Delenda est Ruthena putinesca

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Billet de blog 18 novembre 2025

Delenda est Ruthena putinesca

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Exécutions sommaires, tortures et racket dans l'armée russe

Delenda est Ruthena putinesca

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 28 octobre 2025 le media d’enquête russe indépendant Verstka a publié une synthèse de son travail sur les tortures, les extorsions et surtout les exécutions extrajudiciaires que subissent les soldats russes sur le front de la part de leurs officiers. 

J’ai choisi de conserver les termes “annuler”, “annulation” et même “annulateurs” pour désigner ces exécutions et leurs auteurs, comme dans l’article, parce que le terme, aussi inhabituel en russe qu’en français, est pourtant devenu depuis la guerre en Ukraine le mot que tout le monde utilise pour ce phénomène terrifiant. Il avait été mis à la mode au moment de la réforme de la constitution de 2020, lors de l’annulation des premiers mandats de Poutine, pour lui permettre d’en briguer de nouveaux. On l’appelle désormais souvent dans la population le “président annulé”, “l’annulé” ou “l’annulateur”. Que ce mot en soit venu à désigner aussi l’exécution généralisée des soldats fautifs ou dérangeants dans l’armée russe témoigne de la continuité perçue entre la pratique politique du président Poutine et les méthodes de son armée. 

La traduction littérale du titre de l’article est “Ils n’ont rien à foutre de savoir qui ils annulent” - Comment exécute-t-on dans l’armée russe. 

Des exécutions de plus en plus massives et des tortures de plus en plus sophistiquées 

Des soldats russes ont témoigné d'exécutions sommaires dès la première année de l’invasion de l'Ukraine. À l'époque, des soldats étaient exécutés sur-le-champ pour avoir refusé de monter à l'assaut ou pour s’être enivrés dans les tranchées. En 2025, les exécutions et les actes de torture au sein de l'armée sont devenus plus sophistiqués, résultant de plus en plus de conflits personnels entre soldats et commandants et du refus de payer des pots de vin à leurs supérieurs. 

Pour des raisons de sécurité, les noms et surnoms de certains personnages du texte ont été modifiés. 

« Un gamin de ma section s'est fait défoncer le crâne contre le sol. Parce qu'il avait bu de la vodka après une mission de combat. On était restés en première ligne pendant un mois, sans moyens de communication, sans bouffe, presque tous des 200 (morts) ou 300 (blessés). On buvait l'eau des flaques, on dormait dans l'eau et la merde. Et puis on a été relevés pour se reposer, et tous les gars ont bu un coup, alors ils ont commencé à nous engueuler comme si on était des gosses. C'est alors que le gamin s’en est pris plein la gueule. » 

Alors, comme le raconte à Verstka un soldat surnommé « Kurgan », les commandants « Kemer » et « Dudka » ont commencé à “défoncer” son camarade, lui fracassant la tête contre une dalle de béton. Puis ils l'ont jeté dans une fosse. « Il était déjà en train de mourir, du liquide lui coulait de la tête, de la mousse lui sortait de la bouche, il était pris de convulsions. “Requin” leur a alors ordonné de l'abattre », poursuit « Kurgan ». 

Sa compagnie d'assaut est principalement composée d'anciens détenus et de « types qui ont fait une connerie », explique Kurgan. Il a réussi à quitter l'armée après avoir été blessé et c’est pourquoi il est disposé à parler des « annulateurs ».  

Le terme « annulations » est utilisé par les soldats russes pour désigner le meurtre de leurs propres camarades. Ces meurtres sont perpétrés à titre de punition, de dissuasion, ou simplement pour régler des comptes personnels. 
Nous appelons « annulateurs » les commandants et les militaires qui pratiquent de telles exécutions. Il ne s'agit pas seulement de meurtres au sens propre du terme — fusillades ou tortures à mort — mais aussi d'ordres conduisant nécessairement à la mort — envoyer des gens dans des “assauts-boucherie”, sans armes, sans soutien ni munitions. (“assaut-boucherie” est un terme omniprésent dans les récits de cette guerre, il désigne les assauts dans lesquels presque tous les assaillants perdent la vie mais qui par leur fréquence usent petit à petit les défenses ukrainiennes. Cette technique de combat a d’abord été mise au point par le groupe Wagner pendant l’interminable prise de Bakhmut.) 
Verstka a recueilli des données sur des centaines “d'annulateurs”. Nous avons interrogé des militaires, leurs proches, et examiné un immense corpus de plaintes concernant ces crimes auprès du parquet militaire. Tous ces bourreaux sont fichés dans les archives de notre enquête :

https://verstka.media/obnuliteli

Deux autres interlocuteurs de Verstka, appartenant au même régiment, sont hospitalisés et comptent également être démobilisés. Ils espèrent ne pas être renvoyés au front. Les soldats en première ligne craignent de s'exprimer, car toute plainte ou protestation exprimée auprès de leurs familles ou du parquet militaire conduit à “l’annulation.” 

Les militaires que “Verstka” a interrogé n’utilisent pas le terme « annulation » pour désigner seulement des assassinats directs. Une méthode courante pour se débarrasser d'un soldat qui dérange consiste à le faire participer à un assaut, auquel il est quasiment impossible de survivre, souvent sans gilet pare-balles ni armes. 

Ce type “d’annulation » est répandu dans de nombreuses unités du ministère de la Défense. Par exemple, au sein de la 114e brigade indépendante de fusiliers motorisés (114 OMSBR), une unité récente de l'armée russe dont l'histoire remonte au bataillon séparatiste « Vostok » de Donetsk. Au début du conflit, cette brigade a notamment participé aux batailles d'Avdiivka et de la cokerie d'Avdiivka. Actuellement, d'après Deep State, la brigade se trouve près des villages de Suvorovo et Nikanorovka, dont la prise a été annoncée par le ministère de la Défense en août dernier. 

L'un des commandants de la brigade est le Héros de la Russie et Héros de la République Populaire de Donetsk, le colonel Igor Istratiy, alias « Saïd ». Des militaires décrivent ce commandant renommé comme ordonnant personnellement des exécutions et encourageant la torture. « Saïd » trouve plus facile d'éliminer pendant les assauts ceux qui ont perdu sa confiance. Yuri, qui a servi dans la 114ème brigade, raconte comment ils ont été envoyés à l'assaut sans armes ni équipement, tandis que « Saïd » assurait aux soldats « qu’ils se procureraient tout ce dont ils avaient besoin au combat ». « Pour que vous compreniez, nous avons affronté deux ou trois sections avec quatre chargeurs de 120 cartouches chacun », se souvient une source à Verstka. « Et ils nous ont accueillis avec des chars, des Grads (lance-roquettes multiples), des Shmels (idem) et des RPG (lance-roquette individuel). » « Prenons l’exemple de notre premier combat durant l'hiver 2023, alors que nous étions sur le point d’investir Krasnogorovka. Nous étions 47. Cinq d'entre nous ont réussi à atteindre le village. En trois minutes de combat. » 

« Vous savez, il se passe tellement de choses là-bas que… On ne sait jamais d’où vient la balle qui vous touche, des nôtres ou les Ukrainiens », explique le soldat Dmitry, de la même brigade. 

