Poète, traducteur et photographe, né en 1960 en Lorraine. Enfance et adolescence partagées entre l'Afrique noire et la France. Brèves études de cinéma et autres voyages (notamment au Maroc, en Algérie, en Grèce, au Niger, au Guatemala et au Mexique). Vit aujourd’hui à Romainville. Activités littéraires diverses, il anime des ateliers d’écriture en milieux scolaire et carcéral. Membre successivement du comité de lecture du Mâche-Laurier (Obsidiane, 1993-2008), du conseil de rédaction de Po&sie (Belin) de 1998 à 2004, et actuellement de la revue en ligne Secousse (Obsidiane)
L’EPINGLE DU JEU (traits d’union, 3)
suivi de SANS
de
Bruno Grégoire
Obsidiane, 2014
Poursuivant sa réflexion autour du trait d’union et de sa capacité à relier tout en séparant, Bruno Grégoire, avec l’Epingle du jeu, inscrit sa démarche dans cette tension des mots et de la prosodie – brusquerie et vitesse de l’écriture - pour “ressentir autrement le monde”. Comme naît le poème, ainsi naît le feu, à la racine même de l’écriture, de ce qui pourrait advenir dans la constatation de son infime ténuité. Cette écriture et cette parole sont si intimement légères, malgré la précision, qu’à peine on pourrait y toucher, sur des bords où tout pourrait se passer, dans la double présence de l’affirmation et de la négation, “… en un lieu / où rien n’aurait jamais eu lieu”, à l’origine de ce “premier souffle”. Ici, B. Grégoire interroge des régions de la langue comme, dans d’autres ouvrages, il a interrogé des pays imprononçables, juste à la limite d’êtres, d’objets, de paysages, de formes, de couleurs, “juste au bord de la terre peuplée”. Tirer un bénéfice d’écriture, “presque” sans y toucher, dans cette formule d’approximation répétée au long de l’ouvrage, de même qu’ “une sorte de”, ne témoignant certes pas d’une incapacité de nommer mais de rendre aussi léger que possible le doigt qui touche , au moment de son propre retrait, à son objet tangible et intouchable, afin de ne pas réduire voire écraser l’aile d’un papillon de nuit. Lieux sans certitudes, mondes fondamentalement fragiles comme peut l’être une langue, aux risques d’écrasement dans une main qui cependant accueille, n’était ce “tu” implacablement présent, comme adresse à l’autre de l’écriture auquel, ici encore, il faut laisser de l’espace pour favoriser les rêves. Amante-Amant ou lecteur, lui-même inscrit dans l’appel de signes contraires et se nourrissant de leurs tensions, “ Et si ton amour / parvenait soudain à effrayer / les gouffres qui ont survécu / à mon amour …”. Jusqu’à cet envers des choses, “cailloux”, “roches sombres” que la mer découvre, “l’envers des météores” appelant les mots dans leurs possibles incertains, comme entre s’éteindre et s’étreindre ou la perte de la lumière au centre même de la lumière et “d’inventer le plus beau jour ”, ainsi qu’il en est des mots du dictionnaire, usure et usage, destruction par l’amour. Comme il en est aussi des infimes sensations. Formules le plus souvent vertigineuses, abîmes entrevus mais dépassés qu’un rien pourrait détruire, réminiscences intouchables, une odeur, une caresse de la mémoire sous la caresse donnée “aux grands livres”.
Bruno Grégoire renoue avec un principe d’incertitude, à l’oeuvre, par exemple, dans Loin de Cluj, ainsi de “…m’endormir un jour / dans une position particulière / - mais j’ignore tant laquelle …”, savoir et non savoir à la fois, ainsi que l’absence d’une page d’un livre rêvé rend possible d’en rétablir le rêve ou le désir, y “embrasser / la masse informe de ta propre matière”. Traversées rapides du réel comme pour ne pas en manquer l’essentiel, son noyau brûlant, à l’instar des formes brèves de la poésie, tant ce qui compte ici est la rapidité des relations contraires, à l’image de l’arbre dans son double étirement entre ciel et terre. Art délicat s’il en est, “ Qui possède comme un chat / l’art de s’insinuer / entre les choses les plus fragiles / sans presque jamais rien détruire ?” , un “entre-temps” qui, sur l’eau fraîche d’un étang, “aimante les libellules”.
Il en va de même, dans la seconde partie du livre, autour du mot “Sans”, décliné en quatrains et tercets, comme autant de variations , “sans rien qui manque / pas même le doute” , manifestant sa puissance en s’inspirant “…de sa nudité, / de la force qu’il a / de se perdre en tout / voyager !”, délesté qu’il est du poids de l’affirmation mais capable, dans le même temps, d’ouvrir “le système d’écoute des nuages”. Au centre du retrait des choses et de celui des mots pour exister. Mot qui est la clé d’un manque fondateur, voyageant à travers la langue et le for intérieur, “compose et décompose” les traces du monde, dans les interstices des yeux, “sur le moindre espoir / de parole”.
