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Billet de blog 4 mars 2014

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Emily Dickinson, la Demoiselle en blanc

   C’est depuis quelques dizaines d’années seulement qu’est connue Emily Dickinson en France, grâce au travail de  traduction  d’éditeurs  et de poètes comme Philippe Denis, Claire Malroux ou Françoise Delphy. On aura compris que la poétesse américaine a tout fait pour parvenir à l’oubli. Sur environ 1800 poèmes connus, il en est paru une douzaine de son vivant ; de nombreux autres ont été envoyés à des amis par courrier ; reste le mystérieux coffret où sa soeur en retrouvera quelques centaines, après la mort du poète. Elle est proche de l'actualité de nos émotions, dans le même souci du travail de la forme.Elle est considérée aujourd’hui comme un poète américain majeur. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Emily Dickinson © Daguerréotype de 1846-1847 - Amherst College

C’est depuis quelques dizaines d’années seulement qu’est connue Emily Dickinson en France, grâce au travail de  traduction  d’éditeurs  et de poètes comme Philippe Denis, Claire Malroux ou Françoise Delphy. On aura compris que la poétesse américaine a tout fait pour parvenir à l’oubli. Sur environ 1800 poèmes connus, il en est paru une douzaine de son vivant ; de nombreux autres ont été envoyés à des amis par courrier ; reste le mystérieux coffret où sa soeur en retrouvera quelques centaines, après la mort du poète. Elle est proche de l'actualité de nos émotions, dans le même souci du travail de la forme.

Elle est considérée aujourd’hui comme un poète américain majeur.

Poésies complètes,

édition bilingue, traduction de Françoise Delphy,

Flammarion - 2009    

                    “Que je chevauche cette abeille – ou une fleur d’Ajonc

Centre d’un cyclone,

Centre d’une galaxie domestique,

Mais centre calme en apparence, un univers qui s’organise alentour, à l’instar du dormeur de Proust qui déroule autour de lui des mondes :

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes…”

   Emily Dickinson serait-elle aussi cette dormeuse éveillée, déroulant tout autour d’elle, dans et grâce à sa solitude, une vie foisonnante de plantes, d’oiseaux, de petits animaux , de légumes, de visages reparus dans la mémoire, de violences naturelles comme le vent, ce compagnon turbulent ou lascif, ces parfums aussi légers qu’un vers, ou entêtants, dans les foins de l’été surtout, la place immuable et rassurante de tel bâtiment, de l’église par exemple, “La Cheminée – et la colline - / Et juste le doigt du Clocher –  / Ceux-ci – ne bougent jamais –“ ? Tout est à sa place et tout est en mouvement, E. Dickinson construit autout d’elle un monde d’une rare sensualité, son monde, pour lequel elle n’avait pas besoin de s’aventurer très loin, jusqu’au bout de son jardin. Et les passions, toujours à fleur de peau et leurs prolongements d’inquiétudes métaphysiques, d’angoisse d’être, “Qui sait si finalement l’angoisse qui couve / N’éclatera pas / Et si la Vigne palpitante / Ne sera pas jeteé dans la poussière”. Tout parle ici, dans la saveur des mots. 

