Cette première année de guerre a sonné le glas de nombreux mythes sur la Russie. Et plus précisément, le glas des mythes à la base de toutes les représentations sur la Russie. Le mythe de « la grande culture russe" avec sa « larme d’enfant » et son pathos humaniste. Le mythe de la « deuxième armée du monde » qui s’est révélée être un ramassis de pillards, de sadiques, une chair à canon mal entraînée qui se fait massacrer sous les ordres d’officiers incapables et toujours à moitié ivres. Le mythe de la « Russie rebelle », remplacé par le spectacle désolant de la docilité servile d’une population prête à endurer n’importe quel caprice du pouvoir et à accepter la mort violente comme son destin naturel.
Le mythe de la femme russe lui aussi s’est écroulé victime de la guerre, cette femme qui supporte patiemment la souffrance, cette mère attentive, épouse dévouée, toujours prête à suivre son mari au bout du monde. La guerre a ruiné cette image romantico-patriarcale par une autre, celle d’une femme cynique, pragmatique, privée de toute compassion et qui ne voit en son mari qu’une source de revenu et un moyen pour recevoir des compensations de la part de l’Etat. D’innombrables témoignages dessinent l’image épique de la dégradation morale, de l’indifférence et du calcul vénal. Des milliers de jeunes filles s’empressent d’épouser les tout juste mobilisés la veille de leur départ pour le front. La télévision montre le rituel de ces épousailles de masse où les prêtres arrosent d’eau bénite des rangées entières de jeunes mariés. Il y a peu ces jeunes gens se connaissaient à peine, ils étaient simplement voisins ou dans la même classe au lycée mais voilà que le mobilisé se transforme en une ressource prisée, susceptible d’apporter des compensations financières de 3 à 7 millions de roubles en cas de blessure ou de décès, des sommes énormes, surtout pour les régions pauvres et les fiancés bons pour le front s’arrachent comme des petits pains. Sur les réseaux sociaux ont peut voir des saisies d’écran de chat dans lesquels les jeunes filles se plaignent de « l’égoïsme » des garçons du coin qui partent à la guerre sans se marier.
Un nouveau genre est apparu dans les media, le débat sur les compensations versée aux familles de ceux qui sont morts à la guerre. De la fameuse « lada blanche de Saratov » dans un reportage sur la chaîne Rossia (une mère et un père se rendent au volant d’une lada granta sur la tombe de leur fils mort au combat et racontent qu’ils ont acheté cette voiture avec l’argent-cercueil, c’est comme ça que dans le peuple on appelle ces dédommagements, parce que leur fils en avait toujours rêvé), jusqu’à la video virale de la région de Donetsk (un sponsor de la capitale, propriétaire d’un magasin de fourrure sur le Nouvel Arbat, offre un manteau à des veuves de soldats, et elles remercient chaleureusement leur bienfaiteur). On raconte qu’après les avoir filmées, on a repris les fourrures de quelques veuves, mais le mème « échange mari contre manteau de fourrure » s’est solidement enraciné dans le lexique des réseaux sociaux. Si on regarde le problème en économiste, alors le prix d’une vie en Russie, surtout s’il s’agit d’un homme entre deux âges issu d’une région sinistrée, vaut beaucoup moins qu’un manteau de fourrure, et ce manteau fera de l’usage plus longtemps. Les conflits entre les mères et les veuves de soldats morts au combat pour s’approprier cet « argent-cercueil » deviennent les sujets permanents des chroniques judiciaires et des talk-show les plus populaires : les soap-opera moussent et font des bulles avec un petit parfum de patriotisme.
Les appels interceptés des soldats russes dessinent la même image de rapacité mêlée de cruauté : les mères avec beaucoup de sens pratique expliquent à leurs fils ce qu’ils doivent choisir comme appareils ménagers dans les maisons ukrainiennes des régions occupées, quelle pointure de chaussure prendre. La conversation entre le parachutiste Roman Bykovski et sa femme s’est largement répandue sur les réseaux sociaux. Elle lui donne des recommandations en riant : « Vas-y, viole toutes les bonnes-femmes ukrainiennes que tu veux…mais n’oublie pas de te protéger ! » On s‘étonne du niveau de langue extrêmement grossier qu’utilisent les mères et les épouses dans leurs échanges avec leurs hommes. Mais visiblement elles ne connaissent pas d’autre langage.
Ces trente dernières années le rôle des épouses et des mères de soldats dans leurs interactions avec l’Etat a subi des changements radicaux. En 1989 le Comité des Mères de Soldats a obtenu le report de l’appel des étudiants, un an plus tard Mikhail Gorbatchev, sur la base de leurs revendications, publiait les décrets sur l’assurance obligatoire des militaires, sur le service alternatif, etc. Elles avaient une influence sur l’écriture de la loi. Pendant la première guerre de Tchétchénie les mères de soldats effectuèrent un énorme travail pour rechercher les soldats disparus, pour faire libérer ceux qui avaient été faits prisonniers, pour apporter une aide humanitaire à la population civile de Tchétchénie, et c’est pour tout cela qu’elles reçurent en 1996 un prix Nobel alternatif. Mais dans la Russie de Poutine la voix des mères de soldats devint peu à peu inaudible et une nouvelle organisation sociale prit leur relève sous le nom de « Veuves de Soldats de Russie ». En janvier 2023 elle adressa au président russe un appel à procéder à une « mobilisation massive » et à envoyer à la guerre « des dizaines de millions d’hommes en âge de porter les armes ».
