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Billet de blog 18 octobre 2025

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Pourquoi la Russie ne parvient-elle pas à l'emporter dans la guerre d'usure ?

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Et quelles en sont les conséquences pour les différentes parties du conflit ? Traduction d'un texte du politologue Kirill Rogov dans son media en ligne re-russia.net le 30 septembre 2025.

En qualifiant la Russie de « tigre de papier », Donald Trump a mis un terme à la période pendant laquelle dominait la notion de « guerre d'usure », qui restait le cadre d’intelligibilité fondamental du conflit russo-ukrainien et de ses issues possibles. Ce cadre partait du principe qu'à long terme, la Russie disposait d'un avantage significatif en termes de moyens, ce qui devait conduire in fine à la défaite de l'Ukraine, malgré sa résistance héroïque.

Cependant, deux années d'offensive russe n'ont pas encore confirmé cette hypothèse. L'échec de l'offensive russe cette année démontre que Vladimir Poutine n'a pas réussi à créer une machine militaire capable de lui assurer une telle supériorité. Et, compte tenu de l'état de l'économie russe, il est probable qu'il n'y parvienne pas dans un avenir proche.

L’impasse militaire est le nouveau cadre qui détermine désormais la manière dont la Russie et la communauté internationale appréhendent l'état actuel du conflit. Elle invalide les arguments de ceux qui s’opposent à l'aide militaire à l'Ukraine, elle renforce la discipline au sein de la coalition des sanctions, elle modifie l'ordre du jour des négociations potentielles visant à geler le conflit et place Poutine devant un choix difficile : une grave crise financière d'ici la fin de l'année prochaine ou l'abandon d'une nouvelle tentative pour s’emparer du nord du Donbass.

La puissance des cadres d’intelligibilité : comment la compréhension du conflit russo-ukrainien a changé

La sortie inattendue de Donald Trump, qualifiant la Russie de « tigre de papier » et affirmant désormais que l'Ukraine a une chance de reprendre militairement les territoires occupés, semble être un renversement complet du discours qu'il tenait durant les six premiers mois de sa présidence. En février, Trump a assuré à Volodymyr Zelensky qu'il n'avait « aucune carte en main », que la Russie avait un net avantage et qu'elle progresserait sur le champ de bataille. Il convenait donc d'apaiser Poutine et de faire des concessions pour éviter de perdre inutilement encore plus de territoires et de vies ukrainiennes.

D'un côté, ce renversement complet de point de vue de la part du président de MAGA confirme ses précédentes lamentations à l'égard de Poutine qui selon lui l'aurait déçu. Les espoirs de Trump, au printemps, d'un accord rapide « aux dépens de l'Ukraine » ont été anéantis, et il menace désormais Poutine d'une défaite militaire, tout comme il avait menacé Zelensky au printemps. Ses détracteurs soulignent que cette sortie de Trump est survenue immédiatement après sa rencontre avec Zelensky, tout comme sa conviction de la défaite inévitable de l'Ukraine s'était renforcée après ses conversations avec Poutine au printemps.

Cependant, un autre élément explique la différence entre ces deux interprétations de Trump quant à l'évolution de la guerre. Au printemps, l'offensive de Poutine pour 2025 était encore à venir. Les craintes d'un effondrement du front ukrainien, faute de troupes, étaient à leur comble. Les alliés européens de l'Ukraine préconisaient un cessez-le-feu comme première étape vers des négociations, ce qui reflétait également leur incertitude quant à la capacité de résister des défenses ukrainiennes.

La plus grande partie du temps prévu pour l'offensive russe de cette année est désormais écoulée. Si la possibilité d'un dernier assaut russe demeure, les responsables militaires ukrainiens indiquant que l'ennemi a rassemblé des forces importantes, le temps dont il dispose pour exploiter d'éventuels gains diminue de semaine en semaine. La probabilité que l'offensive de cette année n’apporte pas plus de résultats que celle de l'année dernière est de plus en plus grande. Et ce fait modifie profondément la représentation qu’on peut se faire du conflit.

