Ignorer signifie, bizarrement, deux choses différentes : ne pas savoir, et ne pas vouloir constater l’existence de quelque chose ou de quelqu’un. La nuance est d’importance. Je ne sais pas que quelque chose de grave est arrivé à l’un de mes proches, je l’ignore donc. Un jour, il ou elle me le dit. Et pourtant, je continue comme avant, je décide d’effacer cette information, je décide que cela ne change rien pour moi, et du coup, je l’ignore, encore. Pourtant, entre les deux moments, quelque chose s’est produit : j’ai décidé de nier. Comment notre relation peut-elle se poursuivre ? A l’évidence, mal. Car cette relation suppose de reconnaître, a minima, l’existence de l’autre. Et si je l’ignore, cette relation n’est plus possible.
Je repense à ces citations : « L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l'équation. » - Averroès. « La liberté commence où finit l’ignorance. » - V Hugo. « L’homme est responsable de son ignorance, l’ignorance est une faute » - M Kundera. Et je me dis qu’elles s’appliquent aussi bien à l’ignorance inconscience qu’à la consciente. Peut-être plus encore.

Pourquoi je vous parle de tout cela ?
Parce qu’aujourd’hui, j’ai lu plusieurs articles sur l’affaire Orpéa, qui prend une nouvelle ampleur, une dimension de plus dans cette tentaculaire machine à faire mal. Mal aux personnes âgées que cette entreprise est supposée prendre en charge. Mal aux salariés qui sont sa force d’action. Mal au droit du travail, des impôts, du code du commerce que ceux qui en détiennent le pouvoir ont ignoré superbement. J’ai repensé à toutes les personnes qu’elle a fait souffrir depuis si longtemps, qui ont sans doute parlé mais, simplement, il était facile d’opposer un silence qui les faisait disparaître. Aujourd’hui, la sortie du livre « Les fossoyeurs » est à l’origine des enquêtes et des plaintes. Pourquoi aujourd’hui, ce livre est-il lu, commenté, cru et non pas ignoré ?
Parce que hier, un responsable politique a justifié le choix de maintenir l’un de ses candidats aux élections législatives, condamné pour violences conjugales, par une simple phrase : JP est un « honnête homme » que je ne crois pas « capable de violences sur les femmes ». La justice est passée mais je l’ignore. En clair, le gouvernement/parti que je représente, et toute la société, dit aux femmes d’aller porter plainte auprès de la police au lieu de parler sur les réseaux, que seule la justice peut trancher. Mais quand les femmes parlent, je les ignore. Quand elles vont porter plainte, on les ignore souvent. Quand la police les a entendues, la justice, souvent les ignore. Et quand la justice, enfin, les a reconnues, la boucle est bouclée : je les ignore toujours.
Parce qu’il y a quelques jours, j’ai lu, enfin, « La familia grande » de Camille Kouchner. Enfin, car j’ai attendu plus d’un an avant de pouvoir le lire. J’ai appris la parution du livre, j’ai suivi les articles dans la presse, l’intervention de l’auteure à la grande librairie, la panique dans les cercles impliqués et je me suis demandée pourquoi, cette fois-ci, la société s’était emparée aussi fort du sujet de l’inceste, pourtant dénoncé si souvent mais jamais entendu. Il y avait cette phrase de Victor à sa sœur : « Tu verras, ils me croiront, mais ils s’en foutront complètement. » Cette phrase était d’une justesse et d’une violence inouïe. Cela me semblait le cœur du réacteur.
Parce que la semaine dernière, lors d’une réunion professionnelle, j’ai une fois de plus dit que ça n’allait pas. Et qu’on m’a répondu une fois de plus : Bravo ! Je suis très content d’entendre que tu me fais confiance. On pourrait croire le CIO bouché à l’émeri. Mais non, simplement, il s’en fout, il ignore.
Vous allez me dire : mais on ne peut pas être de tous les combats ! Il faut les choisir et on ne peut passer son temps à s’indigner, être en colère, se bagarrer contre tous tout le temps. Oui. On ne peut pas tout porter. Mais on peut, à son niveau, choisir de ne pas ignorer, ou transmettre. Rester stable sur ses appuis, penser parfois contre soi-même, savoir discerner ce que l’on peut changer, même si l’on n’est pas tout-puissant.
Pour cela, être ensemble, savoir être là pour les autres comme ils seront là pour nous à d’autres moments. Cela me semble un bon moyen de faire vivre la parole au-delà de l’ignorance. #metoo, c’était cela : seule, ma parole était ignorée, à plusieurs, il va falloir l’entendre. Vous la trouvez grossière, trop forte, brutale, difficile ? C’est parce que vous avez préféré le silence ou ignoré quand je vous parlais gentiment. 20 femmes qui témoignent sur Mediapart, d’un coup. Parce que séparément, on s’en fout, on les ignore.
Rodney King, Amadou Diallo, Trayton Martin, Michael Brown, Eric Gardner, Stephen Clark : seuls, ignorés. Georges Floyd. Ca commence à bien faire, vous n’allez pas continuer à ignorer cela. Et partout dans le monde, ensemble, on va vous le dire. Qu’on a tous des Georges Floyd parmi nous, dans tous nos beaux pays respectueux des droits de l’homme, nos pays de lumière aveuglante et que vous ne pouvez pas continuer à les brutaliser, les tuer en les ignorant, prêcher l’universalisme à géométrie variable, et à conforter votre impunité sur votre ignorance crasse.
Alors maintenant, on va être plusieurs à vous dire la même chose, en même temps, bien clairement. Et nous vous interdisons de détourner les yeux et les oreilles. Vous ne pourrez pas. Vous allez essayer, une fois, deux fois, pendant des années, on le sait. Mais notre parole, comme un dragon au milieu du salon, va finir par vous faire bouger. Essayer de faire comme s’il n’était pas planté là, devant vous, avec ses yeux rouges et sa langue de feu qui vient lécher vos mollets. Vous n’en avez pas voulu au fond du parc ? Vous n’en avez pas voulu dans le massif ? Vous n’en avez pas voulu sur la terrasse ? Gros malins ! Maintenant, il a le cul sur la commode ! Et, à force, il est vénère ! Alors, le minimum que vous pouvez commencer à faire, c’est constater qu’il est là, qu’il existe. On veut pas votre mort, ni même vous faire du mal.
Mais on va devoir vraiment commencer à parler ensemble.