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Billet de blog 3 juin 2010

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Tristran

Gérard Cartier, dans son livre Tristran, reprend la vieille légende des amants éplorés. Les déchirures et brûlures de la passion, contre tout et contre tous, ne pouvaient sans doute se dire que dans des vers soumis eux aussi aux ruptures, aux éclats, à la dispersion. Et le chagrin d'une Irlande aux tourbes profondes dont serait issu le texte.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Gérard Cartier, dans son livre Tristran, reprend la vieille légende des amants éplorés. Les déchirures et brûlures de la passion, contre tout et contre tous, ne pouvaient sans doute se dire que dans des vers soumis eux aussi aux ruptures, aux éclats, à la dispersion. Et le chagrin d'une Irlande aux tourbes profondes dont serait issu le texte. Ici est un livre de poèmes en train de se construire, cela aussi qui est une fiction, dans l'ignorance même d'un projet déterminé, au hasard des rencontres, des versions différentes de la légende, des auteurs, mêlant des lieux aussi divers que l'espace d'une lande ou les rues d'une ville industrielle ainsi que les époques. Le poète est au coeur de ce paysage mental. Et le narrateur est lui aussi personnage, autre Tristan peut-être, en même temps qu'ordonnateur du sens.

extrait de Tristran:

Illustration 1

Tristran

de

Gérard Cartier

Obsidiane – 2010

Déjà dans Le Hasard, Gérard Cartier posait la rencontre comme surgissement dans le texte d’éléments disparates, voire disloqués ou troués, pour tenter d’y inscrire un discours, Tristran apparaît de la même façon comme une écriture polyphonique, aux voix emmêlées, celles des personnages de Tristan et d’Ysé – les vieux amants - , des bribes de textes, des paysages anciens et de la modernité parfois la plus sordide, ainsi que la voix du narrateur. Ce dernier, reclus de solitude, semble-t-il, apparaît d’abord comme un homme du livre, vivant et écrivant dans ce présent immédiat de l’écriture, « errant dans le hasard des mots …les journaux…il pleut depuis des jours… », rapportant cette pluie aux pluies de l’ancien récit où les amants « écoutent un marais sillonné de ruisseaux ». Récit déchiré jusqu’en ces formes trouées du vers, une errance du sens qui serait une métaphore de l’errance des amants, et où le narrateur serait confondu avec ses personnages, émotions communes, paysages superposés, celui des fumées des « villes industrieuses » et celui de la lande à « la tourbe profonde ». « Maintenant je peux les envier maintenant / Traçant dans la marge un nom perdu / Je peux souffrir… ». Récits identifiés l’un à l’autre dont précisément on peut écouter en soi les échos, les résurgences, la dispersion, la disparition : parcours et aventures confiés à l’errance des désirs , « voici notre portrait et notre simulacre ».

Ainsi Gérard Cartier situe son récit dans la rencontre entre un texte commenté, voire traduit – commentaire de commentaires, l’écriture n’est-elle jamais qu’un commentaire ? –et la complainte de cet autre Tristan qu’est le narrateur. Récit aux voix échangées où se mêlent légendes et passions présentes. A l’instar des paysages d’Irlande désolés, pays trouble et profond des renflements de la matière, des levées malsaines , « gonflé de tourbe et de poisons », où la brume sur la lande relaie la brume dans la poussière des villes, avec la chambre , lieu de l’écriture, paysages d’émotions et de vents enchaînés. Ici, l’écriture de G. Cartier ne semble possible que dans la déchirure – double métaphorique de la passion – le brouillage des lieux, des époques, des interventions des personnages en la confusion exemplaire des formes pronominales, des objets ou « dans les vers amalgamés / Des ciels divergents ». Paysages toujours déchirés, de Béroul à l’Evening Standard, « où le sens se brise » en éclats multiples, malgré les rêves d’ unité et qui n’est possible, en de très brefs instants, que dans cette chambre où se noue l’écriture, où « nous ajustons des bribes, nous calculons, nous rêvons d’une unité perdue ».

Comment préserver cette pureté et cette permanence tandis qu’autour tout se défait, que des usines crachent leurs fumées, jusqu’à la dérision d’une « vitrine poussiéreuse Tristan und Ysold » et « pour cette légère langue humaine qui aime ce qui va mourir » ? Le livre de Gérard Cartier est celui d’une histoire que le lecteur a la charge de relayer, y compris pour son propre compte, pour aborder et éprouver d’autres histoires jusqu’à ce que les récits en soient définitivement brisés, comme lorsqu’ « on ne voit plus [et que] le livre est fermé ».

Bernard Demandre

parmi ses livres les plus récents :

  • Méridien de Greenwich, Obsidiane, 2000 (Prix Max Jacob, 2001)
  • Le hasard, Obsidiane, 2004
  • Le petit séminaire, Flammarion, 2007
  • Tristran, Obsidiane, 2010

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