De même que les « Mères de Soldats » ont été remplacées par les « Veuves de Soldats », le faible engagement civique des femmes pour venir en aide aux combattants ne consiste plus à essayer de les faire échapper aux horreurs de la guerre, mais à leur acheter les uniformes, les équipements et les objets de première nécessité que l’Etat est incapable de leur fournir : avant les femmes utilisaient tous les moyens légaux et illégaux pour retirer leurs hommes du front ou des camps de prisonniers, et maintenant elles leur envoient toutes sortes de choses au front, assumant la fonction de son approvisionnement depuis l’arrière. La question de savoir ce que font leurs hommes sur le territoire d’un pays voisin, au nom de quoi on les y a envoyés tuer et mourir, est le dernier de leur souci.
Dans cette reprogrammation du rôle de la femme au cours de la guerre même les objets d’hygiène intime acquièrent une signification guerrière. Dans les premières semaines de la guerre a circulé sur les réseaux sociaux une video dans laquelle on voyait une femme travaillant dans un bureau d’enrôlement expliquer aux nouvelles recrues que leurs femmes devaient leur acheter des serviettes périodiques (pour mettre au fond des bottes percées) et des tampons périodiques (à enfoncer dans les blessures par balles pour arrêter l’hémorragie). L’apothéose de cette militarisation de la féminité se trouve dans un clip patriotique récent produit à Volgograd et dans lequel on voit la Statue de la Mère-Patrie du Kourgane de Mamaev ( en soi déjà d’un symbolisme douteux, trouvant ses racines dans la vierge guerrière teutonique, la Walkyrie) combattre la statue américaine de la Liberté armée de son seul flambeau, décapiter son adversaire et lever haut la tête coupée en signe de victoire.
Qu’est-il arrivé pendant cette guerre à l’image traditionnelle de la femme russe, l’épouse, la mère, celle qui donne la vie et assure la continuité de la lignée ? Pourquoi a-t-elle perdu ses traits de compassion, d’empathie, de protection, d’amour ? Visiblement l’atomisation de la société russe, son anomie, ont atteint un tel point qu’elles ont affecté jusqu’aux liens familiaux de base, remplaçant le biologique par le patriotique et le consanguin par le sanguinaire. Les relations entre la mère et l’enfant, entre la femme et l’homme sont désormais médiatisées et déformées par l’idéologie, le chauvinisme, le militarisme, la peur face à un Etat répressif.
Combien n’avons-nous pas entendu d’histoires ces derniers mois dans lesquelles des mères, au lieu de cacher leurs enfants au moment de la mobilisation, les envoient elles-mêmes au bureau d’enrôlement : « Pourvu seulement qu’il n’arrive rien de grave ». Je concède qu’il y a certainement bien d’autres histoires, plus humaines et plus compréhensibles, dans lesquelles des mères sauvent leurs enfants de la guerre, mais pour des raisons que tout le monde connaît, nous n’en saurons jamais rien et ce sont ces Médée patriotiques qui formulent le discours dominant.
Dans une video récente sur Tiktok une femme russe un peu ivre, le verre à la main, s’adresse aux Ukrainiens : « Je suis mère, j’ai mis au monde quatre garçons, et j’ai encore deux filles. Et bien je vous les donne tous les quatre. Vous ne briserez pas la Russie, putain ! J’en referai d’autres (à ces mots elle indique sa poitrine imposante). C’est comme ça que nous sommes, nous, les mères russes ! » La citation apocryphe du Maréchal Joukov, « Nos bonnes-femmes nous en referons d’autres » semble s’incarner ici de la manière la plus littérale : les hommes sont recyclés en chair à canon, et les femmes deviennent des machines à produire sans cesse un nouveau matériau.
Il faut tenir compte ici du degré de dégradation sociale et démographique dans de nombreuses régions pauvres de Russie et d’où vient la plupart des mobilisés. C’est précisément par cela qu’on peut expliquer l’indifférence des mères er des épouses face au départ de leurs hommes pour le front. La misère, le chômage, le surendettement, l’existence précaire des hommes dans les petites villes et les villages, l’alcoolisme, le délitement des familles et la violence domestique conduisent à ce que les hommes soient de plus en plus perçus comme des fardeaux. Le journaliste Pavel Prianikov sur sa chaîne sur Telegram « tolkovatel / le causeur » rapporte le témoignage d’anthropologues de Krasnoïarsk : « Si la première vague de mobilisation s’est passée si tranquillement, c’est parce que la misandrie, la haine des femmes pour les hommes, est très forte. Ce sont des « bons à rien » qu’elles ont envoyé dans les tranchées, elles ne peuvent attendre d’eux rien de bon dans leur vie quotidienne. S’ils meurent, c’est encore mieux, avec l’argent-cercueil elles pourront quitter la Sibérie et s’acheter une maison ou un appartement sur le « continent » comme on dit là-bas pour parler de la Russie européenne".
A l’occasionde la « fête des femmes » du 8 mars l’Etat ne doit pas féliciter les « charmantes dames » mais plutôt lui-même. En un peu plus de vingt ans le poutinisme a réussi à élever et dresser une société où ont été « nationalisés » non seulement les élites, mais presque tous les groupes sociaux : les fonctionnaires, les milieux d’affaires, les employés du public, la classe moyenne, les artistes et les scientifiques. Dans le même sens les femmes ont été transformées en une classe dépendante des subventions publiques et aujourd’hui elles échangent des corps masculins dévalués contre des dédommagements, des tarifs réduits ou des manteaux de fourrure sur le champ de foire bruyant et ensanglanté de la guerre. La Mère-Patrie s’est révélée être une Marâtre-Patrie qui envoie ses enfants à une mort certaine.
L'article original : https://www.svoboda.org/a/rodina-macheha-sergey-medvedev-k-mifu-o-russkoy-zhenschine-/32292150.html
Le clip délirant et terrifiant de la décapitation de la Statue de la Liberté par celle de la Mère-Patrie russe : https://www.youtube.com/watch?v=I7u7vct9_9A