que conforter ce genre d’idées.
Mais que s’ensuit-il ? On pourrait bien sûr construire un mur tout autour de la Russie et y placer des mitrailleuses. Il va de soi que cela réduirait à néant toute possibilité de sécurité collective dans la région, avec pour résultat soit une résurgence du revanchisme, soit une interminable guerre civile, sans qu’on sache ce qui est le pire pour tous.
Les gens raisonnables comme Emmanuel Macron comprennent qu’on ne pourra construire cette sécurité collective sans tenir compte des intérêts de la Russie. Cependant, comme Macron est dans le même temps aussi convaincu qu’en Russie il y aura toujours Poutine, il en arrive à la condition logique mais privée de toute perspective qu’il est indispensable de négocier avec Poutine. De fait si personne n’a vraiment l’intention d’effacer la Russie de la surface de la Terre et si on place le signe égal entre la Russie et Poutine, alors il faudra bien lui faire des concessions. Les enragés qui essaient de convaincre tout le monde que la Russie est condamnée éternellement à vivre sous Poutine vont se retrouver de façon prévisible avec des responsables politiques prêts à négocier avec Poutine alors que tous leurs efforts visiblement visaient le résultat exactement inverse.
Il sera impossible de dénouer ce nœud tant que ne sera pas résolu le problème de savoir qui doit représenter les intérêts de la Russie. Comme n’importe quel autre Etat la Russie a droit à des garanties concernant sa sécurité, tout autre point de vue ne peut que produire de l’instabilité. Mais bien sûr il est complètement vain de parler de ce thème avec Poutine. Et donc pour élaborer une stratégie il faut intégrer le paramètre d’une Russie sans Poutine, d’une Russie avec laquelle il est possible de négocier, comme le dit Vladimir Zelensky avec beaucoup de bon sens. Cela créerait par ailleurs les conditions pour que les élites russes paralysées par la peur se mettent enfin à agir. Il faut avant tout qu’elles arrivent à s’imaginer que leur sort ne repose pas sur un seul homme, que la Russie peut continuer à exister tant bien que mal sans Poutine.
Tant que la Russie et ses dirigeants actuels s’identifient l’un à l’autre (ou plutôt pas les dirigeants, mais un seul homme, qui a placé son propre Conseil de Sécurité dans un état de sidération durable en commençant cette guerre sans le consulter), on ne peut envisager aucune issue à cette situation. Dans l’intérêt général la Russie et Poutine doivent s’arracher l’un à l’autre. La seule personne qui a intérêt à ce qu’ils restent attachés l’un à l’autre, c’est Vladimir Poutine lui-même.
— Que faudrait-il faire pour briser cette identification ? L’exemple de la Biélorussie vient naturellement à l’esprit : après les manifestations massives de 2020 il est peu probable que qui que ce soit s’y identifie encore avec Loukachenko. Un mouvement massif de protestation est-il nécessaire ? Ou peut-être une sorte de gouvernement en exil qui représenterait pour le monde le projet d’une autre Russie ?
Les deux solutions que vous évoquez ne s’excluent pas l’une l’autre. Evidemment un sérieux mouvement d’opposition, qui, comme en Biélorussie, rendrait enfin patent le caractère tyrannique de ce régime, serait bien utile. Mais un projet alternatif pour la Russie pourrait stimuler un tel mouvement. Surtout qu’il me semble que les conditions pour un tel projet se trouvent réunies : Vladimir Poutine avec sa vision de l’histoire paranoïaque et complètement coupée de la réalité ne représente bien sûr pas la Russie dans son entier. La Russie est un grand pays, il recèle de nombreux groupes sociaux jeunes, actifs et plein de ressources, qui regardent le monde complètement autrement. Poutine résiste de toutes ses forces à l’avènement d’une nouvelle Russie dans laquelle il n’a pas sa place.
Bien sûr, après avoir passé deux douzaines d’années sous Poutine, les Russes ont perdu la capacité de se représenter autre chose. Mais la réalité va nous pousser à faire un effort d’imagination. Le pays est dans l’impasse et le temps va peu à peu rendre inévitable la prise de conscience de ce fait.
Malheureusement il reste encore quelques mètres avant le fond de l’impasse et nous continuons à nous y enfoncer. Mais c’est une impasse, elle ne conduit nulle part.
— Quand nous avons discuté des thèmes de cet entretien avant l’interview, en commentant mes questions sur l’état actuel de la société russe, son atomisation et le blocage de toute action collective, vous avez fait la remarque que notre conversation ne pouvait que renforcer ce sentiment imposé d’impuissance, et que ce n’était pas ce que vous aviez envie de faire. Existe-t-il des moyens de parler avec la société sans nourrir et renforcer ce sentiment d’impuissance ?
— Si l’émotion dominante en Russie, c’est le sentiment d’avoir été offensé, l’affect de base sur lequel tout se tient aujourd’hui, c’est la peur. Une peur existentielle, la peur de la colère d’un homme précisément, ou la peur de la guerre, ou la peur plus abstraite du chaos. La peur, démultipliée par la certitude qui lui est liée de la toute-puissance du tyran, qui, quoi qu’il arrive obtiendra tout ce qu’il désire : il a toujours tout obtenu dans le passé, il n’y a pas de raison que ça change.