     E. Dickinson s’apparente à la modernité de nos émotions, elle est un poète proche, de nos tourments, de notre réflexion sur l’écriture, même si elle ne la théorise pas, à notre manière, en cette dernière moitié du 19ème siècle. Une réclusion, mais volontaire, comme “ombre de la démente / assoupie sous la laine” où “même les passants / Perdent leur ombre / sur les murs endormis”. Cette passante-là, immobile, est loin d’être endormie. Non seulement elle repère tout ou note à peu près tout, autour d’elle et en elle-même, et le moindre objet est repris, grandi dans son imaginaire “ La forme d’une Cheminée - / Le Front d’une colline – / Parfois – le Doigt d’une Girouette – “  que l’emploi constant de la métaphore anime, ainsi que sa  conscience de la giration des choses dont elle occupe le centre “Les Saisons – changent – mon Tableau – Sur ma branche d’émeraude, / Je m’éveille”  qu’il est possible de lire ainsi : “Les Saisons – changent – mon Tableau – ///  Sur ma branche d’émeraude, / Je m’éveille – pour ne plus trouver d’émeraudes …” donnant à la structure de nombreux de ses vers la possibilité d’une double lecture. Prosodie variable s’il en est. Elle est ce poète dont elle a bien compris qu’il était un transformateur de sens, cet artiste “Extérieur - au Temps - ”, et “C’est ainsi  que / Se distille un sens étonnant / A partir de Significations Ordinaires -  / Essences immenses // Des espèces familières …”, tel le signe de la Grive et du Vent qui joue avec les galets, pousse les Pignes et rapporte les odeurs de Foin, bouscule le chapeau du faucheur ou grimpe à un sapin…Ou, renforçant du même coup l’angoisse de la réclusion, cette sensation de rapetissement intérieur, “ la Chambre la plus exiguë - / La nuit, ma petite Lampe, mon petit Livre - / Et un seul Géranium – “  , poids d’un silence pourtant recherché et sentiment de sa propre négation d’exister,  bientôt poussés par la violence d’une bourrasque, l’agitation vivifiante d’un orage et sa “Griffe livide”, quand “Les Oiseaux  Barricadèrent leurrs Nids - / Le Bétail se terra dans sa grange – Puis vint une Goutte de Pluie Géante - …Les eaux naufragèrent le ciel” et le “Bec Jaune” d’un éclair, comme si les oiseaux  apparaissaient tantôt salutaires et tantôt maléfiques, donnant à la métaphore sa capacité de paradoxe et d’amplification. De même, le Volcan partage avec le Vent de tempête sa fonction de colère et de présence de la passion, “sa terrifiante Artillerie”.

    Cette recluse “habite le possible – maison plus belle que la prose” et construit lentement une autre manière de voir : “L’Angle d’un Paysage - / Qui chaque fois que je m’éveille - / Entre mon rideau et le Mur / Sur une vaste Fente - // En attente – comme un store vénitien - / Accoste mon oeil qui s’ouvre - …”. C’est dire ici en quoi le point de vue du poète sur le réel en opère sa transformation. Enfin, ces terreurs de l’âme, par là devançant H. Michaux,  “la confrontation avec celui qu’on a à l’intérieur - …//  Un Assassin dissimulé dans notre Appartement / Est infiniment moins horrifiant- // Le Corps – emprunte un Revolver - / Et verrouille la Porte - / Sans prêter attention à un spectre intérieur – Ou Pire encore –“. On comprend mieux les limites de la tranquillité d’une maison de province,  la signification véritable de la conventionnelle maison hantée ou de la paisible couturière. Tout ce qui passe sous le regard et par l’écriture d’E. Dickinson subit les mêmes transformations que son oeil ou ses émotions, toujours confondus ou suscités l’un par l’autre, calme Volcanique, souffrance Titanesque, Vigne palpitante et la mort toujours proche aux abords de la “poussière”.

E. Dickinson n’a pas souhaité être publiée, malgré les offres nombreuses et réitérées qu’elle a reçues, considérant que “Réduire à un Prix l’Esprit humain est infâme”. Moins d’une douzaine de poèmes sur un ensemble d’environ 1800 ont tout de même été publiés de son vivant. Elle est née en 1830 à Hamerst, petite ville du Massachusetts, elle y mourra en 1886. Malgré son isolement, elle aura néanmoins entretenu une correspondance abondante dans laquelle elle a inclus bon nombre de ses poèmes.

                                                  Bernard Demandre 

TEXTES

Emily Dickinson (1830-1886)

J’étais la plus menue de la Maison –

Je pris la Chambre la plus exiguë –

La nuit, ma petite Lampe, mon petit Livre –

Et un seul Géranium –

Installée de façon à attraper les lingots

Qui ne cessaient de tomber –

Et juste mon Panier –

Laissez-moi réfléchir – je suis sûre

Que c’était tout –

Je ne parlais jamais – sauf quand on m’adressait la parole –

Et alors, je répondais brièvement à voix basse –

Je ne pouvais supporter de vivre – à voix haute –

Le tapage me gênait tant –

Et si ça n’avait pas été si loin –

Et si quelqu’un de ma connaissance

S’y était rendu – J’ai souvent pensé

Que je pourrais mourir – sans qu’on s’en aperçoive –

Je cessai de souffrir, mais si lentement

Que je ne vis pas partir l’angoisse –

Et sus seulement en me retournant –

Que quelque chose – avait anesthésié le Chemin de la douleur –

Je ne pourrais non plus dire quand cela changea,

Car je l’avais portée, chaque jour,

Aussi constamment que ma robe de Fillette –

Que j’accrochais à la Patère,  le soir.