Bernard Demandre
TEXTES
Respirer un lieu
où rien n’aurait jamais eu lieu
-et quoi
faire de ce premier souffle ?
Revenir au gris presque rose de l’eau
sans la joie ni la cruauté de la pêche,
juste au bord de la terre peuplée,
où la lune se multiplie
dans la légèreté des remous.
Ami, dis-moi encore la mer qui se retire,
comme elle découvre les rochers sombres,
chaque fois leur mystère
luisant :
j’ai grandi ailleurs trop longtemps
pour désapprendre l’alphabet du sable.
J’ai pris durant une ou deux secondes
à la fenêtre
un papillon de nuit
pour tes doigts qui me faisaient signe,
m’annonçaient ton retour.
Tu es plus belle encore
dans l'océan impossible et admirable
qui nous sépare.
Deux hommes anciens regardent brûler le feu
en tenant un livre dans leurs mains :
l’un des deux volumes
n’a plus de pages.
Il suffisait donc de se déchausser
pour ressentir autrement le monde
- comme une hache couchée ?
J’aime la reliure de ton vieux dictonnaire,
détruite peu à peu
par ton amour des mots.
Le téléphone nous a encore lâchés,
une lumière de fin d'été frétille
dans le jardin, à travers
les fenêtres
qui ne nous séparent plus de rien.
Induire, glisser son épingle du jeu,
son histoire plus belle encore
qu’un océan impossible et admirable
espère …
Voilà ce qui nous ensorcèle
depuis toujours.
Le verger s’est couvert de givre,
ils dorment tous dans la maison
ou font semblant ?
Ah, quelle gorgée de vin
dans la compagnie des chiens !
Mon arbre de Noël
était si peu sûr de moi
qu'il m'a fallu creuser la terre,
creuser, creuser,
jusqu'à croire en mes mains.
Peut-être est-ce dire qu’on va mourir qui dérange,
peut-être est-ce dire qu’ils vont mourir un jour
qui les dérangent tous ?
Je regarde prendre le feu
au premier jet d’un infime poème,
sans regretter d’avoir vécu.
C’est l’histoire d’une petite fille
qui, plongeant ses mains dans l’eau fraîche
de l’étang,
aimante les libellules,
étrangement.
( L’EPINGLE DU JEU )
Sans
aime renifler les âmes – y pressentir
quelle beauté survécue
à tous les désastres ?
&
Sans travaille sans le savoir
à un monde insoluble,
son enfance.
Sans détient les clés
De ce qui n’existe pas encore,
N’existera peut-être
Jamais.
&
Sans déteste
ce qui lui manque,
et ce qui un jour l’a fondé.
Sans ne sait plus parfois
faire le point sur les choses, elles
vont, viennent, naviguent : entre elles
et lui, c’est du vent.
&
Sans rêve la vie des éventails,
il écrit à l’encre sympathique
les mémoires d’un courant d’air.
Sans
s’efforce d’endosser le monde,
d’y laisser la trace
la moins indigne possible.
&
Sans ne chante pas, il cherche
de misérables miracles
dans ses jeux de massacre anciens.
Sans c’est peut-être mieux
qu’on n’entende pas sa voix,
tant elle frotte ses sabots
à la peur d’être au monde –
&
Sans n’a peur que d’un corps,
celui que sa forme ne contient plus
depuis le commencement.
Sans pensait bien avoir croisé Dieu
dans les coursives, mais
c’était un porte-manteau …
&
Sans aime bien
fermer la fenêtre pour qu’un monde
cherche à ouvrir
le système d’écoute des nuages.
(SANS)
Eléments de bibliographie
Poésie : - Niger, AEncrages & Co, 1990 ; - Vies silencieuses (en collaboration avec Philippe Salus, d'après des photographies d'Éric Pineau), Mydriase, 1990 ; - Passage du paradis (tirage limité, avec des peintures de Jean Deparis), Mydriase, 1992 ; - Dans la bouche morte, Obsidiane, 1993 ; - L'état de secret (tirage limité, avec des dessins de Jean-Louis Gerbaud), Monique Mathieu-Frénaud éditeur, 1998 ; - L’Usure L’étoile, Obsidiane, 1998 ; - Loin de Cluj (traits d’union), Obsidiane, 2004 - Le lendemain le monde (traits d'union, 2) Rehauts, 2009 - Sans ( tirage limité, avec une gravure de Frédéric Couraillon), S'ayme à bruire, 2014
Nombreuses publications en revue, en anthologies ainsi que des traductions dont Récit des événements, traduit du poète mexicain José Carlos Becerra