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Billet de blog 22 mars 2025

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Nécrophilie et catastrophe anthropologique en Russie

La philologue russe Elena Volkova discute du rapport particulier de la Russie à la mort au micro de Radio Svoboda le 23 novembre 2024. Traduction.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vassili Rozanov a écrit sur le culte de la mort dans la culture orthodoxe russe : regardez la révérence avec laquelle le défunt est traité - il est amené à l’église, placé au centre, on prie longuement autour de lui, il est encensé, on demande à Dieu de pardonner tous ses péchés. Tout cela place la personne au centre de l'église, alors qu'elle n'avait jamais reçu une telle attention de son vivant ! Dans les hagiographies, les jours des saints sont généralement les jours de leur mort ou de la découverte de leurs reliques, et non celui de leur naissance. La culture religieuse se concentre sur le jour de la mort, et c'est souvent la manière dont le saint est mort qui est la plus importante : selon les circonstances de sa mort, il est honoré, par exemple, en tant que martyr ou céphalophore.

Le culte orthodoxe de la mort et sa prédication d'une vie meilleure après la vie terrestre sont aujourd'hui utilisés par la propagande russe, tant religieuse qu'étatique : ceux qui meurent à la guerre, qui donnent leur vie pour leur patrie, seront récompensés par Dieu, iront au paradis. Il y a donc une sacralisation de la mort, dont l'envers est le mépris de la vie humaine.

Ce culte orthodoxe de la mort est désormais exploité par la propagande russe. Après la mort d'une personne, l'attitude à son égard prend deux formes opposées. D'une part, nous connaissons bien le mépris avec lequel sont traités les morts sur le champ de bataille : les cadavres des soldats russes sont souvent enlevés par les Ukrainiens, qui veulent ensuite les restituer, mais les troupes russes ne les reprennent pas toujours ; la mort de nombreux militaires est dissimulée afin de ne pas payer les compensations promises, etc. Il s'agit d'ignorer les morts, un véritable manque de respect, on les enterre de manière totalement impersonnelle, sans aucun respect pour la personne, dans des fosses communes. Même dans le cas d'enterrements individuels, les cimetières des victimes de la guerre contre l'Ukraine sont d'immenses terrains vagues avec des sépultures impersonnelles, absolument identiques, qui ressemblent plus à des fosses communes.

D'autre part, à l’arrière du front, la mémoire des morts se transforme en propagande de la mort héroïque de ceux qui ont donné leur vie pour leur patrie, même s’ils sont en fait complices d’une guerre d'agression sur un territoire étranger. Les morts font partie intégrante de la propagande de l'agression militaire : certains reçoivent des funérailles somptueuses, leurs noms sont donnés à des écoles et des institutions officielles, et un culte des héros émerge, pas du tout incompatible avec le mépris total avec lequel ils ont été traités leur vie durant, et même pour beaucoup d'entre eux après leur mort.

La nécrophilie fait intégralement partie de la propagande en particulier et de la vie russe en général - non pas au sens sexuel, mais au sens politique, en tant qu’exaltation de la mort héroïque et qu'invitation à mourir pour la patrie, dans le cadre de la propagande militariste. Le culte de la mort les armes à la main est implanté dans la conscience populaire avec la promesse de bénéfices non seulement posthumes, mais aussi terrestres, car la mort est échangée contre de l'argent. Le prix de la mort augmente très rapidement, au même rythme que le montant des paiements versés pour accepter d'aller tuer des Ukrainiens. C’est ainsi que se développe une véritable “thanatopolitique” : propagande de la mort, idéologie de la mort (Thanatos est la personnification de la mort dans la mythologie grecque). La mort doit sembler meilleure que la vie.

