Delenda est Ruthena putinesca

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Billet de blog 18 juin 2023

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Une guerre interminable

Pourquoi Poutine ne peut ni ne veut arrêter la guerre ? Pourquoi y voit-il sa plus grande réussite et fait-il tout pour empêcher qu'elle se termine ? Le politiste russe Maxime Samorukov répond à ces questions. Traduction.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une situation dans laquelle l’armée ukrainienne est passée à l’offensive et l’armée russe est sur la défensive fait nécessairement naître le sentiment qu'après un an et demi de guerre le pouvoir russe est contraint de revoir ses ambitions à la baisse. Et qu'au Kremlin on est prêt à se satisfaire des territoires déjà conquis, tant pis pour Kiev et Odessa, pour pouvoir se sortir de cette aventure ratée. D’autant plus que l’armée russe a subi de lourdes pertes et ne peut repasser à l’offensive sans une nouvelle vague de mobilisation, ce dont ne veut pas entendre parler le pouvoir à cause des conséquences imprévisibles qu’elle pourrait avoir à l’intérieur du pays. Il serait plus simple de fixer les gains territoriaux déjà acquis et de vendre à l’opinion russe ces quatre morceaux de nouvelles régions et le pont terrestre vers la Crimée comme une splendide victoire. 

Une telle manière d’aborder les choses est tout à fait rationnelle, et les cercles dirigeants russe seraient plutôt prêts à la soutenir, s’il existait encore, comme auparavant, dans la Russie d’aujourd’hui, quelque chose comme “des cercles dirigeants”. Mais en fait les décisions essentielles concernant la guerre et la paix sont prises par un seul homme, Vladimir Poutine. Et cet homme a une conception très singulière de la rationalité. 

Pour le leader russe la guerre s’est depuis longtemps transformée en un processus autosuffisant, un instrument commode qui l’aide à réaliser les buts les plus divers et à en tirer des bénéfices politiques sans que cela ne dépende en rien des résultats concrets des opérations militaires. Par contre la fin de la guerre représente un pas risqué dans l’inconnu, dans lequel il n’entrevoit aucun bénéfice et qui recèle un grand nombre de dangers. 

L’art du fait accompli. 

La guerre actuelle s’inscrit parfaitement dans le style de gouvernance que Poutine a élaboré au cours des nombreuses années passées à la tête de la Russie. Dans un pays aussi grand et doué d'une telle inertie il est absurde d'essayer d'obtenir quelque chose directement, toutes les initiatives s’enlisent inévitablement et se perdent dans les immenses et lents rouages de l’Etat russe. Il faut placer le système devant le fait accompli de manière à ce que par la suite il soit contraint de s’adapter à la nouvelle réalité en se transformant dans le sens voulu par celui qui gouverne. 

C’est comme cela qu’ont été conçus tous les autres mégaprojets de l’époque Poutine. Des jeux Olympiques de Sotchi, qui ont permis la modernisation de la principale station balnéaire russe, jusqu’à la guerre en Géorgie, qui a donné l’impulsion nécessaire pour dépasser les réticences de l’appareil militaire à la réforme radicale de l’armée. Du point de vue de Poutine il ne sert à rien d’améliorer directement l’interconnexion des différentes villes de Russie en poursuivant la modernisation des chemins de fer et des routes, on ne peut en attendre que le pillage colossal des budgets et le report permanent des délais. Il est bien plus efficace d’obtenir la tenue dans le pays du Championnat du Monde de football avec ses masses d’étrangers se déplaçant de villes en villes : bon gré mal gré l’appareil d’Etat sera bien obligé de montrer des résultats concrets à des dates précises. Et peu importe si à cette occasion le vol d’argent public atteint des niveaux jamais vus, c’est la contrepartie sans laquelle rien ne peut se faire en Russie. 

De ce point de vue la guerre en Ukraine constitue le sommet du style de gouvernance poutinien. Il n’a fait que la commencer et ensuite tout s’est mis de soi même à rouler en Russie dans la direction souhaitée. En voilà un exemple évident : depuis 2014 l’appareil d’Etat russe se bat pour réorienter le commerce extérieur russe vers l’Est et diminuer sa dépendance à l’égard de l’Occident. Mais malgré les généreuses incitations financières et les investissements publics, les résultats sont restés plutôt modestes. 

