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Mathieu Bénézet est né en 1946 à Perpignan.
Poète et essayiste, il est aussi l’auteur de romans.
Il travaille sur les formes de la poésie, les formes lyriques, élégiaques, minimalistes, les poèmes longs …
Il a, pour sa part, grandement influencé sa génération. Il est le créateur de revues telles Empreintes, Première Livraison, Digraphe (avec Jean Ristat) Il est aussi éditeur chez Flammarion. Il a dirigé plusieurs émissions sur France Culture. En 2013, il reçoit le Grand Prix de poésie de l’Académie Française.
Nous venons d'apprendre le décès de Mathieu Bénézet en ce début de juillet.
La chemise de Pétrarque
de
Mathieu Bénézet
(Obsidiane- 2013)
…la vraye histoire de douleur
de larmes toute enluminée
(Charles d’Orléans)
Livre de douleur et travail d’amour comme lorsqu’on parle du travail de poésie, l’un effleurant l’autre, dans les solitudes ou à tâtons dans la nuit relative de la pénombre, attouchements d’aile. Dans la chemise de Pétrarque, Mathieu Bénézet poursuit sa rêverie et son travail en un théâtre d’ombres d’où le poème pourrait naître et dont il suffirait d’énoncer des syllabes. Non réductible cependant à une vision romantique de la douleur productive. Il s’agit ici d’une autre forme du lyrisme, astreinte aux pouvoirs des mots et des sons, travail d’élaboration s’il en est, pour, si possible, atteindre à la Beauté, « en lignes pour chanter » au rythme des roses « qui se couchent », chant comme éclaté en ses murmures divers, cette « langue de lait », à la poursuite d’un « reflet [qui] boîte dans les vagues ». Tel le fantôme d’un chien errant, dans cette photo d’Hervé Baudat à l’entrée du livre, passage d’une ombre brouillée au bord d’une eau immense.
Bien loin des continuités du lyrisme et sans doute de ses facilités, M. Bénézet, ici, comme par ailleurs dans nombre de ses œuvres, établit comme des rapprochements de vertiges où « la mathématique / est l’assemblage » et où « le poème se constitue comme tel ». Traces de passés naguère enfouis - « dans le mi / roir où tremble l’eau / sororale » - , rétablies à demi-mots, dressant « un arbre immobile au milieu du poème », dont jaillit l’instant, présent comme un couteau. Plus seulement ombres, pénombre, demi-reflets par lesquels se signale d’abord le réel dans sa remontée, ainsi qu’on pétrit des rêves, mais évidences, « Quand la corne du taureau est / le sens de l’instant ». Ainsi parfois, au détour d’un vers, apparaît le mot trivial ou prosaïque qui aurait pour fonction de briser un chant naissant, forme de l’ironie, tel ce « doux or rouillé » qui peut se mélanger avec le café qu’on prépare, avec les betteraves qu’on vend au marché ou ce mégot qui traîne.
C’est dans ces solitudes, quand le poète est « …en jugement / dans le chemin », que viennent s’élaborer les apparences d’un théâtre ou d’un récit, ainsi que l’énonce la Chronique, dans ce que dit une voix , récits d’« ombres démantelées / des âmes d’ombres », en réalité seulement pénombre qui est « la lumière / tapie dans le poème » où le montreur-poète viendrait non pas seulement révéler cette lumière-là, mais faire se rencontrer des lettres de l’alphabet, des mots, des élans de vitres, comme une île dans une aile, « L’Aile est là et l’Île dans la proximité de l’Aile » , en un phrasé sans cesse reconduit à sa nuit , « baiser de corps plus obscur », parce que peut-être il s’agit d’abord d’énoncer des syllabes, et, quand « le cri de la chouette perce », faire face à « un immense mur placé / devant toi sorti de ton cerveau».
