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Guy Goffette débute véritablement son aventure poétique par un ensemble de textes autour de la figure d’Icare : s’échapper du labyrinthe pour monter aussi haut que le soleil : le Relèvement d’Icare et qui est un des moyens pour penser poétiquement « Cet étranger en moi … courant après son ombre, mains tendues… », se souvenant d’un paradis perdu, « quand nous mangions de tous les fruits… » et en même temps comme accablé du désir d’un autre monde, en tout cas d’une autre vie « …promesse un jour d’un autre ciel / que celui-ci qui vous coupe les bras ».
D’où une intense nostalgie, une insatisfaction pour toujours et pourtant toujours aussi à croire en un bonheur possible : « Je sais que la terre est courbe : parce que le bonheur est son haleine ». Le relèvement d’Icare s’organise aussi autour d’un tableau de Brueghel magnifiant la vie simple des champs tout en espérant une lumière venue de plus haut. Car pour Guy Goffette les choses simples de la vie sont belles, seulement « aggravées d’une tristesse" ; il s’agit d’aller vers la vie et les vivants, mais à partir d’une certaine hauteur et Icare n’existe que dans le regard de l’autre ; les visions d’Icare sont celles de personnages du monde réel (mais ici à travers la vision d’un peintre) : le laboureur , le pâtre etc., « un simple rayon de tous les jours ». Cette attente du monde rêvé au milieu du réel annonce déjà Eloge pour une cuisine de province , mais aussi La vie promise dont le maître mot est « partir », qui signifie aussi abandonner et être abandonné . Pour saisir cette vie à travers tous ses détails , il y a des passeurs privilégiés chez Guy Goffette : des peintres (ici Brueghel), des écrivains et des poètes.
Eloge pour une cuisine de province marque la reconnaissance du monde littéraire pour Guy Goffette. Reprenant la thématique du Relèvement, G.G définit une sorte d’antinomie du rêve d’Icare, c’est-à-dire , ici, la maison « quatre murs quatre … » à la fois raison de l’évasion et sécurité : ces « pans d’azur amer », s’il est vrai que « nul n’échappe à son visage véritable… ». Ce malheur d’être dans un présent qui s’abîme, « la croix alourdie du présent ». Suit une série de portraits de personnages de vies humbles et crues, définissant cette ambivalence du vivre avec des « doigts tachés d’encre / pour y chercher des roses ». La période de la journée la plus lourde est ce crépuscule cher aux poètes romantiques, instants d’intense nostalgie et d’amertume : les crépuscules I, II, III où reparaît comme une obsession le même rêve intérieur, celui d’une faim inassouvie , celle d’ « aiguiser sa faim cistercienne d’aller au bout de toutes les neiges ». la figure de l‘échancrure est aussi un moyen d’accéder aux choses, aux êtres et à soi-même. Toutes ces figures, des peintres aux poètes en passant par les bistrots de province, permettent aussi pourtant d’entrer dans le présent et son ivresse. Ce sont des visages et des corps de femmes qui traversent ces poèmes et cette vie, donnant lieu à quelques grands poèmes d’amour. Manteau de fortune dont les Lettres à l’inconnue d’en face. Cependant, départs et voyages fondent d’autres moments importants de cette réflexion poétique : les métaphores maritimes abondent, celle des trains voire de la bicyclette…Ces poèmes se construisent dans l’nterpénétration de l’immobile et du mouvement, du potager et de l’aventure, évasions qui sont bien souvent l’apanage du rêve : « le dormeur / mesure à grands coups d’ailes immobiles / la mer assujettie entre ses tempes » ou de ce que G.G nomme « l’île intérieure ». Rêve d’une vie sauvage à l’image de la mer, « le rêve de la mer sauvage / dans le corps dépossédé », voyages qui sont aussi des vagabondages selon « le précepte boudhique du voyage ». C’est ainsi que s’articule sans cesse dans les poèmes le double aspect du prosaïsme et du rêve, du ciel et de la planche à pain, « la louche qui traverse / le printemps dans les assiettes », et c’est une des principales fonctions organisatrices des textes. Mais ces voyages, au même titre que l’amour, sont-ils encore possibles ? Les femmes qui sont les voyageuses de l’amour et du quotidien – la double nature d’Icare - , le désir masculin sont aussi relancés par d’autres métaphores maritimes ; celles-là, quelle que soit leur origine ou leur situation, ont à être saluées, avec ce peu « de neige dans la voix » qu’elles ont. D’où cette question lancinante dans l’œuvre de G.G , comment, pourquoi, que faire de l’amour que les poèmes ont de la difficulté à nommer , « langue veuve / à dire je t’aime au-delà de la lisière des corps » ?
