Delenda est Ruthena putinesca

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Billet de blog 28 novembre 2024

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Le choix du chaos

Pourquoi la Russie a-t-elle besoin que la quantité de violence augmente dans le monde ? La réponse du politologue russe Alexandre Baunov dans un article pour le Carnegie Endowment for International Peace du 17 octobre 2024.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a deux ans et demi, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, le slogan « La Russie ne commence pas les guerres, elle les termine » était très répandu parmi les partisans de l'invasion. Plus précisément il avait été lancé par le pouvoir et s’était propagé comme un feu de paille. 

Aujourd'hui, on préfère oublier ce slogan devenu plutôt gênant. Entre temps, le monde a été secoué par de nouvelles guerres au Moyen-Orient. Et la Russie ne pense plus du tout qu'elle « met fin aux guerres ». Au contraire, avec ses nouveaux alliés, elle s'empresse de les provoquer et de les alimenter. Elle a dilapidé toutes les ressources dont elle disposait pour mettre fin à quoi que ce soit. La Russie belligérante est désormais une partie intéressée, un bénéficiaire de guerres nouvelles et interminables. Et elle ne cache pas son intention d'en attiser les flammes pour provoquer l’incendie d’une guerre insurrectionnelle mondiale contre ce qu'elle appelle le “milliard d'or” - bien qu’elle en fasse elle-même globalement partie, même de manière périphérique. Sur cette route elle assure même être prête à transgresser le tabou nucléaire.  

Un chaos incontrôlable 

La théorie selon laquelle l'Occident dirige le monde par le biais d'un « chaos contrôlé » est populaire en Russie. Les accusations viennent du plus haut niveau et sont devenues depuis longtemps l'un des axiomes de la théorie de la politique étrangère russe. « Le chaos contrôlé est apparu il y a longtemps comme un concept, comme un moyen de renforcer l'influence des États-Unis »,a répété Sergueï Lavrov lors d'une réunion avec des diplômés de l'état-major général au cours de la deuxième année de la guerre. « Les États-Unis veulent préserver et prolonger leur domination, et dans des conditions de chaos général, c'est plus commode, parce qu'avec l'aide de ce chaos, ils espèrent contenir et déstabiliser leurs concurrents",a confirmé Vladimir Poutine lors d'une réunion du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. De nombreux commentateurs se font l'écho de ces propos, et l'on ne sait plus très bien si cette théorie est montée de la base conspirationniste ou si elle y est descendue en venant du sommet.  

A partir de 2022 la Russie a réussi le tour de force de devenir ce qu’elle reprochait aux autres d’être : le bénéficiaire de tous les désordres du monde actuel. Après avoir recouru à la violence de manière injustifiée, Moscou a aujourd’hui intérêt à ce que les autres Etats agissent comme elle ou menacent de le faire, parce que seule une augmentation notable de la quantité de violence dans le monde pourra rendre moins visible celle dont elle use elle-même. 

La Russie ne jugeant plus nécessaire de mesurer ses paroles et ayant adopté un discours conflictuel furieusement accusateur, elle invite les autres à communiquer de la même manière : rejoignez-nous, nous, faites comme nous, soyez pires que nous. En enfreignant toutes les règles, écrites ou tacites, elle devient le bénéficiaire de la destruction de tous les principes et garde-fous traditionnels - du moins là où ils ne la protègent pas directement. 

Poutine a personnellement formulé cette nouvelle doctrine. Début juin, lors d'un entretien avec des agences internationales à Saint-Pétersbourg, il a menacé qu'en réponse aux livraisons occidentales à l'Ukraine, la Russie fournirait des armes à tous ceux qui pourraient frapper des cibles sensibles pour l'Occident. Il a formulé cette menace de manière délibérément vague afin que les auditeurs se demandent s'il faisait référence à des États ou à des groupes armés non étatiques.  

L’atrabilaire Dmitri Medvedev a clairement indiqué que les convictions politiques des destinataires de ces fournitures n'avaient aucune importance, seule comptait la volonté de nuire à l'Occident. On pourrait dire que l'ancien président, à sa manière caractéristique, s'est montré plus franc que d'autres dans l'expression de la doctrine souveraine de la Russie, à savoir le chaos contrôlé. Toutefois, il semble que la Russie ne menace pas tant le monde d'un chaos contrôlé que d'un chaos incontrôlé. Le 20 juin 2024 à Pyongyang, Poutine a lui-même développé cette idée : nous pouvons déployer des armes quelque part et déclarer ensuite que nous n'en contrôlons plus l'utilisation. 