Les racines de cette attitude face à la mort se trouvent aussi bien dans la culture religieuse que dans le folklore russe ou dans la langue : « Il a suffisamment souffert, c’est fini, Dieu merci » dit-on habituellement en Russie pour dire qu’une personne est décédée. Elle a souffert ici-bas, elle sera mieux là-haut. Les folkloristes s'étonnent souvent que, dans les berceuses russes, une mère souhaite la mort de son enfant : “il vaudrait mieux que le Seigneur t'ait repris dans ton enfance, plutôt que te laisser souffrir dans ta vie terrestre”. La nécrophilie se manifeste dans la culture religieuse, dans les traditions populaires et dans la vie politique, en particulier en temps de guerre. Elle était déjà caractéristique de la culture russe pendant les deux guerres mondiales, la révolution et la guerre civile, et c’est directement lié à ce culte des morts. Le culte des morts, c’est aussi le culte des ancêtres et le culte du passé.

Après la révolution, le “nécrosymbolisme “a d'abord visé à détruire le « vieux monde », puis à perpétuer un panthéon de nouveaux héros. La nécrophilie politique a atteint son apogée pendant l'ère communiste, lorsqu’un cadavre dans un mausolée est devenu le symbole central de la culture soviétique.

Que se passe-t-il à l'époque post-soviétique ? Le « Régiment immortel » n’est d’autre qu’une procession avec des morts. Qu'est-ce que la reconstruction du mythe de la Grande Guerre Patriotique dans la propagande ? C'est un culte du sang versé pour la patrie, un culte sanglant. Les Russes portent les portraits de leurs morts, sans se demander ce que ces personnes ont vraiment fait pendant la guerre : sont-elles vraiment mortes héroïquement ou ont-elles violé des femmes allemandes, étaient-elles dans les troupes placées en deuxième ligne et qui tiraient dans le dos des leurs quand ils risquaient de reculer ? Il n'y a plus aucune distinction morale : l'essentiel est que ce sont nos ancêtres, qu'ils sont déjà morts et qu'ils ont versé leur sang pendant la guerre.

Et ce mythe d'une grande victoire est maintenant reconstruit dans l'agression contre l'Ukraine : la même rhétorique est utilisée selon laquelle « il y a des fascistes là-bas, mais les Russes défendent leur patrie », bien que la Russie mène en réalité une monstrueuse guerre d'agression. Le revers de ce culte politique et social de la mort est le mépris des vivants. Le culte des ancêtres, le culte des morts, le culte nostalgique de l'Union soviétique, pays mort qu'il faudrait « faire revivre », tout cela conduit à un nécrosymbolisme de la culture et se transforme en un déficit de biophilie, c'est-à-dire d'amour de la vie.

La propagande semble pourtant être pleine de biophilie : lutte contre l'avortement, contre les mouvements Childfree et LGBT, critique de la culture occidentale en tant que culture de la mort, incarnée par exemple par la légalisation de l’euthanasie. La propagande semble être une lutte pour la vie, mais c'est un simulacre absolu, une imitation, car son seul but est de forcer les femmes à enfanter pour pouvoir envoyer le plus grand nombre de soldats à la guerre, c'est-à-dire à la mort et au meurtre. En substance, cette « lutte pour la vie » se transforme une fois de plus en une politique destructrice visant à détruire un autre pays - l'Ukraine - et également (bien que dans une moindre mesure) son propre pays.

Les enquêtes sociologiques relèvent que le thème de la mort semble avoir été chassé de la conscience de la majorité des Russes. On peut se demander pourquoi les gens ignorent la mort, la craignent tellement qu’ils en font un tabou, la stigmatisent ou font comme s’ils ne la remarquaient pas. Ils disent qu’ils n’y pensent pas. Mais en réalité ce n’est pas vrai. Bien sûr qu’ils y pensent, mais ils déclarent ne pas y penser parce qu’il existe une tradition de dénégation ou de refoulement de la mort. Les gens ne veulent pas penser à ce qui les terrorise, et la mort nous terrorise parce que nous manquons d’une véritable culture de la fin de vie. Une telle culture a commencé à se développer de plus en plus activement en Occident : les structures qui prennent soin des gens gravement malades ou très âgés et qui se rapprochent de la mort sont de plus en plus nombreuses, et cela comprend la médecine palliative, la gérontologie et les services de soutien psychologique.