Dans la cuisine, il y a les livres, c’est-à-dire aussi des amis (Eloge qui donnent lieu à des « dilectures ». Ou ces autres admirations du poète pour les peintres. Le poète cherche à dissiper les ombres en nous, à faire « lever l’aurore », tout en reprenant des formes plus anciennes, tel le sonnet. Par un jeu de mots, « la montée au sonnet », G.G renoue avec la vision d’Icare, ici sur le plan de la poétique. Ce n’est d’ailleurs pas la seule tentative d’organisation en contraintes formelles, jusqu’à y compris le retour de l’alexandrin, mais brisé. La Vie promise est la continuation de ce rêve dans la lucidité permanente, comme un regret , dans l’attente et l’absence, perpétuellement, dont l’image de la « cage » témoigne du double mouvement de l’enfermement et du désir d’envol.
Les mots-clés chez Guy Goffette : Le voyage – les métaphores marines – celles du bateau, de la voile – la lie des habitudes – l’insupportable répétition – l’attente et l’absence – les femmes – les poèmes d’amour en cendres. Guy Gofette témoigne entre autre d’une inspiration très rimbaldienne ( la bateau ivre, le kiosque à musique) ; ou encore se réfère à Baudelaire et surtout principalement à Verlaine. Il écrira un essai sur ce dernier « Verlaine d’ardoise et de pluie », où est repris un de ses thèmes constants : celui de l’attirance du repos et de la détestation du repos , des voyages nécessaires et des arrivées impossibles.
Bernard Demandre
Note : cette lecture de Guy Goffette est déjà ancienne et date des débuts des années 90.
TEXTES
Si j’ai vraiment vécu cette vie ou bien
seulement rêvassé dans la lumière
qui baigne ce bureau sous la mer des toits
ou si c’était ma lampe seule qui brouillait
les signes en chemin, ou la fatigue encore
d’attendre que la pluie cesse
sa vaine dactylographie sur la vitre
qui peut le dire et qui
me refuser d’avoir marché sur la mer
renversé le bleu qui lave les oiseaux
et dilapidé l’or du tremble avec le mort
en cachette des voisins ? Qui
sinon cet étranger en moi
courant après son ombre, mains tendues
et l’âme plus courbée que celle du prodigue
soignant ses porcs dans la maison d’exil ?
(Le relèvement d’Icare )
Eux continuaient de courir, tête baissée
comme après la débâcle ou pareils
aux bêtes sous le joug, poursuivant
dans le dessin des pas, des vagues, des sillons
la trace d’un bonheur interrompu
l’innocence des premiers temps peut-être
qui confondait le ciel et la terre, leurs corps
avec celui des arbres et leurs paroles
avec la voix des dieux – Souviens-toi, disaient-ils
quand nous mangions de tous les fruits
sans amertume et chantions d’un même souffle
avec les oiseaux. Etait-ce hier, est-ce demain ?
- Je me souviens seulement d’un ciel sans fond.