Fusillé pour refus de monter à l’assaut 

On peut essayer de refuser de participer à une attaque suicide, mais dans ce cas, d’après ce que nous racontent les militaires, la mort vous trouve au fond de vos propres tranchées. 

Par exemple, Alexei, mobilisé, raconte l'histoire du 2ème bataillon de fusiliers motorisés de la 7ème brigade. L'un des commandants de cette unité, surnommé « Sumrak  (Ténèbres) », avait un homme spécialement formé pour les annulations, explique le soldat. Au début de l'assaut, il devait sur ordre de son supérieur « choisir dix hommes et les envoyer en avant ». Ceux qui refusaient – « Vu tout ce qui se passe là-bas… Réellement, on ne peut jamais atteindre ces positions, on est pulvérisés avant par les drones. C'est pour ça qu'ils refusent » – étaient abattus à bout portant par le subordonné de Sumrak avec un fusil automatique. « Ensuite, on se débarrassait simplement du corps, puisque le Severskii Donets était tout près. Ils le jetaient dans le fleuve avec un gilet pare-balles pour qu'il ne flotte pas, ou ils l'enterraient quelque part. C'est la forme la plus élémentaire d’annulation. » 

Il se passa la même chose lors de l'assaut du village d'Orekhovo, dans la région de Donetsk en Ukraine, dont la prise dura plusieurs mois. Les militaires qualifient les combats pour ce village de suicidaires. En juin 2025, un soldat d'assaut portant le nom de code « Fix », appartenant au 80ème régiment de chars de la 90ème division blindée du groupe Centre, refusa une mission de « repérage des positions de tir » des forces armées ukrainiennes sans gilet pare-balles ni armes. Cette mission, appelée « balise », consiste pour un soldat à servir d'appât, envoyé en avant pour provoquer l'ennemi, l'inciter à ouvrir le feu et ainsi découvrir sa position exacte. « Vous courez dans une direction, et un détachement de barrage vous empêche de faire demi-tour. Votre seule chance de survie est d'être blessé et capturé par les Ukrainiens », explique l'un des soldats. (Ces tristement célèbres zagradotriad existaient déjà pendant la Seconde Guerre Mondiale. Placés en seconde ligne ils abattent les soldats qui reculent, décourageant les autres d’en faire autant.) 

Après avoir entendu « Fix » refuser de servir de balise, le commandant de la compagnie d'assaut « B », « Kemer », ordonna qu'il soit passé à tabac. Deux de ses camarades du 80ème régiment l’ont raconté à Verstka. La scène de torture a été filmée : il a été battu à mains nues, à coup de bâtons et avec un pistolet à impulsion électrique. « Oui, c'est bien “Fix” sur la vidéo. Ce sont les hommes de “Kemer” qui l'ont roué de coups jusqu'à ce qu'il soit à moitié mort, puis qui lui ont tiré dessus. Ils l'ont enterré dans une zone boisée », raconta à Verstka son camarade, surnommé « Kurgan ». Sa famille a été informée que l'homme aurait disparu après avoir quitté son unité sans autorisation. 

D'après le récit d'Alexey, mobilisé, sa brigade dispose d'un bataillon de défense territoriale (12BTRO) commandé par un officier portant le surnom « Bely (blanc) ». Quiconque avait refusé une mission de combat ou avait déconné d’une manière ou d’une autre était envoyé sous ses ordres : « Un soldat avait picolé, ou s’était enfui, parfois pendant deux jours, peut-être pour rejoindre sa petite amie”. Pour ces individus, Bely, selon un interlocuteur de Verstka, disposait de deux tireurs d'élite postés « à un endroit précis parmi les arbres ». Personne ne les voyait, mais eux voyaient très bien lorsqu'un homme se retournait et prenait la fuite pendant un assaut. Des combattants de son propre camp l'abattaient alors. Alexey affirme qu'en 2023, les tireurs d'élite de Bely ont tué vingt de ses camarades, et quarante en 2024. Verstka n'a pas encore pu confirmer ces chiffres par un autre témoignage. 

Les drones au service des “annulations” 

Dans certaines autres unités, notamment les unités d'assaut et de fusiliers motorisés, où les « déconneurs » ou les « mis à l’amende » sont nombreux, au lieu d'utiliser des détachements de barrage ou des tireurs d'élite, on élimine les soldats à l'aide de drones. Cette méthode est moins courante que l'exécution ou la torture à mort. « Dans les troupes aéroportées on n'a jamais entendu dire qu'on éliminait les nôtres ! Que nos pilotes de drones gaspillent leur propre matériel FPV ! C'est du délire ! » s'est indigné un parachutiste en réponse à la question de Verstka. 

Mais d'autres militaires, n'appartenant pas aux unités d'élite de parachutistes ou de reconnaissance, confirment ces faits. Par exemple, évoquant le 139e bataillon d'assaut et son ancien commandant, le colonel Kurabek Karayev, 35 ans, indicatif « Kurort  (villégiature ! ) », les sources de Verstka affirment qu'il utilisait des drones pour assassiner ses propres soldats. 

« J'ai vu comment ils poussaient les gars en avant, ils n’en ont rien à foutre, tu n’y vas pas, ils te descendent. Tu te planques dans un coin, c’est un oiseau (drone) qui t’explose, même tes camarades n’en ont rien à foutre. Ils te traqueront et te flingueront. Voilà les ordres qu’ils donnent », se plaint Vladimir Oskolkov, un soldat contractuel du 139e bataillon d'assaut, dans une vidéo où il dénonce les sévices subis sur le champ de bataille. Il a transmis des vidéos, filmées en première ligne, à sa sœur et a porté plainte auprès du procureur militaire de Berdiansk concernant ses conditions de service. Après la médiatisation de l'affaire, Oskolkov a été emmené dans un lieu inconnu et on n’a plus jamais entendu parler de lui. 