Seul le Malheur ne changea pas – il se Lova tout contre moi

Comme les Aiguilles – que les dames enfoncent doucement

Dans des Molletons ronds comme des Joues –

Pour ne pas les perdre –

Impossible de trouver la trace, de ce qui consola –

Sauf que, à la place du Désert –

C’est mieux – presque la Paix –

Il était un Poète –

C’est Ainsi que

Se distille un sens étonnant

A partir de Significations  Ordinaires –

Essences immenses

Des espèces familières

Péries près de la Porte –

On ne demande pourquoi Nous-mêmes

Ne les avons pas retenues – avant –

C’est  Lui – le Poète –

Qui Dévoile, les Images –

Et Nous qui – par Contraste – Héritons –

D’une éternelle Pauvreté –

Si inconscient – de sa Richesse –

Que le Voler – ne saurait lui nuire –

Lui-même – Fortune – pour Lui-même –

Extérieur – au Temps –

Le Vent n’est pas venu du Verger – aujourd’hui –

Mais de plus loin –

Il ne s’est pas arrêté pour jouer avec le Foin –

Ni menacer un Chapeau –

C’est un gars- toujours de passage –

Tu peux en être sûr –

S’il laisse une Pigne devant la porte

Nous savons qu’il a grimpé à un Sapin –

Mais Où est le Sapin – Dis –

Tu y as été, toi ?

S’il apporte des Odeurs de Trèfles –

C’est Son affaire – pas la Nôtre –

Alors c’est qu’Il était avec les Faucheurs –

Aiguisant les Heures qui passent

En douces pauses de Foin –

Sa façon à Lui – par un Jour de Juin-

S’il lance du Sable,  et des Galets –

Les Chapeaux des petits Garçons – et du chaume-

Avec parfois un clocher –

Avec un cri rauque « Ôtez-vous de mon chemin, que diable »,

Qui serait assez idiot pour rester ?

Hein – Dis-

Tu serais, toi, assez idiot pour rester ?