( Le relèvement d’Icare )
« Je suis monté haut et j’ai trop vu
ce que la courbure amoureuse des choses aime et nie :
les voiles arquées, l’horizon rêveur,
les collines nostalgiques, les golfes entêtés,
et vos joues, et vos seins
connaissent les aiguilles amères
et l’obscurité rouillante ; la haine ronge ;
et tout se voûte et encore veut la paix
du souffle qui va
Ah ! vues d’un certain angle
les choses sont belles et sans cesse,
sans hâte, aggravées d’une tristesse
dont le poids étourdissant m’appelle »
(Le relèvement d’Icare )
CREPUSCULE, 2
La maison à veilleuse rouge dans l’impasse
tu attendais de grandir, le cœur
et les doigts tachés d’encre
pour y chercher des roses
A présent qu’une route à quatre bandes
la traverse tu es entré toi aussi sans savoir
dans la file qui fait reculer l’horizon
où cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir
portant jour après jour en ses mains sombres
le bouquet rouge au fond du ciel
que tu n’as pas cueilli
(Eloge pour une cuisine de province)
LE PEINTRE
Lui qui avance les mains nues les paupières scellées
sur la scène déserte et sous les projecteurs
le temps ne l’arrête pas ni le vide, il marche
depuis des siècles vers un mur connu de lui seul
comme l’arbre qu’un ciel obstiné tire vers l’horizon
et s’il s’écarte parfois c’est pour laisser à sa place
une fenêtre ouverte où quelqu’un appelle invisible
et chacun croit l’entendre dans sa langue
(Eloge …)
UTRILLO V. , PORTRAIT BLANC
Un peu du plâtras des murs rien qu’un peu
et rendre à la jeune putain
son sourire de vierge
( aimer ô l’infinitif amer
dans la nuit des statues et dans
le jour qu’écorchent les bouchers )
Visage impossible à saisir
avec ce ciel collé au bout des doigts
quand la femme unique
sur toutes les fenêtres aveugles de la terre
roule des hanches et passe
(Eloge …)
JEUNESSE D’ICARE
La cuisine, Icare y fut aussi
avant de fondre sur la mer - aigle
et proie de l’aigle – heureux peut-être
de suivre sur le mur près de la salamandre
la précipitation des ombres, des lares domestiques,
démêlant d’avance leurs pas des siens dans le labyrinthe
et raillant leur incroyable maladresse
( Enfants, nous riions aussi des vieux radoteurs
alors que l’huile baissait déjà dans notre lampe
et qu’ au-dehors le poids de la lumière
qui délivre l’oiseau
relevait d’un cran la barre du jour
qu’il nous faudrait sauter )
(Eloge …)
EMILY DICKINSON
Laide est la petite cuisinière
mais elle touche le ciel
entre la planche à pain
et le panier de linges
Lourde d’aimer les roses
au-delà des rosiers
elle s’envole avec la poussière d’or
des meubles
Dedans dehors douce où les cœurs
sont de pierre elle pleut
et du piano endormi sous la mer
tire mille et mille papillons
qui gardent la nuit plus haute
(Eloge … )
NEREIDE
Mystère de la mer au fond des chambres
quand la femme qu’on croyait vaincue
par la montée des heures
se retourne dans la barque et d’un geste salue
le visage impassible des noyés
Mystère de la femme au fond des mers
quand la chambre à son commandement
change de cap et creuse
entre les seins de l’endormie
la nuit comme un fanal
jusqu’à la grève inaccessible qu’on respire
( Eloge …Retour des Muses)
C’est trop peu dire que nous ne vivons pas
dans la lumière, que chaque pas
est une chute d’Icare, et pas un jour
pas un bruit, pas un pas
qui ne nous sacrent propriétaires
de rien - les dieux mêmes ont perdu l’héritage
du vent et leurs voix désormais tournent en rond
alors que le ciel s’ouvre les veines
aux quatre horizons de la chambre
et que les feuilles déjà se tendent
pour recevoir avec l’or et la myrrhe
l’encens bleu qui monte de la terre
( Eloge…La déchirure du ciel)
Metz c’était cela aussi
Sous le tombeau ouvert du ciel
qui décharge son gris cataleptique
sur la bâtisse prussienne
réciter pour personne des vers anciens
en arpentant les rues qu’un vent déboussolé
brasse C’était cela cracher dans la Moselle
un vieux rêve d’enfant comme une dent mal soignée
toucher la mer avant que le soir tombe
et tu restais penché sur le miroir verdâtre
des heures dis-tu mais ce fut cinq minutes
- le temps sur l’eau marche si vite
qu’on a l’éternité d’un coup
et c’est la mer à boire
c’était cela à Metz
à Cergy à Shangaï :
être poète
cela aussi
sans doute
( Eloge …La lecture à Metz)
LA VISITE
Par la fenêtre entrouverte : mille cris d’oiseaux,
le vert bruissement et la voix d’une enfance
parmi les collines, l’assourdissante joie
de midi, voilà pour ce qui est de voir
et d’entendre, couché dans des draps blancs,
les porteurs d’oranges et de larmes rentrées
qui s’ingénient à doubler ton silence. La mer
tirant sur ses chaînes, c’est plus loin,
au fond des membres. Ici, à marée basse,
tu souris comme on aligne sur la plage
ces grands châteaux qui ne vieillissent pas :
ton cœur est nu dans la chambre haute,
qui voit de loin venir ce qu’il attend.