Un autre soldat, récemment muté de ce même 139ème bataillon d'assaut, confirme à Verstka que son commandant avait ordonné aux opérateurs de drones de larguer des grenades sur des soldats : « Il y avait des missions de combat, comme l'assaut de zones boisées, et l'ordre était : annulez vos camarades si vous voyez qu’ils ne pourront pas s'en tirer. Ceux qui refusaient étaient annulés à leur tour, éliminés par une grenade larguée d’un drone. Ils contraignaient les opérateurs de drones en les menaçant, en pointant une arme sur eux. » 

Un autre de ses camarades a également évoqué les meurtres de soldats russes par des drones russes dans un message vidéo adressé à Vladimir Poutine, qu'il a enregistré en mai 2025, alors qu'il se trouvait à l'arrière. 

« Je suis obligé de m’adresser directement à vous pour faire éclater la vérité. Lorsque Karaev commandait le 139ème bataillon, lui, son adjoint, indicatif « Loup », et son chef d'état-major, indicatif « Mark », ont donné l'ordre d'achever nos soldats blessés en leur lançant des grenades depuis un drone. Au sens propre, Vladimir Vladimirovitch. Au départ, il a demandé à de simples soldats de s'en charger, ce qu'ils ont, bien sûr, refusé. Karaev, « Mark » et « Loup » se sont alors chargés eux-mêmes d'achever nos soldats. » 

D'anciens prisonniers devenus soldats contractuels en 2023 ont également été témoins de drones achevant des soldats russes. Pourquoi des officiers prennent-ils le risque de perdre des drones, de détourner l'attention de leurs opérateurs de leurs missions de combat, de gaspiller des munitions et d'annuler leurs soldats devant de nombreux témoins ? Les soldats interrogés l'ignorent eux-mêmes. Une hypothèse courante parmi les interlocuteurs de Verstka est d'empêcher la capture ou l'hospitalisation d'un combattant blessé qui pourrait ensuite raconter des choses gênantes sur ce qui se passe sur le front. 

Un message vocal d'un membre du bataillon de “Kurort”, transmis à Verstka, évoque également l'élimination des blessés. « J'étais avec le 139ème bataillon sous les ordres du commandant « Kurort ». Il a donné l'ordre d'achever un 300 (blessé), et ils l'ont fait. L'ordre était clair : si tu ne l’achèves pas, on te tue. Parfois, ceux qui refusaient d’aller se battre étaient attachés à un arbre, battus à coups de câble électrique, puis enfermés dans une cave jusqu'à ce qu'ils perdent tout leur sang » 

Torturés à mort 

Les soldats interrogés qualifient également « d’annulation » les tortures pratiquées dans des fosses et des sous-sols, car elles se soldent le plus souvent par la mort de la victime. Le soldat mobilisé Alexei se souvient comment on jetait dans ces fosses les soldats qui s'étaient saoulés pendant une journée de répit à l’arrière après trois ou quatre mois de combats. « On appelait ça “aller au bain” : on avait 24 heures pour se laver et récupérer un peu. Et puis, forcément, pendant ces 24 heures, le gars trouvait de l'alcool, se saoulait à mort, et le lendemain, quand il devait retourner en première ligne, il ne tenait plus debout. Alors, on le jetait dans la fosse avec des menottes. » 

La fosse mesurait deux mètres de profondeur et de largeur, et une grille était placée par-dessus. On conduisait jusqu’à la fosse un camion Kamaz avec une citerne, celui qui sert à apporter de l’eau aux soldats, et il la vidait dans la fosse pour la remplir jusqu'à la grille. « L'homme était alors comme un poisson, essayant désespérément de respirer à travers la grille. C'est ainsi que les commandants le torturaient. » Les soldats, victimes de ces châtiments, mouraient lentement : on les sortait vivants, mais après plusieurs heures dans l'eau froide, « ils attrapaient forcément une pneumonie, une insuffisance rénale, et toutes les complications qui en découlaient ». « S'ils avaient de la chance, ils étaient envoyés à l'hôpital. Cela dépendait du commandant, de son humeur. S'ils n'avaient pas de chance, ils étaient renvoyés au front. Et là-bas, quels soins médicaux pouvaient-ils recevoir ? À part des bandages et du Promedol (analgésique opioïde en usage dans l’armée russe depuis les années 50), rien. Alors, ils finissaient par mourir d'un œdème pulmonaire ou d'une insuffisance rénale. » 

Dans les fosses on ne fait pas que patauger, on peut aussi s’y entretuer. C’est ce que nous raconte Youri, un ancien militaire de la 114ème brigade de fusillers motorisés. 

 « Quand quelqu'un commence à poser des questions, par exemple sur son salaire, ou à se plaindre, on l'enferme dans une fosse avec une grille par-dessus », explique Yuri, un soldat de la brigade. « On ne le nourrit pas, on le bat deux, trois, voire quatre fois par jour, tous les jours. On le sort du trou et on le tabasse. Il y en a beaucoup, vraiment beaucoup, qui subissent ça. Il y en a qui meurent dans cette fosse. » 

Pour dissimuler ces annulations, poursuit le soldat, « on jette simplement le corps sur la ligne de front et on tire sur son cadavre », pour faire comme s'il était mort au combat. Quand deux ou trois personnes restent dans la fosse, on leur dit : « Les gars, vous voulez sortir, alors battez-vous. Celui qui survivra pourra sortir. » 

« Vous imaginez, ce type qui au combat me protégeait de son propre corps, et moi je dois me battre avec lui, je dois le frapper jusqu’à ce qu’il en meure. Mais je préférerais crever moi-même. Vous comprenez la situation ? » nous demande Yuri. 

En plus des propos de Yuri, des combats dans une fosse ont été fixés par une vidéo apparue dans des projets ukrainiens destinés aux soldats russes en mai 2025. Verstka n'a pas pu vérifier l'authenticité de cette vidéo, mais d'autres militaires et des parents de soldats ont parlé à nos journalistes du commandant Kama, qui y est mentionné. 

« Alors, enculés de pédés, vous y voilà, putain ! » Ce sont les mots qui ouvrent la vidéo, montrant deux soldats de la 114e brigade. Torse nu, ils sont dans un trou creusé dans la terre. La légende de la vidéo indique que les deux soldats ont été jetés là parce qu'ils ont refusé de participer à un nouvel “assaut-boucherie”. Un homme leur parle hors champ. 