Par contre la guerre, pour la seule année 2022, a réduit de deux fois le commerce de la Russie avec l’Union Européenne, mais l’a augmenté d’une fois et demie avec la Chine, et de deux fois et demie avec l’Inde. Les indicatifs cibles de coopération avec l’Asie que le gouvernement a naguère fixés pour 2030 sont déjà maintenant pratiquement atteints. N’est-ce pas un grand succès, si on regarde cela de manière un peu sélective ? 

Pareil pour la dédollarisation de l’économie russe. Le pouvoir russe en parle depuis l’époque de Eltsine. Mais là aussi une année de guerre a fait plus que tout ce qui a été fait durant les trente années précédentes. Qui aurait cru que la Russie parviendrait à faire baisser la part du dollar et de l’euro dans le paiement de ses exportations de 90% en janvier 2022 à moins de 50% en décembre de la même année ? 

On parle depuis 2005 de construire un chemin de fer à travers l’Iran pour donner à la Russie un accès aux ports de l’Océan Indien. Seule la guerre a contraint à trouver l’argent nécessaire à sa construction. Pareil pour “Force de Sibérie 2”, le gazoduc géant qui doit relier la Sibérie occidentale à la Chine. Les discussions et les memoranda s’accumulent autour du projet depuis 2006. Mais le processus n’a réellement été lancé qu’avec le début de la guerre. 

On peut observer la même chose dans des domaines plus modestes, par exemple quand il s’agit de bloquer les réseaux sociaux ou de fermer les derniers medias indépendants. Avant guerre cela apparaissait aux yeux du pouvoir comme un pas dangereux aux conséquences imprévisibles. La guerre a dissipé ces doutes en quelques jours, tout cela est apparu non seulement possible, mais même comme une décision allant de soi et contre laquelle il serait étrange d'objecter quoi que ce soit. 

On pourrait encore longtemps énumérer de tels exemples. Augmenter le prestige des forces armées, obliger les Russes à passer leurs vacances dans le pays et non à l’étranger, moderniser le système militaro-industriel national, tout cela faisait partie des projets poutiniens depuis 10 ans, si ce n’est depuis toujours. Et tout cela allait cahin-caha. Seule la guerre a permis à Poutine de les imposer à l’appareil d’Etat dans son entier, et même à la société. 

Et pas seulement à l’Etat ou à la société russe : c’est le monde entier que l’invasion de l’Ukraine a permis à Poutine de pousser dans la direction voulue. La Biélorussie voisine est prête presque sans pression à accepter un degré d'intégration avec la Russie d'une profondeur à laquelle avant la guerre le Kremlin osait à peine rêver. L’Europe, privée de gaz bon marché, se dispute avec les USA sur les questions d’énergie subventionnée et de protectionnisme. L’inflation et l’aide fournie à l’Ukraine fait grandir le mécontentement dans les sociétés occidentales à l’égard des vieilles élites libérales. 

La Chine et les autres pays en voie de développement se conduisent de manière de plus en plus intraitable avec l’Occident, rechignant à se conformer à ses exigences liées à la guerre. Ne parlons même pas de la saisie des actifs russes qui conduit tout le reste du monde à se demander s'il est bien raisonnable de continuer à utiliser si activement le dollar. 

Bien sûr dans la réalité tous ces processus ne sont pas aussi simples et coûtent très cher à la Russie elle-même. Mais c'est déjà une question de point de vue et de priorité. L’essentiel est que le monde aille désormais de lui-même dans la direction voulue, sans que le Kremlin ait à faire d'efforts supplémentaires. Et il y va tout simplement parce que le 24 février 2022 Poutine a commencé la guerre avec l’Ukraine. 

Le prix de la paix. 

Les plus vieux rêves de Poutine se réalisent les uns après les autres, et on ne voit vraiment pas pourquoi il y mettrait fin. Bien sûr la fin de la guerre permettrait d'épargner des milliers de vies et des milliards de dollars. Mais si Poutine a bien retenu quelque chose de l’histoire russe qui le passionne tellement, c’est que des milliers de vie et des milliards de dollars, ce n’est que poussière transitoire, dont personne ne se souviendra plus tard, et pas même qu'on aura essayé de les épargner. Alors qu'on se souvient toujours des victoires et des réussites, qui ne sont possibles en Russie qu’en payant le prix fort. 