Après s'être concentrée sur la conquête du reste du Donbass depuis fin 2023, l'armée russe, en près de deux ans de combats, n'a conquis que 6 500 kilomètres carrés (un chiffre que même les petits enfants connaîtront bientôt). Alors même que chaque année d'offensive lui coûte (selon des estimations approximatives mais pertinentes) 8 à 10 % du PIB (160 à 200 milliards de dollars) et environ 350 000 pertes, tuées ou blessées. L'idée qu'une telle offensive ressemble plutôt à une défaite est devenue de plus en plus populaire parmi les analystes ces derniers mois. Et maintenant, le blogueur le plus important de la planète en a fait un lieu commun et une évidence partagée.

En réalité, les quatre années de la guerre russo-ukrainienne offrent un tableau fascinant de plusieurs renversements semblables de l’opinion commune qui définit le cadre d’intelligibilité de la guerre et de ses différentes issues possibles. Dans un premier temps, l'avantage militaire de la Russie semblait indiscutable et incontestable. Le plan de Poutine pour s'emparer de l'Ukraine reposait en réalité sur cette hypothèse. On supposait que, face à cette évidence, l'armée ukrainienne refuserait tout simplement de combattre, comme l'avait fait l'armée géorgienne en 2008 et l'armée ukrainienne en 2014. Cependant, au début de l'été 2022, il est devenu évident non seulement que l'armée avec laquelle Poutine a envahi l'Ukraine n'était pas préparée à une véritable guerre, mais aussi que Poutine n'avait tout simplement pas d'armée préparée à une telle guerre. L'offensive d'automne des forces armées ukrainiennes, en confirmant cette hypothèse, a créé le sentiment qu'un nouvel assaut des forces ukrainiennes, renforcées par des équipements militaires occidentaux, pourrait décider de l'issue du conflit en faveur de l'Ukraine.

Mais la situation s'est à nouveau retournée en 2023. L'échec de l'offensive ukrainienne a démontré que Poutine était parvenu à régler les problèmes de commandement au sein de l’armée, à trouver une formule de recrutement par contrat efficace pour reconstituer les effectifs et à remettre en ordre la production d'armes et d'équipements militaires. Depuis lors, le terme « guerre d'usure » est devenu le principal cadre de compréhension du conflit militaire. Certes, l'armée russe ne disposait pas d'un avantage incontestable au début de la guerre et s'est révélée dans une large mesure n’être qu’un simple « tigre de papier ». Cependant, maintenant que Poutine a créé une machine militaire plus ou moins efficace, le rapport de force penchera inévitablement en sa faveur. L'épuisement des forces ukrainiennes se produira prochainement, et la Russie finira par quasiment réaliser ce qu'elle n'avait pu accomplir par une guerre éclair, mais dans une Ukraine dévastée et déchirée par la guerre. Telle est la logique qui sous-tend le concept de « guerre d'usure ».

Pourquoi l’Ukraine n’a pas encore perdu la guerre d’usure ?

Les propos de Trump mettent un terme à deux années de domination de ce cadre conceptuel et de ce narratif. Poutine n'a pas réussi à obtenir le résultat escompté au terme de ces deux années. Cela signifie que depuis le début de la guerre, il n'a pas réussi à créer une machine militaire suffisamment puissante pour qu’on puisse parler d’un avantage durable. Et la situation actuelle de l'économie russe indique que cela est désormais peu probable dans un avenir proche.

L'hypothèse selon laquelle la Russie l’emporterait inévitablement dans une « guerre d'usure » reposait sur deux prémisses : sa supériorité en effectifs et son potentiel économique. Cependant, la réticence de Poutine à mener une mobilisation forcée à grande échelle et l'utilisation des drones ont empêché d’en tirer pleinement profit. La Russie perd environ autant de soldats tués ou blessés par mois qu'elle en gagne dans le cadre du recrutement par contrat, ce qui la contraint à augmenter le montant de ces contrats. Le rideau de drones ukrainiens compense largement l'avantage numérique de la Russie, et cette même technologie des drones a considérablement réduit le coût de la guerre, limitant ainsi l'importance de la supériorité économique de la Russie. Si la guerre, comme au XXe siècle et comme on l’envisageait encore à son début, était restée une guerre dominée par l’infanterie et les chars, l'Ukraine n'aurait probablement eu aucune chance de l’emporter. Mais grâce aux drones, les équipements lourds ont été pratiquement écartés de l'équilibre des forces (de même qu’auparavant, grâce aux systèmes de défense aérienne occidentaux, l'Ukraine avait pu largement neutraliser l'avantage aérien de la Russie).