« Bon, Kama, il a dit, celui qui va défoncer l’autre, vous m’écoutez les blaireaux ? putain, celui qui va défoncer l’autre, celui-là il sortira de ce trou », poursuit la voix hors champ. Après cela, les hommes commencent à se battre. Au bout de quelques minutes, l'un d'eux prend le dessus : « Ça y est, il recule… » « Et toi, continue de l'étrangler, putain ! », encourage la voix off. « Je l'étrangle, je l'étrangle ! », répond le soldat. Et il jette de côté son camarade qui ne bouge plus. 

Parmi d'autres méthodes d’annulation relativement rares les interlocuteurs de Verstka se souviennent avoir vu des soldats envoyés à l'assaut avec une grenade sous le gilet pare-balles – « sans goupille, mais avec la cuillère baissée ». « Ils vous renvoient dans la zone de combat. Si vous tombez, si vous êtes touché, ou si vous faites le moindre mouvement brusque, c'est l'explosion. C'est vraiment un truc de sauvage ; je ne l'ai vu qu'une seule fois, près de Tchasov Yar », raconte un soldat. 

Il ajoute que ceux qui dérangent le commandant peuvent être pendant un assaut « attachés à un arbre et abandonnés dans la zone de combat pour y être annulés » – et comme ça ce ne sont pas des soldats russes qui les tuent, mais des drones ukrainiens. 

« Franchement, je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. 2025, la guerre du futur, les drones, et eux ils exterminent leur propre peuple comme du bétail. C'est un véritable génocide ! », s'exclame Kurgan avec indignation. 

“Annulés” parce qu’ils ont refusé de payer 

Les témoins de ces exécutions que Verstka a interrogés estiment que ceux qui pratiquent ces « annulations » sont soit des commandants sadiques, soit ceux qui ne voient pas d'autre moyen de maintenir la discipline dans leurs rangs. Mais en vérité le principal motif, c’est l’argent. 

Ces commandants “annulateurs” monnayent la possibilité d'échapper aux assauts, exigent des pots-de-vin, pratiquent l'extorsion et volent tout simplement leurs subordonnés : ils détournent les soldes des soldats sous contrat de leurs cartes de crédit vers leurs propres comptes. Ceux qui refusent de payer sont « annulés » par les méthodes que nous venons de décrire. 

Par exemple, des proches de soldats disparus accusent d’extorsion le commandant « Kama » – subordonné de « Said » – celui-là même qu’on a vu dans une vidéo montrant des soldats s'entretuant sur son ordre. Il s'agit de la 114ème brigade de fusiliers motorisés de la Garde, formée sur la base du bataillon séparatiste « Vostok ». 

« Kama » est le commandant d'une unité de cette brigade. Verstka a réussi à obtenir son numéro de téléphone. Il appartient à Ainur Sharifulline, né au Tatarstan, 38 ans, père de trois enfants. D'après ses publications, Sharifulline est un militaire expérimenté. En 2016, il travaillait au centre de formation du ministère de la Défense situé dans le village d'Elan, dans la région de Sverdlovsk. Au nom du centre, il communiquait avec les parents des conscrits via la page officielle de ce dernier sur le réseau social VKontakte.. 

Aujourd'hui, les proches des soldats l'accusent de « toutes sortes d’excès, d'extorsion et d'envoyer les blessés au combat ». Kama est effectivement très riche. Tellement riche qu'il s'est fait construire un appartement dans les tranchées. Une mère de soldat membre du groupe de discussion de la 114ème brigade a publié des photos de l'abri où, selon elle, vivait « Kama ». Les images montrent quelque chose qui ressemble à un appartement neuf ou récemment rénové : papier peint, lustres, chambre séparée, canapé dans le salon, cuisinière neuve… mais en réalité, il s'agit d'un abri de campagne construit dans les tranchées. 

« Voilà comment vit le camarade Kama », écrit Alexandra, la mère membre du groupe. « Comparez ça aux abris de nos gars. Vous croyez qu’ils ont le chauffage au sol ? Lui, oui. Il n'a pas eu le temps d'installer une douche avant que le front ne se déplace. Et sous un abri, il a une moto à 7000 euros. » « C'est vraiment scandaleux ! » 

Elle a refusé d’entrer en contact avec nos journalistes, tous comme les autres membres de son groupe sur le réseau VKontakte. Plus tard elle a même supprimé son message sur VKontakte et les photos qui l’accompagnaient. 

Un sauna pour “Kurort” 

Pendant que certains construisaient un véritable appartement dans leur tranchée pour « Kama », d’autres soldats aménageaient un sauna pour « Kurort », dont la brigade, sur ses ordres, pointait des mitrailleuses sur les opérateurs de drones jusqu’à ce qu’ils se décident à lancer des grenades sur leurs camarades blessés. Le chantier se situe dans le village de Granitnyi, dans la région de Donetsk. Ils sont aussi allés lui acheter un téléviseur. Peut-être pour l'un de ses deux appartements de Donetsk, que « Kurort » loue pour compléter ses revenus. Il a également ouvert deux magasins de surplus militaires dans la ville, où il écoule, selon le témoignage d’un militaire dans un message vidéo, de l'aide humanitaire envoyée au front par des volontaires. 

« Kurort », de son vrai nom Kurabek Karaev, 35 ans, est né à Mamedkala, un village du Daghestan, d'un père forestier et d'une mère infirmière. Diplômé d'un institut militaire de Penza, il affirme s'être fait muter volontairement dans l'infanterie, alors qu’il avait été formé pour servir dans l'artillerie et les missiles. 

Selon des militaires qui le connaissent bien, « Kurort » aurait ordonné “l’annulation” de ses hommes pour des questions d’argent. « Si tu veux une permission, tu payes. Si un soldat ne se laisse pas racketter, s'il refuse de partir à l'assaut ou s'il devient gênant, commence à fourrer son nez partout, à se plaindre à ses parents, à faire des enregistrements vidéo ou audio, ou à rassembler d'autres éléments compromettants, il y a mille raisons de “l’annuler”. Mais au final, tout se résume à une question d'argent. » De nombreuses plaintes ont été déposées contre Karaev, mais d'après les soldats qui nous ont parlé, il reste à son poste grâce à la protection de deux généraux : Andreï Ivanaïev et Roman Grekov. 

Le 2 juin 2025, la télévision montre un film de Vladimir Solovyov sur « Kurort » et les troupes qu'il commande. Il présente les soldats d'assaut combattant en Ukraine comme la nouvelle “élite” de la nation. (Vladimir Solovyov est le plus fanatique des propagandistes de la télévision russe.) 

« As-tu toi-même participé à des missions d'assaut ?» demande Solovyov. 

« Oui. Quand j'étais encore commandant de bataillon de 2022 à 2023, au début de toute cette histoire. Quand on se battait encore en direction d’Izioum» 

« Et toi-même tu as changé ? Dans ton attitude face à la guerre ?» 

