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Billet de blog 5 janvier 2013

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Guy Goffette : un paradis perdu

Guy Goffette débute véritablement son aventure poétique par un ensemble de textes autour de la figure d’Icare : s’échapper du labyrinthe pour monter aussi haut que le soleil : le Relèvement d’Icare et qui est un des moyens pour penser poétiquement « Cet étranger en moi … courant après son ombre, mains tendues… », se souvenant d’un paradis perdu, « quand nous mangions de tous les fruits… » et en même temps comme accablé du désir d’un autre monde, en tout cas d’une autre vie « …promesse un jour d’un autre ciel / que celui-ci qui vous coupe les bras ».

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Illustration 1
Guy Goffette au Lycée Lapicque d'Epinal © B.Demandre

Guy Goffette débute véritablement son aventure poétique par un ensemble de textes autour de la figure d’Icare : s’échapper du labyrinthe pour monter aussi haut que le soleil : le Relèvement d’Icare et qui est un des moyens pour penser poétiquement « Cet étranger en moi … courant après son ombre, mains tendues… », se souvenant d’un paradis perdu, « quand nous mangions de tous les fruits… » et en même temps comme accablé du désir d’un autre monde, en tout cas d’une autre vie « …promesse un jour d’un autre ciel / que celui-ci qui vous coupe les bras ».

 D’où une intense nostalgie, une insatisfaction pour toujours et pourtant toujours aussi à croire en un bonheur possible : « Je sais que la terre est courbe : parce que le bonheur est son haleine ». Le relèvement d’Icare s’organise aussi autour d’un tableau de Brueghel magnifiant la vie simple des champs tout en espérant une lumière venue de plus haut. Car pour Guy Goffette les choses simples de la vie sont belles, seulement « aggravées d’une tristesse" ; il s’agit d’aller vers la vie et les vivants, mais à partir d’une certaine hauteur et Icare n’existe que dans le regard de l’autre ; les visions d’Icare sont celles de personnages du monde réel (mais ici à travers la vision d’un peintre) : le laboureur , le pâtre etc., « un simple rayon de tous les jours ». Cette attente du monde rêvé au milieu du réel  annonce déjà  Eloge pour une cuisine de province , mais aussi La vie promise  dont le maître mot est « partir »,  qui signifie aussi abandonner et être abandonné . Pour saisir cette vie à travers tous ses détails ,  il y a des passeurs privilégiés chez Guy Goffette : des peintres (ici Brueghel), des écrivains et des poètes.

Eloge pour une cuisine de province marque la reconnaissance du monde littéraire pour Guy Goffette. Reprenant la thématique du Relèvement, G.G  définit une sorte d’antinomie du rêve d’Icare, c’est-à-dire , ici, la maison « quatre murs quatre … » à la fois raison de l’évasion et sécurité : ces « pans d’azur amer », s’il est vrai que « nul n’échappe à son visage véritable… ». Ce malheur d’être dans un présent qui s’abîme, « la croix alourdie du présent ». Suit une série de portraits de personnages  de vies humbles et crues, définissant cette ambivalence du vivre  avec des « doigts   tachés d’encre / pour y chercher des roses ». La période de la journée la plus lourde est ce crépuscule cher aux poètes romantiques, instants d’intense nostalgie et d’amertume : les crépuscules I, II, III où reparaît comme une obsession le même rêve intérieur, celui d’une faim inassouvie , celle d’ « aiguiser sa faim cistercienne d’aller au bout de toutes les neiges ». la figure de l‘échancrure est aussi un moyen d’accéder aux choses, aux êtres et à soi-même. Toutes ces figures, des peintres aux poètes en passant par les bistrots de province, permettent aussi pourtant d’entrer dans le présent et son ivresse. Ce sont des visages et des corps de femmes qui traversent ces poèmes et cette vie, donnant lieu à quelques grands poèmes d’amour. Manteau de fortune dont les Lettres à l’inconnue d’en face. Cependant, départs et voyages fondent d’autres moments importants de cette réflexion poétique : les métaphores maritimes abondent, celle des trains voire de la bicyclette…Ces poèmes se construisent dans l’nterpénétration de l’immobile et du mouvement, du potager et de l’aventure, évasions qui sont bien souvent l’apanage du rêve : « le dormeur / mesure à grands coups d’ailes immobiles / la mer assujettie entre ses tempes » ou de ce que G.G nomme « l’île intérieure ». Rêve d’une vie sauvage à l’image de la mer, « le rêve de la mer sauvage / dans le corps dépossédé », voyages qui sont aussi des vagabondages selon « le précepte boudhique du voyage ». C’est ainsi que s’articule sans cesse dans les poèmes  le double aspect du prosaïsme et du rêve, du ciel et de la planche à pain,  « la louche qui traverse / le printemps dans les assiettes », et c’est une des principales fonctions organisatrices des textes. Mais ces voyages, au même titre que l’amour, sont-ils encore possibles ? Les femmes qui sont les voyageuses de l’amour et du quotidien – la double nature d’Icare - ,  le désir masculin  sont aussi relancés par d’autres métaphores maritimes  ; celles-là, quelle que soit leur origine ou leur situation, ont à être saluées, avec ce peu « de neige dans la voix » qu’elles ont. D’où cette question lancinante dans l’œuvre de G.G , comment, pourquoi, que faire de l’amour  que les poèmes ont de la difficulté à nommer , « langue veuve / à dire je t’aime au-delà de la lisière des corps » ?