Il est paradoxalement dans l'intérêt de la Russie de voir non seulement ses partisans et ses alliés violer les frontières, user et abuser de la force et s’exprimer grossièrement, mais aussi - dans une égale mesure - ses opposants. Cela témoignerait de l'horrible brutalité d'un monde dans lequel, par conséquent, il n'y a pas d'autre manière d’agir possible. Il est important pour la Russie, qui est devenue un faucon, que les autres se comportent à leur tour en prédateurs. Elle pourra alors arguer que c’est ainsi que le monde a toujours fonctionné et que la Russie n'a rien fait de spécial en 2022. 

La communauté des fins 

La logique consistant à causer un maximum de dommages à l'ordre mondial existant et à affirmer sa place dans le monde en tant que chef de file de la rébellion mondiale incite la Russie non seulement à développer les relations les plus étroites avec des pays comme la Corée du Nord et l'Iran, aux sanctions desquels elle a elle-même participé (l’oublieront-ils ? lui pardonneront-ils ?), mais aussi avec des forces subversives semi-officielles comme les Houthis, le Hamas, les Talibans, les partis extrémistes de droite ou de gauche, et les mouvements nationalistes séparatistes. Ces relations ne sont pas nouvelles en soi, mais elles s'inscrivent désormais dans un nouveau cadre. 

Auparavant, elles pouvaient sembler aller dans le sens de la paix et du développement. La Russie se présentait comme modérateur : un médiateur dans les relations avec ceux avec lesquels les politiciens occidentaux de bonne famille ont du mal à parler, tandis que la Russie, avec sa réputation mondiale d’ancien mauvais garçon, sait comment se comporter avec eux et passer pour l'un des leurs. C'est avec ce message que Poutine s'est rendu à Pyongyang en 2000 et que Lavrov a reçu le Hamas pour la première fois à Moscou en 2006. 

Aujourd'hui, ce rôle ne peut plus être joué par la Russie. D'un côté, il y a toujours les mouvements radicaux, de l'autre, il n'y a plus les anciens interlocuteurs occidentaux. L'objectif des contacts avec tous les voyous du monde n'est plus de jouer les intermédiaires, mais de les pousser à agir. Moscou n’essaie plus d’avoir une influence modératrice sur aucun de ses nouveaux amis. Bien sûr, les fanatiques religieux et les séparatistes ne menacent pas seulement l'Occident. Mais les pays non occidentaux ont déjà été confrontés à cette menace et ont pris soin de leur propre sécurité. S'ils le souhaitent, ils peuvent eux aussi être des méchants qui n'ont pas besoin d’alliés du même acabit. 

Bien sûr les relations de la Russie avec ceux qui menacent l’ordre international trouve sa limite naturelle dans le souci de sa propre sécurité. Mais désormais, alors que n’importe quel groupe terroriste est perçu comme idéologiquement proche, la logique de l’insurrection globale l'emporte sur l'instinct de conservation. C'est ce qui s'est passé à la veille de l'attentat terroriste dans la salle de spectacle Crocus. Les avertissements confidentiels, puis publics, des services de sécurité occidentaux à Moscou ont été considérés comme une provocation destinée à ternir la réélection de M. Poutine.  

Dans ce cas précis, quand les terroristes islamistes frappent la Russie elle-même, on peut entendre une incompréhension sincère, et même un sentiment de trahison, dans les commentaires officiels russes : pourquoi devrions-nous être attaqués, nous sommes pour la religion et la tradition contre l'Occident, nous avons un ennemi commun. « Sur la scène extérieure, la Russie se comporte de telle manière qu'elle peut difficilement être l'objet d'une attaque de la part des fondamentalistes islamiques », a déclaré M. Poutine après l'attentat contre le Crocus, reconnaissant de fait la communauté des objectifs stratégiques de la Russie et des radicaux armés. Cela signifie, a-t-il poursuivi, que les organisateurs doivent être recherchés en Occident, parmi ceux qui veulent saper l'unité du peuple russe.  