« Je suis devenu plus calme. Plus posé », répond « Kurort ». « La guerre vous forge le caractère. Et on évolue très vite. » 

Plus loin dans la vidéo, le commandant accusé d'avoir “annulé” ses soldats disserte doctement sur le fait qu' « il faut que le soldat soit motivé pour monter à l‘assaut ». « Si les soldats refusaient de payer ou de participer à des assauts-boucherie (parce que c'est une mort stupide), ils étaient soit transportés de force en première ligne, soit éliminés directement, soit envoyés affronter les drones et l'artillerie ennemis. Ou bien ils étaient simplement envoyés en gilet pare-balles, sans mitrailleuse, sans rien, prendre d'assaut la forêt », raconte à Verstka un soldat qui a servi dans la brigade « Kurort» pour illustrer sa conception singulière de la motivation. 

« Si le gars n'est pas motivé, il ne donnera aucun résultat sur le champ de bataille », continue de théoriser « Kurort » dans le film de Solovyov. « Nous, les officiers, après l’Opération Militaire Spéciale, on pourrait bosser comme psychologues. Rien qu’en parlant avec les soldats, on voit immédiatement qui est capable de quoi. » 

En trois ans de guerre en Ukraine « Kurort », qui avait commencé à combattre comme major, a été promu lieutenant-colonel puis colonel de manière anticipée, a été cité deux fois dans l’ordres du Courage et décoré de la médaille de la « Bravoure ».  

Tout est prétexte à extorsion 

« Ma femme a transféré 60 000 roubles », « J’ai donné deux millions », « Ils ont copié les codes PIN des cartes de tous les soldats morts et les lui ont donnés. Et pratiquement tous les gars de notre régiment ont été tués », c’est ainsi que différents soldats décrivent les gains d’un autre commandant, « Kemer », du 80ème régiment de chars. 

Dans son régiment on extorque de l’argent en menaçant de représailles épouvantables littéralement pour n’importe quoi : acheter des munitions, ne pas participer à un assaut, ne pas être jeté dans une fosse. L'ampleur de ces extorsions est telle qu'un commandant, selon le soldat d'assaut Alexei, aurait 530000 d’euros déposés sur sa carte de crédit. D'après « Kurgan », il pourrait s'agir d'un officier de la police militaire proche du commandant du régiment. Tout l'argent est partagé entre le commandant de l'unité d'assaut « Akula » et ses subordonnés, explique Alexei. « Ils confisquaient les véhicules à ceux qui en avaient acquis, les revendaient, et seulement alors les laissaient sortir du trou » 

Andrei Bykov, qui servait dans la compagnie d'assaut du 80ème régiment de chars de la Garde, a été tué pour avoir refusé de remettre son véhicule sur ordre des commandants « Dudka » et « Kemer ». 

En février 2025, il a été hospitalisé à la suite d’un assaut. Lorsque la prime pour ses blessures est arrivée sur sa carte, « Kemer » et « Dudka » ont commencé à essayer de lui extorquer la moitié de la somme. Bykov a refusé de payer et s'est acheté une Toyota Camry. Sa mère raconte à Verstka que les commandants ont exigé qu’il leur cède la voiture. Face à son refus, ils l'ont roué de coups, puis ont ordonné à un subordonné, indicatif « Batrak (pequenaud) », d'annuler son fils. 

Ni les messages vidéo que Tatyana a enregistrés du vivant de son fils, ni les plaintes déposées auprès du Comité d'enquête et du parquet n'ont permis de faire avancer les choses. « On m'a dit qu'avant sa mort, les plaies recouvraient tout son corps tellement ils l'ont battu. Son corps gît dans un bois près de Galitsynivka. Ses camarades peuvent même indiquer l'endroit. Mais les enquêteurs ne font strictement rien. Ils ont peur. Je n’en reviens pas. Le gamin est là depuis le 8 mai. Je ne peux ni l'enterrer, ni rien faire.» La mère n'a pas reçu un rouble, ni comme solde, ni parce qu’il a été tué ; elle n’a droit à rien, son fils a été porté disparu. 

Selon le soldat surnommé « Kurgan », avant les assauts, le commandant « Kemer » confisque les cartes bancaires des combattants et exige leurs codes PIN, soi-disant pour les transmettre à leurs proches « au cas où ». Ce que bien sûr il ne fait jamais. 

« Kemer » et « Dudka », tous deux originaires de la région de Novossibirsk, sont, d'après leurs camarades, non pas des militaires de carrière, mais des repris de justice. « Verstka » a découvert que Dudukov avait été condamné pour vol en 2011 et 2023. Kemerov, quant à lui, n'a rejoint les rangs de l'armée qu'en 2023. Il sortait alors d'une colonie pénitentiaire où il purgeait une peine pour escroquerie. « Verstka » a tenté de contacter ces deux officiers ; ils ont lu les messages mais n'ont pas répondu. Kemerov a rappelé plus tard, en disant : « t’es qui, salope ?! Je te trouverai ! Je te couperai les couilles, et te les ferai bouffer ! » mais a refusé de répondre à nos questions. 

Des proches des victimes parlent de BMW neuves et d’appartements à Sotchi que les commandants auraient achetés en dépouillant les combattants ; mais Verstka n’a pas pu retrouver les titres de propriété. 

Les groupes « Kemer » et « Dudka » agissent tous deux dans l'intérêt du capitaine Akula (requin), de son vrai nom Ilkhom Peter, commandant du 80ème régiment, une unité qui a initialement occupé le village de Bogdanovka, dans la région de Kyiv, où les troupes russes ont assassiné et violé des civils. Peter a reçu de nombreuses décorations et cultive l'image d'un officier modèle. Il accorde des interviews aux médias d'État et aux correspondants de guerre, apparaît dans l'émission « Lumière bleue » de la première chaîne publique et exhorte les Russes à « ne pas avoir peur » et à partir à la guerre pour « vaincre le nazisme ». 

Trois des sources de Verstka ont également précisé qu'« Akula » est originaire du Tadjikistan et qu'il vouerait une haine farouche aux Russes. « Il déteste les Russes, il veut juste qu'il y en ait plus sous ses ordres pour qu'on se fasse tous tuer, c'est tout. Franchement, il nous déteste vraiment », affirme Alexey. Ceci est confirmé par le soldat surnommé « Kurgan », qui se souvient que Peter s'en prenait violemment aux soldats russes. « Il hurle : "Putain, vous êtes de la merde russe, vous buvez, vous ne savez rien faire, vous ne vous contrôlez pas, vous devriez être exterminés puisque vous ne servez à rien" », rapporte le soldat en citant « Akula ». 