Dans la cuisine, il y a les livres, c’est-à-dire aussi des amis (Eloge  qui donnent lieu à des « dilectures ». Ou ces autres admirations du poète pour les peintres. Le poète cherche à dissiper les ombres en nous, à faire « lever l’aurore », tout en reprenant des formes plus anciennes, tel le sonnet. Par un jeu de mots, « la montée au sonnet », G.G renoue avec la vision d’Icare, ici sur le plan de la poétique. Ce n’est d’ailleurs pas la seule tentative d’organisation en contraintes formelles, jusqu’à y compris le retour de l’alexandrin, mais brisé. La Vie promise est la continuation de ce rêve dans la lucidité permanente, comme un regret , dans l’attente et l’absence, perpétuellement, dont l’image de la « cage » témoigne du double mouvement de l’enfermement et du désir d’envol.

Les mots-clés chez Guy Goffette : Le voyage – les métaphores marines – celles du bateau, de la voile – la lie des habitudes – l’insupportable répétition – l’attente et l’absence – les femmes – les poèmes d’amour en cendres. Guy Gofette témoigne entre autre d’une inspiration très rimbaldienne ( la bateau ivre, le kiosque à musique) ; ou encore se réfère à Baudelaire  et surtout principalement à Verlaine. Il écrira un essai sur ce dernier « Verlaine d’ardoise et de pluie », où est repris un de ses thèmes constants :   celui de l’attirance du repos et de la détestation du repos , des voyages nécessaires et des arrivées impossibles.

 Bernard Demandre

Note : cette lecture de Guy Goffette est déjà ancienne et date des débuts des années 90.

TEXTES

Si j’ai vraiment vécu cette vie ou bien

seulement rêvassé dans la lumière

qui baigne ce bureau sous la mer des toits

ou si c’était ma lampe seule qui brouillait

les signes en chemin, ou la fatigue encore

d’attendre que la pluie cesse

sa vaine dactylographie sur la vitre

qui  peut le dire et qui

me refuser d’avoir marché sur la mer

renversé le bleu qui lave les oiseaux

et dilapidé l’or du tremble avec le mort

en cachette des voisins ? Qui

sinon cet étranger en moi

courant après son ombre, mains tendues

et l’âme plus courbée que celle du prodigue

soignant ses porcs dans la maison d’exil ?

(Le relèvement d’Icare )

Eux continuaient de courir, tête baissée

comme après la débâcle ou pareils

aux bêtes sous le joug, poursuivant

dans le dessin des pas, des vagues, des sillons

la trace d’un bonheur interrompu

l’innocence des premiers temps peut-être

qui confondait le ciel et la terre, leurs  corps

avec celui des arbres et leurs paroles

avec la voix des dieux – Souviens-toi, disaient-ils

quand nous mangions de tous les fruits

sans amertume et chantions d’un même souffle

avec les oiseaux. Etait-ce hier, est-ce demain ?

