Plus j’y pense et plus je vois un rapport direct entre la théorie des petits gestes et le mal absolu. J’ai souvent remarqué, et je suis certaine que vous aussi, que sur les réseaux sociaux les commentaires les plus sanguinaires sont le fait de bonnes-femmes entre deux âges ou d'innocentes jeunes filles dont les pages sont remplies de chatons, de fleurs, et rayonnent de bonté et de positivité.
Ce n’est pas un hasard.
La sentimentalité est l’antonyme de la véritable humanité. Une euphémisation du mal par laquelle notre âme se protège.
La sentimentalité n’est qu’une réaction émotionnelle superficielle de l’organisme, elle ne demande aucun effort. Elle n’est qu’une réaction physiologique et pas le fruit d’un travail spirituel. C’est un masque moral qui ne coûte pas cher, elle veut se faire passer pour de la compassion mais elle cache justement une absence totale d'empathie. Ces petits chats et ces fleurs (tout comme les expressions du type “nos petits gars du front” avec son diminutif affectif) sont essentiellement des euphémismes moraux, des ersatz d’humanité, des moyens de défendre son propre confort intérieur. Une forme d’anesthésie à la place du travail sur soi.
Je fais l’hypothèse que le nouvel essor des diminutifs dans le langage quotidien russe contemporain est justement lié à tout cela. (J’ai eu la chance dans ma jeunesse de traduire le remarquable article de la grande linguiste polono-australienne Anna Wierzbicka sur la sémantique des suffixes diminutifs dans la langue russe, mais c’était bien avant leur explosion actuelle.)
Les linguistes identifient à l’intérieur de chaque langue ce qu’ils appellent un “baby-talk”, un sous-ensemble de la langue principale avec lequel les adultes parlent aux petits enfants. De nombreuses recherches ont été conduites sur sa nature et ses particularités. Il faut remarquer que dans le russe moderne les diminutifs caractéristiques de son baby-talk ne servent pas tant à repousser la violence qu’à la camoufler. Et il me semble que cela est directement lié avec la condition orpheline comme partie de la mentalité concentrationnaire et avec le syndrome des troubles de l’attachement qui caractérisent la psychè nationale (j’ai écrit plus en détail à ce propos dans un article intitulé “La Russie comme orphelinat”).
Tous ces “petits enfants”, “petite école”, “petite maman” qui ont submergé le langage quotidien russe ces dernières années, tous ces diminutfis affectifs, ne sont pas simplement infantiles et hypocritement sentimentaux, ils sont aussi foncièrement serviles (comme ces “petite chaise”, “petite billet”, “petit document” ou “petite vodka” qu’on entend sans cesse dans les administrations, les restaurants et toute la sphère des services). Et c’est précisément dans cette entrelacement de la fausse sentimentalité et de la servilité que se manifeste tout l’esprit à la fois concentrationnaire et fasciste de la Russie contemporaine.
(Les diminutifs que l’auteur donne en exemple sont impossibles à traduire littéralement en français. Il suffit pour les former en russe d’ajouter le suffixe -ik au masculin, et –ka au féminin pour presque chaque nom propre ou commun. C’est ainsi que la chaise, stul, devient petite chaise, stultchik, ou que la vodka devient voditchka. Je ne sais pas si la rareté de tels diminutifs en français et leur moindre usage signifient que le français est une langue moins infantile et servile que le russe. Ndt.)
“J’ai eu l’occasion de croiser le monde criminel. Son folklore est toujours sentimental, c’est pourquoi ses héros se désignent eux-mêmes comme de “pauvres petits gars” (bednyi maltchonka). Cependant la sentimentalité y est toujours associée à la cruauté, et même plus, elle l'implique. L'agresseur se croit lui-même agressé. D’où les normes et les habitudes comportementales du monde criminel. Ce que le code pénal désigne comme usage dispropotionné de la légitime défense. Quand on parle d’homme à homme avec des personnes qui ont commis de tels actes on se heurte toujours à la conviction qu’elles n’ont fait que se défendre, que le monde entier est ligué contre elles.” (Youri Lotman, philologue, 1922–1993)
Il est impressionnant de reconnaître dans ces propos l'essentiel de la propagande poutinienne à propos de la guerre en cours, et combien cette logique infuse toute la société russe.
La sentimentalté comme ornement du mal. L’agressivité de la victime. L’infantilisme irresponsable. Tout cela est étroitement lié au complexe de l’orphelinat, au cliché de la “zone de comfort”, à la mentalité concentrationnaire et à l’organisation actuelle de la société russe sur le modèle du camp.