L'ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes Valeriy Zaluzhny a établi dès novembre 2023 le caractère inévitable de cette impasse stratégique dans un article publié dans The Economist. Zaluzhny y affirmait que, comme lors de la Première Guerre Mondiale, les capacités technologiques des deux camps avaient atteint un point où une percée offensive était impossible sans une nouvelle avancée technologique dans la guerre. Mais ses propos n'ont pas été pris au pied de la lettre, et il a fallu deux ans pour que cette idée parvienne à convaincre les responsables politiques.

Cependant, il restait un autre argument important dans le cadre conceptuel de la « guerre d'usure » : la question de la volonté politique de maintenir un niveau nécessaire de mobilisation des ressources. L'aide économique et militaire occidentale à l'Ukraine demeurait un facteur clé de la victoire dans cette « guerre d'usure ». Les calculs du Kremlin reposaient sur l’idée qu'après le refus de Trump de fournir cette aide, l'Europe hésiterait à se charger de l'intégralité du fardeau, et que s’il elle le tentait, cela aggraverait la crise politique qu’elle traverse et pourrait conduire à l’éclatement de la communauté européenne.

Bien que la menace d'une telle évolution ne soit en aucun derrière nous, l'année critique de 2025 pour l'Ukraine a été financée, et cette circonstance a également joué un rôle important dans l'échec de la deuxième mouture du « plan de la victoire” imaginée par le Kremlin. Et si la décision forcée et juridiquement loin d'être irréprochable de l'Europe d'utiliser les actifs russes gelées pour octroyer un crédit à l’Ukraine garanti par les réparations russes est prochainement actée, ce qui est probable, cela posera les bases du financement de la machine de guerre ukrainienne pour l’année prochaine.

Si, comme l’assurait Trump au printemps de cette année, Poutine avait les cartes en main, il est devenu clair cet automne qu’il s’agit plutôt de huit et de neuf que de reines, de rois et d’as.

Impasse militaire : conséquences et défis

Ainsi, l'impasse militaire constitue le nouveau cadre général permettant de comprendre la phase actuelle du conflit. La Russie est en train de perdre la guerre en termes de capacité à atteindre ses objectifs, ce qui constitue sans conteste une défaite pour une « grande puissance » qui a également sacrifié sa position sur les marchés mondiaux et dans la division mondiale du travail au nom de ses objectifs. Cela sape beaucoup des arguments de ceux qui s’opposent à l’aide militaire à l’Ukraine, affermit la volonté de la société ukrainienne, lance un signal important pour renforcer la coalition des sanctions et encourage les pays qui ne font pas partie de cette coalition à faire preuve de plus de loyauté à l’égard de ses exigences. D’autant plus que la marge de manœuvre pour échapper aux sanctions diminue à mesure que les marchés mondiaux s'adaptent à la diminution de la part des approvisionnements russes. Ce processus est particulièrement évident dans deux secteurs cruciaux pour le commerce extérieur russe : le pétrole et le gaz, ainsi que la métallurgie.

La nouvelle compréhension du cadre du conflit modifie fondamentalement l'ordre du jour des négociations potentielles sur la paix future. Les exigences russes, formulées au printemps dernier, sont désormais sans objet, même dans un format réduit. Leur principal argument de négociation – l'imminente offensive estivale – est partie en fumée. Et la seule véritable base pour d’éventuelles négociations – non pas la paix, mais un gel du conflit (puisqu’aucune des deux parties n’accepte son issue actuelle) – est la reconnaissance de l’impossibilité pour les deux camps de changer la ligne de front à l’heure actuelle.