- Je me souviens seulement d’un ciel sans fond.

( Le relèvement d’Icare )

« Je suis monté haut et j’ai trop vu

ce que la courbure amoureuse des choses aime et nie :

les voiles arquées, l’horizon rêveur,

les collines nostalgiques, les golfes entêtés,

et vos joues, et vos seins

connaissent les aiguilles amères

et l’obscurité rouillante ; la haine ronge ;

et tout se voûte et encore veut la paix

du souffle qui va

Ah ! vues d’un certain angle

les choses sont belles et sans cesse,

sans hâte, aggravées d’une tristesse

dont le poids étourdissant m’appelle »

(Le relèvement d’Icare )

CREPUSCULE, 2

La maison à veilleuse rouge dans l’impasse

tu attendais de grandir, le cœur

et les doigts tachés d’encre

pour y chercher des roses

A présent qu’une route à quatre bandes

la traverse tu es entré toi aussi sans savoir

dans la file qui fait reculer l’horizon

où cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir

portant jour après jour en ses mains sombres

le bouquet rouge au fond du ciel

que tu n’as pas cueilli

(Eloge pour une cuisine de province)

LE PEINTRE

Lui qui avance les mains nues les paupières scellées

sur la scène déserte et sous les projecteurs

le temps ne l’arrête pas ni le vide, il marche

depuis des siècles vers un mur connu de lui seul

comme l’arbre qu’un ciel obstiné tire vers l’horizon

et s’il s’écarte parfois c’est pour laisser à sa place

une fenêtre ouverte où quelqu’un appelle invisible

et chacun croit l’entendre dans sa langue

(Eloge …)

UTRILLO  V. , PORTRAIT BLANC

Un peu du plâtras des murs rien qu’un peu

et rendre à la jeune putain

son sourire de vierge

( aimer ô l’infinitif amer

dans la nuit des statues et dans

le jour qu’écorchent les bouchers )

Visage impossible à saisir

avec ce ciel collé au bout des doigts

quand la femme unique

sur toutes les fenêtres aveugles de la terre

roule des hanches et passe

(Eloge …)

JEUNESSE  D’ICARE

La cuisine, Icare y fut aussi

avant de fondre sur la mer  - aigle

et proie de l’aigle – heureux peut-être

de suivre sur le mur près de la salamandre

la précipitation des ombres, des lares domestiques,

démêlant d’avance leurs pas des siens dans le labyrinthe

et raillant leur incroyable maladresse

( Enfants,  nous riions aussi des vieux radoteurs

alors que l’huile baissait déjà dans notre lampe

et qu’ au-dehors le poids de la lumière

qui délivre l’oiseau

relevait d’un cran la barre du jour

qu’il nous faudrait sauter )

(Eloge …)

EMILY  DICKINSON

Laide est la petite cuisinière

mais elle touche le ciel

entre la planche à pain

et le panier de linges

Lourde d’aimer les roses

au-delà des rosiers

elle s’envole avec la poussière d’or

des meubles

Dedans dehors douce où les cœurs

sont de pierre elle pleut

et du piano endormi sous la mer

tire mille et mille papillons

qui gardent la nuit plus haute

(Eloge … )

NEREIDE

Mystère de la mer au fond des chambres

quand la femme qu’on croyait vaincue

par la montée des heures

se retourne dans la barque et d’un geste salue

le visage impassible des noyés

Mystère de la femme au fond des mers

quand la chambre à son commandement

change de cap et creuse

entre les seins de l’endormie

la nuit comme un fanal

jusqu’à la grève inaccessible qu’on respire

( Eloge …Retour des Muses)