“On a écrit beaucoup de choses fausses ou sans intérêt sur la sentimentalité carcérale. En réalité c'est la sentimentalité de l’assassin qui arrose ses rosiers avec le sang de ses victimes. La sentimentalité de l’homme qui soigne un oiseau blessé et capable de le déchirer vivant de ses propres mains une heure plus tard, parce que le spectacle de la mort d’un être vivant est le plus beau des spectacles pour un caïd” (Varlam Chalamov, écrivain, 1907-1982).
C’est pourquoi la sentimentalité russe est tellement déplacée maintenant, c’est pourquoi il est gênant de lire ces récits rayonnant de bonté, même quand ils viennent de Russes hostiles à la guerre et qui s’opposent régulièrement à sa “déshumanisation”.
En réalité c’est tout le contraire qui se passe.
Les nazis aussi étaient terriblement sentimentaux, eux aussi aimaient les fleurs, les chatons et larmoyaient au son des violons.
Ça me rappelle “L’histoire d’un Allemand” de Sebastian Haffner : “Le monde, et plus spécialement le monde littéraire, n’a presque pas remarqué cette circonstance que dans l’Allemagne des années 1934-1938 on avait écrit tellement de souvenirs d’enfance, de romans familiaux, de brochures pleines de descriptions de la nature, de lyrisme paysagiste, de bibelots littéraires pleins d’une préciosité tendre et charmantes, et cela comme jamais auparavant... Des petits livres plein de clochettes, d’agneaux, de fleurs des champs, du bonheur de l’enfance pendant les vacances d’été, de premières amours, de l’odeur des contes, des pommes au four et du sapin de Noël. Une littérature complètement intemporelle et remplie d’une sensiblerie envahissante se déversa d’un coup sur les étagères des librairies au beau milieu des pogroms, des marches aux flambeaux et de la construction accélérée d’usines d’armements ou de camps de concentration.”
Je n’ai même pas pu pu lire la moitié de la liste des philanthropes russes qui ont apporté leur soutien à cette guerre criminelle. Mais elle est impressionnante.
Les scandales autour des “personalités de confiance du Président” et de divers “choix de Sophie” ont jalonnés les décennies poutiniennes avec une fréquence croissante. Inutile de les rappeler. Tout le monde les a encore en tête. On a déjà discuté et remâché cent fois les arguments en faveur de l’amitié avec le Mal pour sauver X, X pouvant être un théâtre, une entreprise, une université ou même des enfants malades.
Et maintenant, alors que je ne cesse de me heurter à l’aveuglement et à la surdité de mes anciens collègues des organisations caritatives, je comprends tout beaucoup plus clairement : tout est logique, rien n’est dù au hasard. Tout comme pour les chatons et les fleurs à la place de réels sentiments humains.
Tout fait système : l’essor du recours aux psychologues et aux coaches, la duplicité et le refoulement de la pensée critique. Et surtout l’expression “zone de confort” devenue omniprésente alors que, année après année, il y a de plus en plus de “zone” (c’est comme ça qu’on appelle la prison et les camps en Russie) et de moins en moins de “confort”
C’est précisément maintenant, sur le fond cruellement contrasté des derniers événements de la guerre en Ukraine, que ce consensus d’image d’Epinal et le relativisme moral généralisé sont devenus particulièrement perceptibles en Russie. Ce relativisme, discrètement implanté pendant les années Poutines (et peut-être depuis plus longtemps), a délicatement remplacé l’assimilation des valeurs fondamentales de l’éthique et de la civilisation occidentale par le confort et les intérêts privés, et par les signes extérieurs de cette civilisation : les voies cyclables, le jus de carottes, les expositions branchées et les hauts salaires en récompense des compromissions morales. L’apparence a remplacé l’essence. La culture comme drapé et camouflage (un concept familier pour la psychologie de tchékiste des élites russes actuelles) est arrivée à son terrifiant et logique accomplissement quand les ruines du théâtre de Marioupol, bombardé alors qu’il abritait des enfants, ont été décorées avec des portraits des artistes classiques russes.
Et bien sûr la floraison de toute sorte de fonds caritatifs issus du système, fonds à la fois tellement indispensables et commodes pour reporter sur les citoyens les responsabilités de l’Etat et pour du même coup mieux les contrôler, ne relève pas ici non plus de la coïncidence. En fait tout le système caritatif russe s’est construit sur une symbiose progressive avec le mal étatique. On peut parler à juste titre de recrutement, selon la remarque très pertinente d’Evgueni Dorenko sur le type d’interaction qui existe entre la société russe et l’Etat, recrutement qui s’est tout naturellement transformé en prise d’otages.
"Ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu'ils ont choisi le mal. (...) De plus, si nous examinons les techniques du régime totalitaire, il devient évident que l'argument du "moindre mal" - utilisé abondamment par ceux qui appartiennent directement à l'élite dirigeante - est un élément indispensable de l'appareil de terreur et de sa machine criminelle. L'idée que le moindre mal est acceptable est délibérément utilisée afin de rendre les fonctionnaires et la population plus enclins à accepter le mal en tant que tel. Voici un exemple parmi tant d'autres : l'extermination des Juifs a été précédée d'une succession de mesures antijuives, qui ont été acceptées au motif que le refus d'y participer ne ferait qu'aggraver les choses pour tout le monde, jusqu'à ce que la situation devienne telle qu'elle ne pouvait pas être pire" Hannah Arendt.