Pour renverser cette nouvelle perception de la situation, Poutine devrait décider de lancer une nouvelle année d'opérations offensives dans le Donbass pour à cette occasion démontrer enfin son avantage militaire. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé cette année, bien peu croiront à son succès, et ce scepticisme se reflétera sans aucun doute dans le climat politique intérieur comme dans le contexte extérieur.

De plus, au cours des trois dernières années, les recettes budgétaires russes ont représenté 90 % des dépenses, mais au cours des cinq derniers mois, ce chiffre est tombé à 80 %. Si les prix du pétrole et les volumes d'exportations russes continuent de baisser, ce chiffre pourrait facilement chuter à 70-75 %, et le déficit, en conséquence, s'accroître à 5 ou 6 000 milliards de roubles. Mais le problème ne réside pas seulement dans son ampleur, mais aussi dans le fait qu'il s'agira de la cinquième année consécutive de déficit structurel. Parallèlement, les hausses d'impôts prévues généreront environ 1 200 à 1 500 milliards de roubles dans un scénario optimiste et ne combleront qu'entre un tiers et un quart du déficit, tout en aggravant la contraction économique causée par la baisse des recettes d'exportation. De plus, contrairement à certaines affirmations, la Russie n'a pas la capacité d'accroître ses emprunts. On ne lui en accorde pas sur les marchés étrangers, et il est difficilement réaliste d’en mobiliser dans de tels volumes sur le marché intérieur.

Dans le même temps, il est peu probable que les dépenses soient maintenues au niveau prévu si la guerre se poursuit. Par conséquent, l'augmentation globale des dépenses budgétaires pendant la guerre (en partant de 2021) sera d'environ 85 %, et en termes réels, d'environ 45 %. Dans ce scénario, nous pensons que les finances publiques russes traverseront une crise profonde d'ici la fin de l'année prochaine. Et même si l'objectif brumeux de s'emparer du reste du Donbass est atteint, le régime de Poutine sera dans une position plus vulnérable qu'aujourd'hui.

La dernière hausse d'impôts annoncée par les autorités russes ne signifie peut-être pas qu'une nouvelle offensive a été décidée. Elle pourrait tout aussi bien être interprétée comme une décision de militarisation durable de l'économie et d'accroissement du rôle de l'État dans ce secteur, dans un contexte de baisse probable des recettes d'exportation.

Si le conflit se transforme définitivement en guerre de tranchées, où les armées poursuivent leurs opérations militaires sans tenter sérieusement de modifier la ligne de front (il est possible que cette transition ait déjà de fait eu lieu dans une certaine mesure), les deux camps conserveront la capacité de s’infliger mutuellement des dégâts par des attaques de missiles et de drones. Bien que les ressources russes dans ce type de guerre dépassent actuellement celles de l'Ukraine, son seuil de tolérance à la douleur et à l'humiliation est bien inférieur à celui de l'Ukraine, dont les capacités de frappe aérienne augmenteront à mesure que les industries militaires européennes et ukrainiennes continueront sur leur élan à augmenter leurs capacités de production.

Poutine ne peut répondre à cette nouvelle situation qu’en créant une menace militaire contre l'Europe elle-même. Puisque la disparition du récit de la défaite imminente de l'Ukraine dans une « guerre d'usure » ne justifie plus l'argument selon lequel un soutien militaire à Kiev est inutile, le nouvel argument est la menace d'un conflit direct avec la Russie, un défi auquel l'Europe n'aurait actuellement absolument pas les moyens de répondre. Cependant, l'escalade et la politique de danse au bord de l’abîme que pratique actuellement la Russie pourraient également se retourner contre elle si la peur de l'Europe se traduisait par une mobilisation des électeurs plutôt que par une paralysie de sa volonté politique. Dans ce cas, cela donnerait plus de crédibilité aux arguments des responsables politiques européens en faveur de la nécessité d'augmenter les dépenses de défense.

Grâce au courage de l’Ukraine, à la résilience de la coalition européenne et, bien sûr, aux drones, la guerre d’usure s’est avérée être une arme à double tranchant.

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