Il faut trouver une réponse à cette peur démultipliée par le désespoir. La peur chasse l’espoir. Ce sont des sentiments opposés. Il faut donner de l’espoir aux gens. En ce sens les accusations tout à fait compréhensibles et fondées lancées contre la population russe sont politiquement contre-productives. Je sais bien, je le répètes, qu’elles sont compréhensibles, fondées et légitimes, mais elles sont politiquement contre-productives. Vous avez affaire à des gens effrayés et persuadés de leur propre impuissance et vous leur coller encore quelques kilos de culpabilité. Quel résultat en attendez-vous ?
La question est de savoir comment donner de l’espoir dans une telle situation. L’espoir est lié à la démonstration que tout pourrait être autrement, que la Russie pourrait être organisée autrement. La vérité est que tant que la prise de conscience d’être dans une impasse n’a pas lieu, il n’y a pas de motivation pour entendre parler de cette alternative, et elle semble même plutôt terrifiante, comme un défi à l’état de chose actuel. Et il semble suffisamment menaçant pour convaincre de ne pas s’en mêler.
Et c’est pourquoi tout type de discours normatif est étouffé en Russie. Il y a très longtemps qu’il est devenu difficile de poser la question de savoir comment réorganiser la société, et comment il faudrait le faire pour que cela soit juste et bien. Il y a plusieurs années que ceux que j’interroge à ce sujet dans mes enquêtes de terrain me répondent « En Russie ? C’est impossible ». Le discours normatif est donc pour l’instant étouffé, mais le besoin s’en fera sentir à mesure que croîtra la conscience de se trouver dans une impasse. Il est essentiel dans cette situation que les gens reprennent espoir.
— Dans cette vie dans la peur renforcée par le fatalisme n’y a-t-il pas un point de non-retour au-delà duquel une parole d’espoir ne peut plus être entendue ? Quand, quel que soit celui qui proposera un projet d’avenir meilleur, il ne sera pas entendu.
— Je ne sais pas. En général, si on parle d’affect, il n’en existe pas qui dure éternellement. Mais peut-on se représenter un affect, qui, poussé à une limite absolue, ravage son milieu à tel point qu’on ne puisse plus rien y construire ? Je crois en la Russie. Je crois en la culture russe en un sens concret : je crois qu’il existe dans la culture russe les remèdes qui nous permettront de résoudre cette terrible crise. C’est en cela que réside sa force. Pas en ce que Pouchkine est un grand poète. Mais en ce que c’est un réservoir de sagesse et de conseils où on peut trouver les réponses aux questions qui nous font souffrir aujourd’hui. Je crois sincèrement que les penseurs et écrivains russes, les ressources intellectuelles dont nous disposons aujourd’hui, nos traditions et nos habitudes recèlent les réponses au défi qui nous est lancé.
—Certes, mais vous avez bien conscience du discours dominant concernant aujourd’hui la culture russe : elle est fondamentalement impériale, elle a donné naissance et entretient une mentalité servile, etc.
-- Je pense moi aussi qu’il y a dans la culture russe un constituant impérial très important et qu’il est temps de s’en occuper. L’écroulement de l’empire, c’est le bon moment pour le faire. Mais est-ce que cela épuise la culture russe ? Non, certainement pas. Cela n’épuise même pas l’œuvre de tel ou tel écrivain. Peut-on trouver chez lui des idées impériales ? Sûrement, et il faut les dénoncer. Mais faut-il pour autant renoncer pour toujours et entièrement à le lire ? Il ne s’agit pourtant pas de se marier avec lui, pour qu’il faille ainsi le prendre ainsi tout entier, sans rien laisser de côté.
La culture se développe en se retravaillant elle-même sans cesse, et cela passe aussi par la critique de soi. Mais la critique ne peut consister en un total refus de soi. Sinon il devient impossible de comprendre qui critique qui : si on s’est nié soi-même, de quelle position peut-on encore se critiquer soi-même ? Une culture ne peut pas être entièrement impériale, sinon d’où pourrait sortir en elle cette critique de l’impérialisme ? Il faut bien qu’existe au sein même de cette culture ce qui en rend possible la critique.
C’est la culture elle-même qui fournit les outils de sa propre critique. Il n’y a rien d’humiliant là-dedans, il n’y a pas de problème à voir ce composant impérial de la culture russe, à l’isoler, à étudier comment il s’articule aux autres éléments de cette culture. Et cela n’épuise pas son sens. Pas plus que l’impérialisme allemand n’épuise la culture allemande, ou l’impérialisme britannique la culture anglaise. Il y est bien présent, on peut l’y trouver, mais cela n’a rien de terrible, cela ne disqualifie pas la culture anglaise, cela ne signifie pas qu’elle est impériale de bout en bout et qu’on n’y trouve rien d’autre.
— Pourriez-vous avancer un exemple de recette de sagesse et d’espoir issu de la culture russe dont vous venez de parler, celui dont vous vous sentez le plus proche.
