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Alors OK, on va d’abord se mettre à plusieurs pour parler.
Parce que lorsqu’on se retrouve seul devant une situation d’injustice ou de brutalité, on n’a pas forcément les moyens de se bagarrer, surtout quand on est, par ce fait même, en état de fragilité.
Deux anecdotes.
Il y a quelques années, une voiture me coupe la route. Crash, Hôpital, voiture à la casse, la tête et le torse en miettes. Dans l’autre voiture, 2 morts, 3 blessés très graves. Comment je fais ? Mes amis sont autour de moi, me récupère à la sortie, de nuit, de l’hôpital : les radios sont floues, rentrez chez vous, on verra plus tard comment vous vous sentez. Rentrer chez moi ? Alors que je n’ai plus de voiture ? Que je ne tiens pas sur mes pattes ? Mes amis me récupèrent, pharmacie de garde pour atténuer la douleur et pouvoir dormir quelques heures. Le lendemain, amis qui m’aident dans les démarches de déclaration auprès des assurances, m’accompagnent chez l’expert qui m’envoie bouler (allez récupérer les papiers à la casse), me guident pour que je puisse trouver un médecin (l’hôpital n’a pas jugé utile de me prescrire ni pansement, ni minerve, ni bandage, débrouillez-vous). Dans la presse locale, la photo de mon épave en première page. L’assureur qui finit par me dire : « En attendant l’enquête, vous êtes considérée comme coupable, on annule votre contrat. » Je pense à cette famille détruite qui a causé l’accident, aux cris de ces enfants. Comment vont-ils faire ? J’ai assez d’argent pour m’acheter une autre voiture, vite, ne pas perdre mon travail. Je fais ce constat douloureux : malgré les assurances, malgré le fait que je n’ai pas de responsabilité dans l’accident, sans mes amis, ma vie était détruite aussi.
Quelques années plus tard, un appel : on vient de retrouver votre mère chez elle, par terre. Elle a fait un AVC, depuis 2 ou 3 jours. Les pompiers l’ont transportée aux urgences, son état est critique. Je file, accueil de l’hôpital, je cherche Madame X qui vient d’être admise chez vous. Je ne sais pas, elle n’est pas dans l’ordinateur. Madame, son état est critique, je suis sa fille, dîtes moi où elle est, dîtes moi si elle est encore vivante. Je ne sais pas, elle n’est pas dans l’ordinateur. Je finis par menacer : « On est d’accord, elle n’est pas dans votre ordinateur, elle doit être en principe dans un lit, dans une chambre. Alors, je vais aller ouvrir les 1000 portes de votre putain d’hôpital, et je vais la trouver. » Je pense à cette dame âgée, dont le mari est tombé devant elle, qui ne conduit pas et à qui on dit : « Madame, celui avec qui vous partagez votre vie depuis 50 ans, il n’est pas dans l’ordinateur, on l’a perdu, on s’en fout, débrouillez-vous. »
Ensemble donc, pour tenir face à ces brutalités.
Mais il faut plus.
Il faut parfois avoir l’énergie de se dresser contre les paroles d’ignorance. Quitte à se faire fustiger. Commencer petit, autour de soi. Pour pouvoir rester en accord avec soi-même, pour être digne de la confiance de ceux qu’on aime et qu’on veut protéger.
Un jour, dans un dîner à la Chabrol, le vieil oncle, grisé de bon Bordeaux, a une fois encore provoqué la marmaille béate : « Quand un homme tape sa femme, les deux sont responsables à 50%. » Ce vieil homme, je le sais, a battu sa femme. Il l’a trompée. Il l’a abandonnée. Et il continue aujourd’hui à l’humilier. Ça suffit ! J’ai expliqué à mes enfants que le monde est affreux s’il fonctionne comme cela. Alors, pendant que tout le monde sourit, gêné, « un peu plus de gigot ? », la tête s’est détournée, je plante mes yeux dans les siens :
« Tu peux préciser ?
- Tout événement qui se produit entre deux personnes est de la responsabilité de chacun.
- Donc, par exemple, lorsqu’un père viole son petit garçon de 3 ans, le petit garçon est également responsable ?
- Arrête, la suffragette, de me provoquer, ne soit pas insolente.
- Ma question est simple, je veux voir jusqu’où tu pousses ton raisonnement. Assume les horreurs que tu profères. Par ailleurs, les suffragettes, c’est un peu daté comme insulte. »
« Des flageolets avec ton gigot ? »
Je quitte la pièce, ne supportant plus ce déchet. Mes fils me suivent dehors.
« Maman, tu as foutu l’ambiance en l’air.
- Quelle ambiance ? Celle de la complaisance pour ce vieillard dégueulasse ? Je suis contente de l’avoir fait. Et même fière. Car devant vous, j’aurais eu honte d’approuver. Et vous auriez pu, à juste titre, trouver mon attitude aussi minable que celle de ce gros dégueulasse. »
La parole commence, solitaire, le ton doit se faire plus vif pour qu’il ne soit pas ignoré. Elle trouve des échos, juste à côté. Et puis de plus en plus loin. Et si l’on doit se faire un peu insulter en cours de route, c’est pas trop grave ; c’est encore moins grave que de se taire.
Il faut que la parole, le constat, soit porté tout au long de la chaine. Que les maillons s’accrochent pour que cela arrive au bout. Parce qu’un maillon saute et c’est fini : on tombe, de façon vertigineuse, hors de la vie, hors du monde, dans le non-sens de son inexistence.
Mediapart joue un rôle important dans cette chaîne. Sur le sujet des violences faites aux femmes, aux enfants, aux migrants, aux victimes d’un racisme systémique, aux sans-grades, aux hommes qui ne répondent pas aux injonctions des codes de la brutalité, Médiapart documente. Comme Victor Castanet, Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Vanessa Springora, Camille Kouchner et tant d’autres. Ceux que je cite (en en oubliant tellement) ont été écoutés, relayés. Parfois, cela ne fonctionne pas, personne n’écoute, l’enquête approfondie, documentée, révélatrice de maux profonds tombe dans l’ignorance, étouffée dans le brouhaha d’une multitudes de sujets sans enjeux réels (le burkini, la quéquette d’un porte-parole du gouvernement, le faits divers récupéré et tordu, les sujets qui enflamment les plateaux de télévision sont aussi infinis qu’inexistants). Il faut tenir. Il faut aller chercher ceux qui parlent, transmettent. Il ne faut pas capituler devant ceux qui étouffent, ignorent, brutalisent.
A Pessac, je suis allée voir Mediacrash. Edwy Plennel était là, expliquant, encore et encore, combien cette information est précieuse, combien sans elle, nous ne pouvions plus avoir les éléments de compréhension qui nous permette de conserver ce lien social indispensable à la vie humaine. En sortant, j’ai repensé à tous ces gens de pouvoir (ceux de Mediacrash et ceux de ma vie) qui ignorent, qui étouffent, qui ont tellement peur qu’ils écrasent les moucherons avec une enclume quand ceux-ci volent à côté d’eux.
Alors oui, la police, oui, la justice, mais elles n’y arriveront pas toutes seules. Elles doivent apprendre à écouter, mais pour cela, il faut que la parole arrive jusqu’à elles : dans les cercles intimes, dans les groupes sociaux, dans les relais d’information ; dans les livres, dans les journaux. Même si c’est parfois désordonné, brouillon, triste, dérangeant ; comment pourrait-il en être autrement quand on touche à la brutalité, aux blessures humaines ?