Alors même que cette unité est en réalité sapée par le fait que le régime russe mise sur la radicalisation de son discours et de ses actions. L'effacement des principes juridiques et moraux provoqué par cette guerre injustement déclenchée se fait sentir non seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur du pays. C'est précisément la guerre qui génère des événements imprévisibles comme le soulèvement de Prigozhine, le pogrom antisémite à l'aéroport de Makhachkala, ou les conflits entre les autorités tchétchènes et daghestanaises, lorsque le chef d'un territoire fédéral déclare la vendetta contre un sénateur d'un autre territoire, et que les membres éminents de chaque clan se rangent déjà en ordre de bataille. 

L’Etat russe est capable de tenir le choc, comme il le faisait il y a vingt ou trente ans. Mais une société désorientée, qui, comme au début des années 90, a perdu tous ses repères habituels, pourrait ne pas le supporter. Ce retour aux années 90 ne signifient pas tant le retour des règlements de compte qu’une disparition brutale et traumatisante des incitations et des inhibitions traditionnelles qui donne l’avantage à ceux qui ont l’habitude de contourner les règles (la pègre, les élites corrompues) ou qui respectent d’autres règles (les bandits d’honneur, les Tchétchènes). 

Renverser la table 

La retenue des réactions des ennemis extérieurs du Kremlin à ses provocations l’irrite beaucoup plus que s’ils y répondaient avec agressivité. Elle montre que le monde ne ressemble pas toujours à l’image que voudraient en donner les représentants du pouvoir russe. C’est pourquoi la moindre remarque un peu grossière venue de l’Ouest est relevée et diffusée par les réseaux de propagande avec un sentiment d’offense ostentatoire mais surtout avec une satisfaction difficilement camouflée : vous voyez bien, ils ne sont pas différents de nous, ils ne font pas mieux. 

Par ailleurs, cette retenue de l'adversaire est interprétée non seulement pour le grand public, mais aussi entre soi comme une faiblesse. Les dirigeants occidentaux n'ont aucun moyen de gagner le respect de l'actuelle Moscou ; l'intransigeance sera interprétée comme de l'insolence, les concessions - comme de l'impuissance, qui sera regardée de haut avec un sentiment de mépris et de supériorité. En même temps, Moscou cherchera dans presque toutes les actions de ses alliés actuels des preuves de leur force et de leur droiture, et donc de la justesse de son propre choix.  

Dans les représentations des auteurs de la politique étrangère russe, les opérations de déstabilisation qui visent les intérêts occidentaux sont une réponse en miroir aux activités subversives des démocraties occidentales pour faire vaciller les régimes autoritaires stables. Avant tout là où la Russie voit sa sphère d’intérêt légitime, mais aussi partout dans le monde. 

L'Occident a en effet souvent essayé de déstabiliser des pays tiers en se drapant dans des principes anti-dictatoriaux, comme l'URSS le faisait avec des slogans communistes, le plus souvent avec des résultats infructueux dans les deux cas. La Russie moderne est moins regardante à cet égard que l'Union soviétique. Cette dernière soutenait des forces qui, au moins nominalement, se déclaraient socialistes ou communistes, et même à leur égard elle pouvait se montrer pointilleuse.  

La Russie reprend le rôle qui lui était familier dans le passé soviétique - celui d’allié des forces anti-occidentales dans le monde entier, mais sans les contraintes soviétiques. L'éventail de ses protégés potentiels en devient extrêmement large. Le Kremlin peut soutenir aussi-bien des traditionalistes que des représentants de l’ultra-gauche, pour autant qu'ils s'opposent à l'état présent des choses, à l'élite occidentale actuelle et au courant politique mainstream.  

Alors que l'URSS ne pouvait se ranger que du côté des communistes afghans contre les moudjahidines, la Russie de Poutine peut soutenir les deux. Certes, les États-Unis aussi pouvaient aider indifféremment des libéraux ou des fondamentalistes religieux dans sa confrontation avec le bloc soviétique. Cependant, le comportement apparemment semblable de Moscou est plus nihiliste, car sous des slogans conservateurs, la Russie poursuit des objectifs révolutionnaires, alors que l'Occident, en tant qu'élite mondiale effective, est en pratique plutôt conservateur. Comme dans le cas de la théorie du « chaos contrôlé », la Russie fait exactement ce dont elle a toujours accusé l'Occident : provoquer un changement de régime, avec cette différence fondamentale qu’il ne s’agit pas d’y parvenir dans tel ou tel pays particulier, mais à l’échelle mondiale. 