D'après les sources de Verstka, Peter est un militaire de carrière qui fait la guerre pour gagner de l'argent et des décorations, et qui cherche à monter en grade. L'un de ses objectifs est d'obtenir le titre de Héros de Russie. « Akula nous a tout de suite prévenus : tant que je n'aurai pas le titre de Héros, vous tomberez tous les uns après les autres », raconte un des combattants des groupes d’assaut. 

Selon eux, Peter ne se charge plus actuellement du « sale boulot » des “annulateurs” ; pour ça il y a Kemer, Dudka et les autres. « Akula est rusé, intelligent et cruel, et ses hommes de main sont de véritables démons. Ils n’ont rien à foutre de qui ils annulent ou de qui ils torturent. Ici, tout le monde se transforme en monstre. Chacun pour soi et tous contre tous“, lance le soldat surnommé "Kurgan". » 

“Ils ont battu notre sniper à coups de poing jusqu’à ce qu’il en meure” 

Un autre soldat accusé de tortures et d’annulations pour de l'argent est le commandant d’une compagnie d'assaut de la 114ème brigade, Vyacheslav Kiseliov, indicatif « Renard », subordonné de « Saïd ». 

Kiseliov est un ancien détenu originaire d’une petite ville de la région de Kostroma. En 2013, en état d'ivresse, il a violé une jeune fille dans l'entrée d'un immeuble, ce qui lui a valu une peine de cinq ans de prison. En 2022, Kiseliov terminait une nouvelle peine, cette fois pour cambriolage. De la prison il est directement entré dans l'armée. Dès 2023, Kiseliov devient commandant de compagnie et s'impose rapidement comme un des principaux racketteurs et “annulateurs” de sa brigade. « Renard » monnayait la possibilité de rester en vie, c'est-à-dire de ne pas participer aux assauts, rapporte une source de Verstka. Les sommes en jeu allaient de plusieurs centaines à plusieurs dizaines de milliers d’euros. D'après deux sources de Verstka au sein de la compagnie « Lias », les commandants utilisaient cet argent pour acheter des voitures et se faire construire des appartements dans les tranchées. 

D'après les interlocuteurs de Verstka, ceux qui refusaient de payer, de monter à l’assaut ou essayaient de porter plaindre étaient punis. « “Renard” tabassait les gars et leur prenait leur argent », se souvient Yuri. « Sous mes yeux, Kiseliov et ses hommes de confiance ont roué de coups notre tireur d'élite jusqu’à ce qu’il en meure parce qu'il refusait de monter à l'assaut et de les payer. Devant moi ils l'ont pendu à un crochet et l'ont battu à coups de poing » 

« On avait avec nous un certain Ilya Sobolev, alias “Cartel” », raconte Dmitry, un soldat de la même brigade. « Il a refusé d’aller au combat dans le village de Novosiovka, dans la région de Donetsk. “Renard” l'a annulé. Il l'a simplement battu à coups de bâton jusqu’à ce qu’il en crève. » 

Ils m’attachent et me battent pendant cinq heures avec un câble en cuivre 

Yuri, une source de Verstka, a été torturé au printemps 2023 sur ordre de « Renard » après s'être plaint de retards sur son salaire. « Il m'a tiré de l'hôpital, m'a menotté à un tuyau dans un village et a commencé à me battre. Je suis ensuite resté menotté à ce même tuyau pendant deux jours. Après, ils m'ont donné un fusil automatique, un gilet pare-balles et un casque, et m'ont envoyé au front près de Krasnogorovka avec d'autres gars.» Interrogé sur l'identité de celui qui avait donné l'ordre de ces sévices, Yuri a déclaré : « Tout le commandement de la 114ème brigade était impliqué, y compris "Said" et "Renard". » 

Après avoir été de nouveau blessé, Yuri accepta de verser régulièrement de l’argent à ses commandants. Puis, il se mit à extorquer lui-même de l'argent à d'autres soldats pour le compte de « Renard », soi-disant « pour les besoins des camarades ». En quoi consistaient exactement ces besoins, précise Yuri, cela n'avait aucune importance. Il les inventait de toutes pièces. 

Ils finirent par réunir cinquante mille euros. « Tout l'argent fut transféré à “Renard“ en passant par la carte bancaire d’un intermédiaire, une fille qu'il avait rencontrée on ne sait où. “Renard” reversa un pourcentage de cette somme à “Saïd”. » 

Peu après, « Fox » est allé chercher Yuri à l'hôpital et l'a emmené dans une base militaire que la source de Verstka appelle « Ryzhaya ». Là, le soldat a recommencé à être battu. 

« Renard a d'abord pris un tube en carton comme ceux sur lesquels on enroule de la toile et il a commencé à me tabasser. Il me frappait, me frappait, me frappait encore », se souvient Yuri. « Ils m'ont fait tomber, m'ont ligoté, ont coupé un câble de cuivre d'environ sept centimètres de diamètre, aussi épais qu'un tuyau d'arrosage. Et le Renard s'est mis à me frapper avec. Cinq heures. Ils m'ont mis un sac sur la tête et ont continué à me frapper, et je commençais à avoir de drôle d’idées… J'ai dit : "Les gars, donnez-moi une grenade, je vais me faire sauter." Je n'avais plus peur. » 

D'après Yuri, il s'agissait d'une menace préventive pour l'empêcher à l’avenir de porter plainte à propos des extorsions et des tortures. Cette même nuit, toujours selon Yuri, des commandants arrivèrent à la base « Ryzhaya » sur ordre de « Saïd » pour exécuter les combattants indésirables. 