(La vie promise )
IV (Tao)
Bonheur – ou comment dire cet espace du souffle
élargi tout à coup aux dimensions du ciel
quand l’instant d’avant : vertige, angoisse,
que sais-je ? tu trébuchais
à chaque pas sur ton propre corps. Parler
est impossible et toi-même peu digne
d’ouvrir la bouche ici, sinon peut-être, oui,
comme un poisson sur l’herbe
entre les jambes du pêcheur qui rêve.
L’ombre de la ligne n’empêche pas le courant,
ni ta main crispée le temps qui passe,
laisse aller, laisse, car tout est perte
à qui veut prendre – et nommer est-ce autre chose ?
(La vie promise)
Si tu viens pour rester, dit-elle, ne parle pas
Il suffit de la pluie et du vent sur les tuiles,
il suffit du silence que les meubles entassent
comme poussière depuis des siècles sans toi.
Ne parle pas encore. Ecoute ce qui fut
lame dans ma chair chaque pas, un rire au loin,
l’aboiement du cabot, la portière qui claque
et ce train qui n’en finit pas de passer
sur mes os. Reste sans paroles il n’y a rien
à dire. Laisse la pluie redevenir la pluie
et le vent cette marée sous les tuiles, laisse
le chien crier son nom dans la nuit, la portière
claquer, s’en aller l’inconnu en ce lieu nul
où je mourais. Reste si tu viens pour rester.
(La vie promise)
Eléments de bibliographie
Poèmes
- Solo d'ombres, Éd. Ipomée, Moulins, 1983 (prix Guy Lévis-Mano)
- Le dormeur près du toit, Éd. Cahiers du Confluent, Paris, 1983
- Le relèvement d'Icare, en collaboration avec Yves Bergeret, Éd. La Louve, Spa, 1987
- Éloge pour une cuisine de province, Champ Vallon, Seyssel, 1988. Postface de Jacques Borel. Prix de la communauté française de Belgique 1988 et prix Mallarmé 1989
- La Vie promise, Gallimard, Paris, 1991, coll. Blanche. Rééd. en 1994, 1997, 2001.
- Le Pêcheur d’eau, Gallimard, Paris, 1995, coll. Blanche. Rééd. 2001
- Un manteau de fortune, Gallimard, Paris, 2001, coll. Blanche
- Sur le fil des collines, Le Petit Poète illustré, 2001
- Poètes pour le temps présent, anthologie, collectif, Gallimard Jeunesse, 2003, coll. Folio Junior
- L'Adieu aux lisières, poèmes, Gallimard, 2007, coll. Blanche
Récits
- Partance, Éd. L’Étoile des Limites, 1995, coll. Le lieu et la Formule
- Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, Paris, 1996, coll. L'un et l'autre. Repris en Folio, no 3055, 1998
- L'Ami du jars, Théodore Balmoral (avait d'abord paru dans la N.R.F., no 462-463, juillet/août 1991), 1997
- Elle, par bonheur et toujours nue, Gallimard, Paris, 1998, coll. L'un et l'autre. Rééd. 2002, coll. Folio, no 3671 (récit consacré au peintre Bonnard au travers de Marthe son modèle, et sa femme sur le tard)
- Partance et autres lieux suivi de Nema problema, Gallimard, Paris, 2000, coll. Blanche. Prix Valery Larbaud.
Récits
- Partance, Éd. L’Étoile des Limites, 1995, coll. Le lieu et la Formule
- Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, Paris, 1996, coll. L'un et l'autre. Repris en Folio, no 3055, 1998
- L'Ami du jars, Théodore Balmoral (avait d'abord paru dans la N.R.F., no 462-463, juillet/août 1991), 1997
- Elle, par bonheur et toujours nue, Gallimard, Paris, 1998, coll. L'un et l'autre. Rééd. 2002, coll. Folio, no 3671 (récit consacré au peintre Bonnard au travers de Marthe son modèle, et sa femme sur le tard)
Essais
- Achille Chavée, Éd. Tribune poétique, Ambly, 1972
- Mémorial de la tendresse (J. Borel), N.R.F., no 467, décembre 1991
- D'exil comme en un long dimanche, Max Elskam, La Renaissance du livre, 2002, coll. Paroles d'aube
- Auden ou l'œil de la baleine, Gallimard, Paris, 2005, coll. L'un et l'autre
Prose
- Mariana, Portugaise, Éd. Le Temps qu'il fait, Cognac, 1991
Guy Goffette (1947 -), Grand prix de l’Académie française en 2001