Au bon temps de la guerre froide 

Les contours de l’ordre mondial plus juste que la Russie prétend dessiner sont extrêmement flous. Tous les discours sur le droit international, dans lesquels la diplomatie russe tente d'emballer l'image de ce monde futur, n'ont plus la même signification que ceux qu’elle tenait dans les années 1990 et 2000. À l'époque, il s'agissait de préserver les vestiges du statut de superpuissance. Aujourd'hui, il semble qu'il s'agisse de remplacer le droit d’un seul plus fort par le droit de plusieurs plus forts, que Poutine appelle les quelques puissances véritablement souveraines.  

La Russie, contrairement aux États-Unis, n'a jamais sérieusement prétendu diriger l'ensemble de l'ordre mondial. Mais elle considère qu'une partie de cet ordre lui revient de droit. À son apogée, la part de Moscou était proche de la moitié. C'est pourquoi la Russie considère les années de la guerre froide comme l'âge d'or des relations internationales. Contrairement aux États-Unis, dont la part s'est récemment rapprochée de la totalité et où, pour cette raison, il n'y a pas de nostalgie pour cette époque. 

La Russie propose en quelque sorte un remake de la guerre froide dans de nouvelles conditions. Premièrement, reproduire les relations d'un monde bipolaire avec des sphères d'influence rigidement fixées aux pôles et des zones de concurrence entre eux, mais avec un plus grand nombre de pôles. Deuxièmement, recréer la bipolarité en constituant un pôle collectif anti-occidental.  Dans la description russe, la multipolarité ressemble à une pluralité de sources de violence potentielle, à un bourdonnement incessant de revendications territoriales et à la construction de relations de patronage polycentriques impliquant des groupes de pays clients avec des patrons puissants qui entrent dans des relations privilégiées entre eux.  

Il est difficile pour les États-Unis, comme pour les pays occidentaux en général, de comprendre l'attrait de cette proposition pour le Sud. La fin de la guerre froide est pour eux une sorte de fixation de leurs gains nets. Mais pour les autres, c'est moins évident. 

Aussi étrange que cela puisse paraître, la nostalgie de la guerre froide est très répandue dans le monde non occidental. Le ressentiment anti-occidental dépeint l'époque de la guerre froide comme une période heureuse pendant laquelle les pays en développement ou, comme on dit aujourd'hui, les membres de la « majorité mondiale » avaient la possibilité de choisir l'un des pôles ou de trouver un équilibre entre les deux en fonction de leurs intérêts propres. Le monde unipolaire quant à lui se caractérise par les interventions occidentales et des guerres civiles impliquant des acteurs extérieurs. 

En réalité, le choix des pays pendant la guerre froide était très limité. Plus près des centres des blocs, il n'y avait pas de choix du tout, et le reste du monde se transformait régulièrement en une zone grise où la rivalité entre les pôles générait des guerres et des conflits civils qui n'avaient rien à envier à ceux d'aujourd'hui.  

Néanmoins, l'inégalité, le sous-développement et l'absence d'une compréhension claire de la manière de rattraper le retard donnent lieu, dans la conscience collective du Sud, aux rêves dorés d'un passé perdu. Ces représentations collectives jouent peut-être à l’échelle mondiale un rôle analogue à celui de la fameuse glace soviétique à 20 kopecks dans la mémoire sociale des citoyens russes, mais elles sont fondées sur les imperfections visibles de l'ordre mondial et influencent des choix politiques réels. 

C'est ainsi qu'est née cette plateforme de politique étrangère commune à la Russie et aux pays de la « majorité mondiale ». L'intérêt pour l'adhésion aux BRICS ou à d'autres organisations « sans l'Occident » ou « non soumises à l'Occident » montre que de nombreux pays sont prêts à essayer cet ancien monde amélioré ou, en tout cas, à montrer à l'Occident qu’ils sont déterminés à y revenir. 

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