C’est « Saïd » qui a amené des hommes à lui pour nous abattre, raconte Yuri. « Ils sont arrivés ivres, de nuit, sont montés au premier étage et ont commencé à tirer dans tous les sens. Mais il n'y avait plus personne ; nous avions réussi à nous réfugier au sixième étage, et ils n’en savaient rien. Ils ont fait cela pour ne rien avoir à nous payer, pour que nous ne réclamions pas notre dû. Ils auraient prétendu que nous étions morts au combat. » 

“Tombé au champ d’honneur” 

Les corps de ceux qui ont été « annulés » sont soit enterrés dans la forêt par leurs camarades, sur ordre de leurs supérieurs, soit abandonnés sur le champ de bataille, après avoir reçu une rafale de mitraillette. C'est ainsi que Vladislav Berlyakov, 40 ans, de la 6ème brigade, unité militaire 41624, décrit à Verstka comment on se débarrasse des corps de ceux qui ont été « annulés ». Parmi d’autres, ses supérieurs se sont notamment occupés d’Alexandre Yurkov, indicatif « Odessa », qu'ils avaient eux-mêmes contraint à vendre de la drogue. En mai 2023, « Odessa » n'a pas rapporté le revenu d’une transaction – il s’en était servi pour payer les soins de sa femme malade, suppose Berlyakov. Cela lui a coûté la vie : « ils l'ont battu à mort. Des commandants avec les indicatifs « Bielyi (Blanc) », « Dikii (Sauvage) », et d'autres dont je me souviens plus. » 

Berlyakov dit être tombé sur le corps d’« Odessa » au coin d’un bâtiment. Il était couvert de bleus et de plaies. On a dit au soldat que s’il commençait à protester ou à poser des questions, « le même sort l’attendait ». Berlyakov a promis de garder le silence. 

« Le soir même, sous mes yeux, ils ont enfilé à « Odessa » un vieux gilet pare-balles et lui ont mis un casque, puis ils ont glissé deux grenades sous son corps et les ont fait exploser. Ensuite, pour dissimuler toute trace de coups qui aurait pu être décelée lors d'une autopsie, son corps a été exposé à la chaleur pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’il commence à se décomposer. Puis il a été expédié à l’arrière avec la mention « mort en héros ». » 

L'année suivante, on a essayé d’annuler Berlyakov lui-même au moins quatre fois, il était témoin de trop nombreuses exécutions, actes de torture et extorsions. Il est parvenu à s'échapper, a été repris, s'est de nouveau échappé, a porté plainte auprès du parquet militaire et a écrit à des députés et jusqu’au président, en vain. Il affirme avoir même été interrogé par des agents du FSB, qui enquêtaient sur ces annulations et extorsions. « En discutant avec eux j'ai appris que beaucoup d'autres hommes étaient et sont encore détenus dans les sous-sols de l'unité militaire 41624, officiellement considérés comme prisonniers en Ukraine. "Et ces salauds touchent le salaire de ces pauvres gars", aurait déclaré un agent du FSB à Berlyakov en 2024. "Mais comme les commandants de l'unité militaire 41624 savent que nous recherchons ces gars et que nous savons tout sur leurs combines, il y a forte chance que la plupart d'entre eux seront annulés." » 

« J’étais sous le choc », écrit Berlyakov. « Un officier du FSB de la Fédération de Russie me raconte ouvertement des choses pareilles. Je lui ai demandé pourquoi il en parlait si calmement, et il m’a répondu : “Qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne peut pas ajouter ces informations au dossier ! Et les témoins sont éliminés, ils meurent dans d’étranges circonstances. L’un d’eux se serait ouvert le ventre, un autre se serait tranché la gorge. » 

Berlyakov est toujours vivant, il a aujourd’hui le statut de déserteur, il continue à déposer des centaines de plaintes auprès du Ministère de la Défense, du Comité des enquêtes spéciales (FBI russe) et du parquet. Mais la traque lancée contre lui par ses anciens supérieurs “annulateurs”, comme il le confie lui-même à Verstka, se poursuit. 

“Maman, on ne peut faire confiance à personne ici” 

La mise en scène héroïque de la mort d' « Odessa » est un cas rare. La plupart du temps les soldats annulés ne sont pas rapatriés dans des cercueils de zinc. D'après la quasi-totalité des témoins interrogés par Verstka, les soldats exécutés sont déclarés disparus au combat, voire déserteurs. Dans ces cas-là, les familles ne reçoivent aucune indemnisation : une personne disparue peut être reconnue décédée après plusieurs années, et parfois même jamais. 

C’est ainsi que Guermane Friedman, âgé de 19 ans, qui avait signé un contrat d‘engagement à la fin de son service militaire à l’été 2023 et avait été envoyé sur le front, a disparu il y a deux ans. On a perdu tout contact avec lui moins de trois mois plus tard. 

Ayant signé un contrat contre la volonté de sa mère, voici ce qu’il lui a écrit depuis les tranchées : « Maman, on ne peut faire confiance à personne ici. » « Maman, il faut me faire muter dans une autre unité. » Guermane s’était retrouvé au 139ème bataillon d’assaut, celui-là même où le commandant Kurort donna plus tard l’ordre d’éliminer ceux qu’il n’appréciait pas en leur lançant des grenades depuis des drones. 

Début octobre, le soldat sous contrat avait envoyé ce message à son frère : « Salut frangin ! Je ne devrais pas te raconter ça, mais ils menacent de me descendre à la première occasion. Ou de balancer une grenade dans ma casemate. Transmets ce message à maman si jamais il m’arrive quoi que ce soit. Leurs surnoms sont : « Chrame, (Cicatrice) », Vadim Nepomnyashchikh. « Bouryat », Kolya Sosnin. « Volk, (Loup) », Volchenko. « Povar,(Cuisinier) », Kolomyl’tsev. « Skripa, (violon) », Skripnikov. Je ne peux pas les supporter, ces bâtards de Transbaïkalie. Ils boivent tous les jours, ils me forcent à boire avec eux, ils donneraient n’importe quoi pour une bouteille de vodka. Mais j’ai la langue bien pendue, et ça ne leur plaît pas. C’est pour ça qu’au bout d’un moment, ils ont commencé à me menacer de cette façon, mais si jamais je sens que leurs menaces mettent ma vie en danger, je ne me laisserai pas faire. Je riposterai, je les flinguerai. » 

Le 19 octobre, Guermane a envoyé un rébus à un ami. C’est sa mère, Oksana, qui en a parlé à Verstka. « Il n'arrivait pas à le déchiffrer et me l'a finalement envoyé. Mon fils aîné et moi l'avons déchiffré. On pouvait y lire : "Ma vie est menacée." » 

« Et je n'ai plus de nouvelles de lui depuis deux ans. Je ne sais pas où est mon fils », confie Oksana à Verstka. « C'est très dur pour moi ; je suis actuellement suivie en psychiatrie, je vais régulièrement à l’hôpital me faire perfuser. Je suis au bout, je n'en peux plus. Quelle que soit la porte à laquelle je frappe, quel que soit le mur auquel je cogne, je ne rencontre que le silence. J'ai fait des demandes auprès du bureau d'enrôlement militaire, mais je n'ai jamais reçu de réponse satisfaisante. J'ai écrit au parquet, mais personne ne répond. Je me suis adressé à l'administration présidentielle et aux députés. Rien. J’ai même envoyé une vidéo à l’occasion de la ligne directe avec Poutine, rien non plus. » 