La fin de la guerre, quelle qu’elle soit, impliquera nécessairement de se poser la question de ce qu’il faut faire ensuite. Et cette question se posera tout particulièrement à Poutine lui-même. Il vient juste, à l'aide de la guerre, de redéfinir le cours de l'histoire pour la Russie, l'Europe, et même le monde. Qu’est-ce qui pourrait encore l’intéresser après une telle entreprise. La réforme de la politique du logement ? La construction d’une autoroute entre Moscou et Kazan ? Le contrôle du versement régulier des indemnités à ceux qui ont participé à l'Opération Militaire Spéciale ? C’est pour cela qu’on lui propose de renoncer à la guerre ? 

D’autant plus qu’il n’y aura pas que Poutine à se poser des questions après la guerre. Les autres habitants de Russie aussi vont s’en poser, et les lui adresser. Aussi répressif que soit devenu l’Etat russe pendant ce temps, la fin des opérations militaires va nécessairement pousser les élites et la société à se demander ce qui s’est vraiment passé. Quels étaient les véritables buts de l’intervention ? Quel en a été le prix ? Est-ce que les premiers valaient vraiment ce dernier ? 

Ces questions seront personnellement adressées à Poutine, et aucun enregistrement du Conseil de Sécurité avec des dignitaires bégayant ne l’aidera plus à convaincre la population qu’il n’était pour rien dans cette guerre. Il faudra d’une manière ou d’une autre répondre à ces questions, et il faudra le faire dans une situation dans laquelle le renforcement de la répression ne pourra plus être imputé à l’état d’urgence en temps de guerre. Au contraire commencera à se poser aussi la question de savoir pourquoi, alors que la guerre et les législations d’exception qui l’accompagnent ont pris fin, la répression est devenue encore plus brutale. 

Bien sûr cela ne signifie pas que la fin de la guerre conduira nécessairement à l'effondrement du régime poutinien. Mais pourquoi son leader devrait-il courir de tels risques ? Abandonner le rôle de démiurge de l'histoire mondiale pour devoir rendre compte du travail accompli devant des sujets irrités ? C’est une perspective peu engageante. 

C’est pourquoi les ressources de la Russie peuvent être autant qu'on veut épuisées, on trouvera toujours le moyen de poursuivre la guerre si on le désire fortement. Tout simplement parce que ne pas faire la guerre est encore plus dangereux pour Poutine. Bien sûr une nouvelle vague de mobilisation est une entreprise risquée, grosse de conséquences imprévisibles. Mais à partir d’un certain moment le refus de recourir à une deuxième mobilisation peut s’avérer une option encore plus risquée, susceptible de conduire à une défaite à la guerre ou à la nécessité d’y mettre fin de manière précipitée et honteuse. Et alors les conséquences en seront bien plus graves que celles qui suivraient de la mobilisation. 

Il est difficile de se représenter comment briser cette logique sans changement au sommet de l’Etat. Et même après un tel changement il est peu probable que la Russie puisse s'attendre à de meilleures relations avec le reste du monde et à un gouvernement responsable devant la société. Néanmoins quel que soit le prochain pouvoir en Russie, il sera nécessairement plus collectif parce qu’il n’y a personne maintenant, ni parmi les proches du dirigeant suprême, ni parmi ceux qui en sont le plus éloignés, qui dispose d'une autorité suffisante pour pouvoir imposer sa volonté au reste du pays tout entier. 

Une manière plus collective de gouverner, même s'il elle conservait les orientations idéologiques actuelles, signifie que les décisions seront prises plus lentement, plus prudemment et plus rationnellement, et d’autant plus en ce qui concerne les questions militaires. Cela pourrait apparaître à certains comme un mince progrès, mais la lenteur et la prudence ne sont pas les pires des qualités quand se dessine la perspective d’une guerre nucléaire. 

Texte original : https://carnegieendowment.org/politika/89993

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