La « chemise » dont on habille le poète éponyme, Pétrarque, cet autre poète de la douleur exhaussée en un chant, cette voix-là, Mathieu Bénézet la reprend dans une écriture de la rupture et du déchirement, donnant de la douleur l’image nécessairement présente d’un texte démantelé ainsi qu’il l’indique dans le titre de la troisième partie : « Pages déchirées ». La tâche est double, semble-t-il, de rassembler en les fouillant « les bâtisses effondrées » sans les blesser ni les perdre en chemin par trop de brutalité, mais les ramener au jour, en fragments précis, avec toute la délicatesse de l’aile qui froisse l’air sans le toucher. On pense à Reverdy à sa fenêtre et à son pouvoir de légèreté, autre battement d’aile suspendu, miraculeusement inscrit dans les mots et les illuminations du poème. Mathieu Bénézet s’y réfère, de même qu’à Charles d’Orléans, présent dans l’exergue initial et l’envoi à Pétrarque dans la Coda finale, qui « alla de / l’évanescent à la plénitude de la réalité »
Bernard Demandre
TEXTES
1
[ …] les mouettes
là-bas
rejettent la neige
un vent effondré dans les vitres
brisées par trop de soleil
solitude de nos nuages souterrains
l’autre nue brillante
une fête de matinée lourde
une inutile
« que nient les roses »
ce que j’entends
qui se couchent
leur chute
un gisement
2
une figure s’affaiblit
en lignes pour chanter
que je suis en jugement
dans le chemin
une jeunesse au téléphone
ce labeur est mien
baiser de corps plus obscur
une vague enfin
barques paraissent
deux dieux chaussés de terre
dans l’avril
tes deux mains paillées
« ( je suis en jugement
De l’amour retourné ) »
le fourneau
incinère des sentiments
( enfance violentée dans la soupente )
une langue de lait
dans le vieil automne
le jardin mange ma poitrine brisée
( un enfant dort dans la logique )
( 1. La chemise de Pétrarque )
***
H
qui appelle, qui s’endort sous
la pluie, qui geint de
mille paradis invisibles illisibles ô
l’intuition de langues affec
tueuses, à l’école on dit bon
jour, au travail salutçava, à
l’hôpital
bonjourmonsieuranzotto
que sont les malheurs, des petites
tapes sur les fesses argumente
une donzelle professeure,
ne lésinez pas sur les couleurs, la
grisaille est superflue, flûte,
, flûte, je me recueillerai un jour
Sous les vestiges des jouets, mères
& Seigneur [ je me recueillerai
Sous le trille cambré
Du déliceciel
1) introduction
2) développement la chemise de Pétrarque
3) conclusion
4)
O
sous une pluie battante
tantôt une porte s’ouvre
tantôt une porte s’ouvre
des hommes lèvent la tête
l’avalanche des visages
des nuages jaunâtres
le drame est
étouffé sous un oreiller,
nul n’incarne
l’avalanche des visages
à chercher la blessure
embarcations ballotées
des cris
dans un puits éternel,
la surdité est pâle
abreuvée de surdité ( comme ! )
je t’attends entière
avec tête et cœur
dans ta couche limpide
( 2. La chemise de Pétrarque )
***
Ma consolation n’est-elle pas
Le Cheval que tu m’as envoyé
Avec un cri funèbre
Ô je suis coupable lassé de tout
En deuil j’ai trop vécu
Acceptant la blessure
Larmes je voudrais les retrouver
Comme un arbre du soir
Rosée au milieu des tombeaux
Un cri traverse mon cerveau
Brûle les cœurs Je ne pense pas parler
Ayant renoncé à la chère image
Qui brûlait aux cheveux
Guerre autre guerre
Quelle est la tentation humaine qui m’éveille
Déserts Déserts
( Pages déchirées )
[ …] pure synthèse entre l’affliction
la déploration
et le magnificat – Perpignan dans les limites étroites du figuratif
fugitivement fixé – moi-même à la lutte opiniâtre avec ce que
j’écris : que je ne signe pas : le drame est le haut guerrier du
lyrisme : entendons-nous bien : la lutte est la forme d’une
affirmation parallèle
Nourriture de la Nuit
Le lait de l’œil est une
chose qui commence
comme la parole humaine
elle douceurt je douceurs
dans l’ouverture d’amour
des mots
cette femme qui crie est
ma mère ensevelie
déchirure du style
le vent s’engouffre dans le vide
qui naît
va mon cœur puisque
le ventre est assassiné
( Ent’racte )
***
La Chronique dit : Ses pages
plus belles paraissent nées
au défaut d’une grande souffrance
d’une attention constante aux signes
par la grâce de se maintenir
dans le péril et l’affliction
Quand bien même son cœur fut
sombre et qu’il en chérit la peine
de cette épreuve il fit un chant
C’est du désordre
qu’il lui faudra partir d’une
substance en état de mélange
Né au-delà de la Renaissance il
fut d’une nature insondable l’ar
deur et la nostalgie travaillant
à une même menace
La Chronique dit : Ainsi il alla de
l’évanescent à la plénitude de la réalité
malgré l’insécurité d’une époque troublée
au chevet de tous dont lui que la
mort a prolongé durant trente
années
le sens à sa bouche et à son âme fut
la beauté [ …]
( Coda )
Eléments de bibliographie (extraits)
- L'Imitation de Mathieu Bénézet, mélodrame, Flammarion, 1978
- Ceci est mon corps, 1, mélange, Flammarion, 1979
- Le Travail d'amour, poésie, Flammarion, 1984
- Ceci est mon corps, 2, miscellanées, Flammarion, 1986
- Votre solitude, poésie, Éditions Seghers, 1988
- L'Océan jusqu'à toi, rime, Flammarion, 1994
- Ode à la poésie, Éd. William Blake and Co, 1996
- André Breton, rêveur définitif, essai de lire, Éd. du Rocher, 1996
- L'aphonie de Hegel, poésie, Obsidiane, 2000
- Le roman de la langue, essai, suivi de Écrire encore, 1997, Horlieu, 2002
- Mais une galaxie, une anthologie, 1977-2000, Obsidiane & le Temps qu’il fait, 2005 (Prix Artaud)
- H. O. ou Hamlet omelette, Léo Scheer, 2011