« Chacun reste avec sa propre souffrance. L'armée dit : "Le brouillard de la guerre se dissipera." Mais quand se dissipera-t-il ? » poursuit Oksana. « Je n'ai pas pu lui souhaiter un joyeux anniversaire depuis deux ans. Son passeport a expiré pendant tout ce temps. » Mais je crois qu’il est vivant – il n’y a plus que cet espoir qui me maintient en vie. “ 

Je n’ai pas peur de crever, au moins les gens sauront qui sont ces ordures 

Verstka a recueilli des informations sur plus de 100 “annulateurs” au sein de l'armée russe. Nous avons utilisé des données publiques, des plaintes reçues par le procureur militaire général et que nous avons réussi à nous procurer, ainsi que des forums de discussion et des groupes de proches où ces derniers relatent les crimes de ces officiers. Nous nous sommes entretenus avec des dizaines de militaires et leurs familles, qui nous ont expliqué les raisons et les types “d'annulation”, et nous ont également fourni des informations sur les personnes chargées de les exécuter et les donneurs d’ordre. 

Pour plus de 60 d'entre eux, nous avons pu obtenir des informations quasi complètes : nom, prénom, patronyme, âge, grade et unité, ainsi que des photographies. Presque tous les “annulateurs” identifiés sont des officiers de différents grades, allant de chef de section à commandant de brigade. Leur âge moyen est légèrement supérieur à 40 ans. 

Seule une poignée des “annulateurs” identifiés par Verstka ont été poursuivis en justice. Des procédures pénales ont été ouvertes pour certains, des enquêteurs ont interrogé des témoins et des victimes, et des procureurs sont même allés faire des inspections sur le front ; mais le plus souvent, on ne laisse pas ces inspections suivre leur cours. Par exemple, l’armée et les familles des disparus attribuent l’impunité du commandant « Akula » à des proches haut placés au ministère de la Défense. « Tout le monde est venu enquêter, mais, comme me l’a dit mon fils, “Akula” a un parent au ministère de la Défense, et on étouffe l’affaire », a déclaré à Verstka la mère d’un de ses subordonnés assassinés. Elle n’a reçu aucune indemnisation pour son fils. 

De nombreuses familles subissent des intimidations. A l’épouse d’une des victimes, qui ne cesse d’adresser des plaintes à différents procureurs et enquêteurs, les supérieurs de son mari ont promis de “d’envoyer un drone sur sa baraque”. Un autre proche d'une personne disparue a confié à Verstka que le parquet, contacté au sujet du classement sans suite de l’affaire, s'était contenté de hausser les épaules : « Comment pourrions-nous les sortir de la première ligne ?» Les avocats entendent la même chose. Cette information est également confirmée par la source de Verstka au sein du bureau du procureur militaire principal, qui a transmis à la rédaction une multitude de plaintes « enterrées » par l'administration militaire. 

« Le bureau du procureur militaire général interdit actuellement, de manière non officielle, d'enquêter sur les affaires impliquant des officiers servant dans des brigades de combat dans la zone de l’Opération Militaire Spéciale. Le motif invoqué est que cela pourrait nuire aux opérations militaires. C’est pourquoi les officiers peuvent faire ce qu'ils veulent ; ils bénéficient d'une immunité de fait », confirme la source de Verstka. 

La même source a fourni à Verstka des données détaillées sur les plaintes reçues par le bureau du procureur militaire général au cours du premier semestre de cette année. Au total, 28 884 plaintes ont été enregistrées (concernant 26 880 militaires et 3 872 civils). Parmi celles-ci, 23 630 concernaient des disparitions et des violations des droits des militaires. La source ne dispose pas de données similaires pour l'ensemble du conflit. Elle a toutefois précisé que plus de 12 000 plaintes relatives à des violences contre des militaires ont été reçues au cours des trois dernières années et demie. 

Les militaires qui servent dans des formations ou ces “annulations” n’ont pas cours ont tendance à les attribuer à la nature marginale des victimes. « Chez les troupes aéroportées, on n'a pas ce genre de problème ; la discipline est stricte. On fait de la reconnaissance, des opérations de précision. Mais ces fantassins motorisés et ces troupes d'assaut, ce n’est que de la merde et de la pourriture. On ne peut pas s’y prendre autrement avec eux. Il n'y a pas d'autre façon de les faire combattre », déclare un parachutiste. 

Les victimes survivantes et les témoins de ces “annulations” n'ont guère confiance en la justice russe et envisagent une vengeance personnelle. « Dès que ceux qui rentreront se sentiront libres, sachant qu'ils ne risqueront plus d’être renvoyés au front, ce n’est pas avec la prison qu’on leur fera peur. Beaucoup d'officiers devront se cacher », confie un soldat mobilisé. « D'autant plus que ceux qui reviendront boiront comme des trous. Et qui osera le leur interdire, à ces gars enragés et traumatisés ? » 

« Les gens sont au fond du désespoir », confie le soldat Yuri à un correspondant de Verstka. « Comment faire comprendre à notre gouvernement que la guerre est sur le point d'éclater dans le pays ? C'est du sérieux : la guerre civile est sur le point d'éclater. Je vous jure. J'ai même pensé choper le fils d'un fonctionnaire et le couper en morceaux devant tout le monde, sur la place publique. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Rester là à croire aux promesses ? Même si je dois passer pour un terroriste, un tueur sanguinaire, ou quoi que ce soit d'autre, j'éliminerai cette racaille qui est venue ici pour prendre ce qui ne lui appartient pas. » Il parle de ses supérieurs. 

« Je te l'ai déjà dit, je n'ai pas peur de mourir, de me faire tirer dessus ou de me faire tabasser. Ça ne me fait pas peur. L'essentiel, c'est que les gens sachent qui sont ces ordures », a déclaré Yuri à Verstka peu avant la publication de cet article. 

En septembre 2025, Yuri a signé un nouveau contrat et est reparti au combat. 

Ivan Jadaev, Olessia Guerassimenko, Rina Richter, Ivan Smurov, Iva Tsoï et toute la rédaction de Verstka  

Sur le site de Verstka vous pouvez trouver les dossiers complets de 101 officiers russes coupables de tortures, d’ordres criminels et d’exécution judiciaires. Vous trouverez un peu plus loin sur le site l’article original ici traduit avec les photographies des bourreaux, des victimes et des appartements de luxe construits dans les tranchées pour des officiers corrompus et criminels. Même sans traduction vous comprendrez facilement qui est qui... 

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