J’appelle mort sociale tout ce qui crée cette atmosphère de mort dans le pays. La vieillesse est victime de discrimination en Russie. Au moment même où les gens atteignent un certain âge, quand on doit se préparer à quitter la vie, on se retrouve tout simplement impuissant, rejeté : l’ambulance refuse de venir, on refuse de vous hospitaliser, etc. Idéalement, la solution collective à ce problème, pour que les gens commencent à regarder la mort en face, à en parler et à y penser, ce serait que se forme une culture du soin aux personnes âgées et malades, une culture à la fois médicale, psychologique et dans les services publics. Il est essentiel que chacun ait la possibilité de vivre dignement jusqu’à son dernier jour. Mais pour l’instant c’est totalement impossible parce que la Russie se trouve dans une dimension dans laquelle la mort imprègne tous les aspects de l’existence.

Il y a la mort physique et il y a la mort sociale. La Russie elle-même se trouve en fin de vie, à l’agonie, l’Empire s’est effondré, une nouvelle étape de délitement du pays est en cours, et paradoxalement elle essaie de se persuader et de persuader les autres pays qu’elle n’a jamais été aussi prospère et puissante. C’est une dernière démonstration de force et de vitalité avant le mort.

La mort sociale c’est quand la société se transforme en majorité silencieuse. Elle souffre d’atrophie de la volonté et perd sa capacité à analyser la réalité, préférant se se servir des formules toute faites de la propagande et répéter les idées du pouvoir, renonçant tout simplement à sa propre intelligence. C’est une paralysie simultanée de la volonté, de l’intelligence et de la conscience morale. C’est exactement ce que le philosophe Merab Mamardachvili appelait la catastrophe anthropologique du XXème siècle et qui ne fait que s’amplifier au XXIème.

On utilise plutôt rarement aujourd’hui le terme de “catastrophe anthropologique”, on lui préfère désormais des mots ou des images comme “déshumanisation”, “âmes mortes”, “morts vivants” ou “zombie”. Ce sont des manières de parler pour dire que l’homme peut perdre ce qu’il y a de proprement humain en lui : la capacité de regarder la réalité en face, la capacité de reconnaître et distinguer le bien et le mal, la capacité d’empathie. Mais on pourrait tout aussi bien qualifier cet état d’immoralisme généralisé.

J’ai commencé à utiliser le terme de “catastrophe anthropologique” dans mes cours quand j’ai vu dans un documentaire de 2014 ou 2015 comment des femmes russes accompagnaient leurs maris qui partaient combattre au Donbass : elles déclaraient le plus calmement du monde qu’ils s’engageaient parce qu’il y avait des crédits à rembourser et qu’ils avaient besoin d’argent. Voilà où réside l’immoralisme absolu : envoyer ses proches tuer de gens sans défense juste pour l’argent. Voilà ce que j’appelais à l’époque “catastrophe anthropologique”. Depuis c’est devenu un phénomène de masse.

Cette mort sociale a frappé avant tout la société civile. Mais elle a en réalité aussi déjà atteint les institutions politiques, les institutions scolaires et toutes celles qui se sont transformées en instruments dociles du pouvoir, comme la Justice par exemple.

Le plus pénible à supporter pour moi dans la situation présente c’est que les gens prennent du plaisir à être complices du crime et de la violence. Ce que Freud appelait pulsion de mort se transforme sous nos yeux en soif de tuerie, de violence et de mort. Et finalement tout cela s’incarne en Poutine, dans sa personnalité de type destructrice et dans la guerre génocidaire et dévastatrice par laquelle il essaie d’anéantir l’Ukraine. Poutine, c’est le triomphe de la nécrophilie politique.

(Elena Volkova a été chassée dès 2011 de la chaire de littérature de l'Université de Moscou parce qu'elle avait protesté contre le fait que s'y soit tenue une conférence animée par un écrivain négationniste et par Alexandre Douguine, le fameux "philosophe" eurasiste. Ce n'est donc pas d'hier que le fascisme infeste la société russe.)

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