Sur le fond du mal absolu que représente cette guerre la dichotomie traditionnelle dans la société russe (et dans toute société répressive) entre l’individu et l’Etat tourne à la schizophrénie.
Cela s’explique par la psychologie. La tentation est grande de déclarer que tout ce qui est mauvais est la faute de Poutine et d'un "État" ou "régime" abstrait, et que tout ce qui est bon vient de la "force d'âme de notre peuple", qui n'acquiert soudain sa qualité de sujet et d’agent que dans ce contexte positif. L'utilisation des pronoms "nous" et "eux" est également caractéristique. Les efforts rhétoriques de nombreux publicistes et auteurs russes anti-Poutine visent à séparer la première personne de la troisième. C'est également plus que compréhensible d'un point de vue psychologique. Il est insupportable de vivre simultanément avec un sentiment d'impuissance face à un mal évident et un sentiment de honte. Il est difficile et, surtout, inhabituel de prendre ses responsabilités (dans l'émigration, on observe le même syndrome d'impuissance acquise et la même passion de la "zone de confort" importée de Russie, tandis que dans les conditions de répression à l'intérieur de la Russie, le champ des possibilités est réduit au minimum, même s'il reste présent). Et les réactions de défense se transforment facilement en agression.
Depuis le début de l’invasion j’écris beaucoup sur les réseaux sociaux, j’étudie soigneusement la réception de mes textes et les commentaires des lecteurs. Ce retour immédiat et la possibilité de l’étudier est l’un des aspects les plus utiles et les plus intéressants des réseaux sociaux par rapport à la presse classique.
La violence de la réaction de nombreux Russes, quel que soit l’endroit où ils vivent, à l’égard de mes textes critiques, de mes réflexions sur les causes profondes de la guerre actuelle, sur les racines impérialistes de la culture russe, sur la culpabilité et la responsabilité, manifeste et trahit toujours plus impitoyablement et involontairement le vide éthique intérieur de tout le spectre de ceux qui vont répétant “tout n’est pas si simple”. Le conformisme et le relativisme moral ont développé un mécanisme de défense en entretenant l’idée que pour porter un jugement éthique il faut posséder un certain “droit” moral (acquis selon des critères peu compréhensibles et confus) et en résistant par tous les moyens à la prise de conscience qu’un tel jugement n’est en réalité pas un droit mais un devoir, un impératif catégorique. En l’absence d’une volonté propre de rechercher la vérité, avec des valeurs et des principes embrouillés par le relativisme et le conformisme, mais en étant en même temps taraudé par la mauvaise conscience, il est inévitable que tout jugement moral soit intérieurement ressenti comme une condamnation. D’où la violence de la réaction.
L’incapacité de distinguer la faute et la culpabilité, l’infantilisme, l’habitude de se faire passer pour une victime, le manque d’habitude et l’inaptitude à prendre ses responsabilités et à comprendre que cette responsabilité est de nature émancipatrice et non répressive, ont conduit à ce résultat que nous sommes nombreux à chercher refuge dans la sentimentalité.
Mais je suis persuadée qu’en cédant à cette impulsion instantanée de la physiologie de l’âme qu’est la sentimentalité, non seulement nous ne devenons pas meilleurs et plus humains, mais nous faisons justement tout le contraire : nous persévérons sur la pente de l’absence de personnalité, de l’irresponsabilité et de l’indifférence en face du Mal qui ne demande justement que cela. Nous trahissons la fidélité que nous devons à notre destination humaine, mais aussi tous ceux qui voulaient vivre mais que des missiles russes ont tué hier ou ce matin à l’aube. Nous trahissons la solidarité humaine et notre responsabilité envers ceux vers lesquels ces missiles sont en train de se diriger.
Ces missiles sont tirés par les Russes. Leurs cibles sont définies par les Russes. Ils sont livrés par les Russes, fabriqués par les Russes, programmés par les Russes. Ce sont aussi les Russes qui s’obstinent à ne pas les remarquer.
Les Ukrainiens ne peuvent pas ne pas les remarquer. Ils n’en ont pas le luxe. Ils en meurent. A l’instant même.
Aucun diminutif ne peut diminuer ce mal. On ne pourra pas le camoufler avec des fleurs. On ne pourra pas l’annuler avec des embrassades, des bavardages sur la chaleur des bons sentiments et la froideur de l’Etat, et pas même avec de petites bonnes actions, aussi utiles soient-elles par ailleurs.