Le Vent commença à faire danser l’Herbe

Sur un Ton comminatoire et grave –

Il lança une menace à la Terre –

Et une autre menace, au Ciel –

Les Feuilles se dégrafèrent des Arbres

S’éparpillant de-ci- de-là –

La Poussière comme des Mains se creusa pour former une coupe

Et lança la Route au loin –

Les Chariots se pressèrent dans les rues

Le Tonnerre se hâta lentement –

L’Eclair montra un Bec Jaune

Puis une Griffe livide-

Les Oiseaux Barricadèrent leurs Nids_

Le Bétail se terra dans sa Grange-

Puis vint une Goutte de Pluie Géante

Et puis comme si les Mains

Qui tenaient les Barrages, avaient lâché,

Les eaux naufragèrent le Ciel,

Mais négligèrent la Maison de Mon Père –

Fendant seulement un Arbre en quatre morceaux –

Ne rangez pas mon Fil & mon Aiguille –

Je me mettrai à Coudre

Quand les Oiseaux se mettront à siffler –

Les  points sont plus beaux – ainsi –

Ceux-ci étaient penchés – ma vue est devenue tordue –

Quand mon esprit – sera clair

Je ferai des coutures – dont une Reine ne rougirait

Pas à reconnaître comme son œuvre –

Des Ourlets – trop délicats pour qu’une dame puisse

Retrouver le nœud invisible –

Des Fronces – finement intercalées –

Comme ponctuant un Point –

Laissez mon aiguille dans  le sillon –

Où je l’ai déposée –

Je redresserai les points en zigzag

Quand j’aurai repris des forces –

Jusque là – rêvant que je couds

Allez chercher la pièce que j’ai oubliée –

Approchez-la plus près – de sorte que – en dormant –

Je m’imagine maniant l’aiguille –

Point n’est besoin d’être une Chambre – pour être Hanté –

Point n’est besoin d’être une Maison –

Le Cerveau a des Couloirs – qui surpassent

L’Espace matériel –

Bien moins dangereuse, la rencontre à minuit

D’un Fantôme extérieur

Que la confrontation avec celui qu’on a à l’intérieur –

Invité plus glaçant-

Bien moins dangereux, de traverser une Abbaye au galop,

Poursuivi par les Pierres –

Que désarmé, de se rencontrer soi-même –

Dans un Lieu solitaire –

Nous-mêmes derrière nous- mêmes, cachés –

Devrions tressaillir plus fort –

Un Assassin dissimulé dans notre Appartement

Est infiniment moins horrifiant –

Le Corps – emprunte un Revolver –

Et verrouille la Porte –

Sans prêter attention à un spectre supérieur –

Ou Pire encore –

Je n’ai jamais vu de « Volcans » -

Mais, quand les Voyageurs racontent

Comment ces vieilles montagnes – flegmatiques

Habituellement si calmes –

Portent en elles – terrifiante  Artillerie,

Feu, fumée, canon –

Avalant des villages au petit déjeuner,

Et terrifiant les Hommes –

Si le calme est Volcanique

Dans le visage humain

Lorsque endurant une souffrance Titanesque

Les traits demeurent inchangés –

Qui sait si finalement l’angoisse qui couve

N’éclatera pas,

Et si la Vigne palpitante

Ne sera pas jetée dans la poussière ?

Si quelque  Archéologue passionné,

Le Matin de la nouvelle Eruption,

Ne s’écriera pas joyeusement, « Pompéi » !

Redeviens Colline parmi les Collines !

Parce que l’Abeille peut bourdonner impunément

Pour Toi je deviens Abeille

Ecoute-moi donc –

Parce que les Fleurs peuvent sans peur

Lever les yeux vers toi, une Demoiselle

Voudrait toujours être Fleur –

Les Grives non plus, les Grives n’ont pas à se cacher

Quand Tu fais irruption dans leurs Cryptes

Octroie-Moi donc des Ailes

Ou des Pétales, ou une Dot de Bourdonnements

Que je chevauche cette Abeille – ou une Fleur d’Ajonc

S’exprime ainsi mon adoration pour Toi – 

L’Angle d’un Paysage –

Qui à chaque fois que je m’éveille –

Entre mon Rideau et le Mur

Sur une vaste Fente –

En attente – comme un store Vénitien-

Accoste mon œil qui s’ouvre –

C’est juste une Branche de Pommier –

Inclinée de biais, dans le Ciel –

La forme d’une Cheminée –

Le Front d’une Colline –

Parfois – le Doigt d’une Girouette –

Mais ça c’est – Occasionnel –

Les Saisons – changent – mon Tableau –

Sur ma Branche d’Emeraude,

Je m’éveille – pour ne plus trouver d’Emeraudes –

Mais – des Diamants – que la Neige

Est allée chercher pour  moi – dans ses Ecrins  Polaires –

La Cheminée – et la Colline –

Et juste le doigt du Clocher –

Ceux-ci – ne bougent jamais

Le Vent commença à faire danser l’Herbe

Sur un Ton comminatoire et grave –

Il lança une menace à la Terre –

Et une autre menace, au Ciel –

Les Feuilles se dégrafèrent des Arbres

S’éparpillant de-ci- de-là –

La Poussière comme des Mains se creusa pour former une coupe

Et lança la Route au loin –

Les Chariots se pressèrent dans les rues

Le Tonnerre se hâta lentement –

L’Eclair montra un Bec Jaune

Puis une Griffe livide-

Les Oiseaux Barricadèrent leurs Nids_

Le Bétail se terra dans sa Grange-

Puis vint une Goutte de Pluie Géante

Et puis comme si les Mains

Qui tenaient les Barrages, avaient lâché,

Les eaux naufragèrent le Ciel,

Mais négligèrent la Maison de Mon Père –

Fendant seulement un Arbre en quatre morceaux –

Éditions françaises

  • Quarante-sept poèmes, traduction de Philippe Denis, Genève, La Dogana, 1987
  • Une âme en incandescence, traduction et présentation de Claire Malroux, collection « Domaine romantique», José Corti, 1998
  • Lettres au maître, à l'ami, au précepteur, à l'amant, traduction et présentation de Claire Malroux, collection « Domaine romantique », José Corti, 1999
  • Avec amour, Emily, traduction et présentation de Claire Malroux, collection « Domaine romantique », José Corti, 2001
  • Y aura-t-il pour de vrai un matin, traduction et présentation de Claire Malroux, collection « Domaine romantique », José Corti, 2008
  • Quatrains et autres poèmes brefs, traduction et présentation de Claire Malroux, édition bilingue, Gallimard, coll. poésie, 2000
  • Lieu-dit, l'éternité : Poèmes choisis, édition bilingue français-anglais, traduction et présentation de Patrick Remaux, collection Points, Seuil, 2007
  • Poésies complètes, édition bilingue, traduction de Françoise Delphy, Flammarion, 2009

En Poussière honorée, traduction de Philippe Denis, La Ligne d'ombre, 2013

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