— Le grand classique de la critique de l’impérialisme dans l’histoire de la pensée politique, c’est Vladimir Lénine. C’est bien lui qui a forgé le concept de « chauvinisme grand-russe » à propos des rapports de la Russie à l’Ukraine, tout comme il s’en prenait à l’impérialisme dans les autres pays. Jusqu’à aujourd’hui dans toutes les universités du monde l’étude de l’impérialisme commence avec Lénine.
Je rappellerais aussi que la Russie a offert à la science politique mondiale la capacité de penser au-delà de l’Etat : Michel Bakounine, Léon Tolstoï, Pierre Kropotkine, et sur certains points, Lénine lui-même. Et on pourrait en citer d’autres. Alors que la Russie n’a pas donné naissance à un seul penseur défenseur de l’Etat fort et du centralisme qui soit de renommée mondiale. Toutes ces idées ont été importées en Russie. Et dans l’autre sens, de la Russie vers l’Europe, ce sont plutôt les idéaux de liberté, de dignité de la personne et de solidarité qui circulaient.
— Une courte interview de vous enregistrée à Princeton est parue en janvier sur un canal Youtube. Dans des centaines de commentaires les gens exprimaient leur joie de vous savoir sorti de Russie et en sécurité. Mais pour autant que je le sache, vous n’êtes pas parti et vous me répondez depuis Moscou. C’est-à-dire que selon la logique désormais populaire qui nous classe tous entre « ceux qui sont partis » et « ceux qui sont restés » vous continuez à faire partie de la deuxième catégorie ?
— Je suis un universitaire chercheur. La recherche universitaire est globale, elle ne se fait pas tout seul dans son coin. J’ai toujours beaucoup voyagé, cela fait partie de mon métier. Aujourd’hui quand quelques enragés voudraient exclure la Russie du monde global, j’estime essentiel de s’efforcer à jeter des ponts, de lancer des projets communs et de communiquer avec le monde global. De ce point de vue rien n’a changé, je me rendais dans tous les endroits où j’estime nécessaire de me trouver et je continuerai à le faire.
— Que pensez-vous de cette distinction entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés ?
— Je crois qu’il nous est arrivé à tous, et à notre pays, un grand malheur. Et ce serait bien si tous ceux qui se trouvent hors de Russie pensaient à ce qu’ils peuvent faire pour ceux qui se trouvent en Russie. Et que tous ceux qui se trouvent en Russie se demandaient comment aider ceux qui souffrent loin de leur pays. Nous allons nous en sortir. Mais nous ne pourrons nous en sortir que tous ensemble. Seulement tous ensemble.
L’article original en Russe : https://meduza.global.ssl.fastly.net/feature/2023/02/24/imperskaya-formula-prinyata-ofitsialno-rossiya-nigde-ne-zakanchivaetsya
Propos recueillis par Margarita Lioutova le 24 février 2024
Notes :
Les propos exacts de Grigorii Youdine à la veille de la guerre :
“La guerre avec l’Ukraine sera une des plus absurdes de notre histoire. Tout simplement parce qu’il est tout simplement impossible de faire la guerre aux Ukrainiens. Les Russes peuvent bien penser que les Ukrainiens ont fait un mauvais choix, qu’ils sont ingrats et perfides, que leurs dirigeants sont irresponsables, mais nous ne pouvons pas leur faire la guerre, même si nous les jugeons coupables de tous nos malheurs. Parce que ce sont des Ukrainiens, et que si nous ne sommes pas capables de trouver un terrain d'entente avec eux, alors nous ne serons capables d'établir de bonnes relations avec personne sur cette planète. Nous serons seuls contre le monde entier et subirons une très lourde défaite.”
L'article en anglais : https://www.opendemocracy.net/en/odr/russia-ukraine-most-senseless-war-nato-history/
A propos de Primakov :
Le 24 mars 1999 Evgueni Primakov, alors premier ministre sous la présidence de Boris Ieltsine, se rendait en avion à Washington pour négocier un crédit de 5 milliards de dollars avec le FMI. Alors que l’avion s’approchait des côtes canadiennes le vice-président des USA Albert Gore informa Primakov des frappes de l'OTAN sur la Yougoslavie. En signe de protestation Primakov fit rebrousser chemin à son avion.
Sur l’idée selon laquelle la Russie ne s’arrête nulle part :
En 2016 Poutine fit passer un minitest de géographie à des écoliers surdoués. Il demanda à un élève de neuf ans où s’arrêtent les frontières de la Russie. L’élève répondit qu’avec les USA elles s’arrêtent au milieu du détroit de Béring. Poutine l’interrompit et le corrigea : “Les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part"
Le journaliste et député Piotr Tolstoï, qu'on voit souvent à la télévision française exprimer le point de vue du Kremlin, estime que la Russie doit revenir aux frontières historiques de l’Empire tsariste, ce qui inclut entre autres la Finlande et l’Alaska...
Un de mes étudiants russes m’a il y a quelques jours sérieusement déclaré que je devrais me réjouir de la victoire prochaine de la Russie dans la troisième guerre mondiale, parce que la France, si elle se range du bon côté, pourra récupérer le Québec et la Louisiane...