C’est trop peu dire que nous ne vivons pas

dans la lumière, que chaque pas

est une chute d’Icare, et pas un jour

pas un bruit, pas un pas

qui ne nous sacrent propriétaires

de rien  -  les dieux mêmes ont perdu l’héritage

du vent et leurs voix désormais tournent en rond

alors que le ciel s’ouvre les veines

aux quatre horizons de la chambre

et que les feuilles déjà se tendent

pour recevoir avec l’or et la myrrhe

l’encens bleu qui monte de la terre

( Eloge…La déchirure du ciel)

Metz c’était cela aussi

Sous le tombeau ouvert du ciel

qui décharge son gris cataleptique

sur la bâtisse prussienne

réciter pour personne des vers anciens

en arpentant les rues qu’un vent déboussolé

brasse  C’était cela cracher dans la Moselle

un vieux rêve d’enfant comme une dent mal soignée

toucher la mer avant que le soir tombe

et tu restais penché sur le miroir verdâtre

des heures dis-tu mais ce fut cinq minutes

-  le temps sur l’eau marche si vite

qu’on a l’éternité d’un coup

et c’est la mer à boire

c’était cela à Metz

à Cergy à Shangaï :

être poète

cela aussi

sans doute

( Eloge …La lecture à Metz)

LA VISITE

Par la fenêtre entrouverte : mille cris d’oiseaux,

le vert bruissement et la voix d’une enfance

parmi  les collines, l’assourdissante joie

de midi, voilà pour ce qui est de voir

et d’entendre, couché dans des draps blancs,

les porteurs d’oranges et de larmes rentrées

qui s’ingénient à doubler ton silence. La mer

tirant sur ses chaînes, c’est plus loin,

au fond des membres. Ici, à marée basse,

tu souris comme on aligne sur la plage

ces grands châteaux qui ne vieillissent pas :

ton cœur est nu dans la chambre haute,

qui voit de loin venir ce qu’il attend.

(La vie promise )

IV (Tao)

Bonheur – ou comment dire cet espace du souffle

élargi tout à coup aux dimensions du ciel

quand l’instant d’avant : vertige, angoisse,

que sais-je ? tu trébuchais

à chaque pas sur ton propre corps. Parler

est impossible et toi-même peu digne

d’ouvrir la bouche ici, sinon peut-être, oui,

comme un poisson sur l’herbe

entre les jambes du pêcheur qui rêve.

L’ombre de la ligne n’empêche pas le courant,

ni ta main crispée le temps qui passe,

laisse aller, laisse, car tout est perte

à qui veut prendre – et nommer est-ce autre chose ?

(La vie promise)

Si tu viens pour rester, dit-elle, ne parle pas

Il suffit de la pluie et du vent sur les tuiles,

il suffit du silence que les meubles entassent

comme poussière depuis des siècles sans toi.

Ne parle pas encore. Ecoute ce qui fut

lame dans ma chair chaque pas, un rire au loin,

l’aboiement du cabot, la portière qui claque

et ce train qui n’en finit pas de passer

sur mes os. Reste sans paroles  il n’y a rien

à dire. Laisse la pluie redevenir la pluie

et le vent cette marée sous les tuiles, laisse

le chien crier son nom dans la nuit, la portière

claquer, s’en aller l’inconnu en ce lieu nul

où je mourais. Reste si tu viens pour rester.

(La vie promise)

 Eléments de bibliographie

Poèmes

  • Solo d'ombres, Éd. Ipomée, Moulins, 1983 (prix Guy Lévis-Mano)
  • Le dormeur près du toit, Éd. Cahiers du Confluent, Paris, 1983
  •  Le relèvement d'Icare, en collaboration avec Yves Bergeret, Éd. La Louve, Spa, 1987
  • Éloge pour une cuisine de province, Champ Vallon, Seyssel, 1988. Postface de Jacques Borel. Prix de la communauté française de Belgique 1988 et prix Mallarmé 1989
  • La Vie promise, Gallimard, Paris, 1991, coll. Blanche. Rééd. en 1994, 1997, 2001.
  • Le Pêcheur d’eau, Gallimard, Paris, 1995, coll. Blanche. Rééd. 2001
  • Un manteau de fortune, Gallimard, Paris, 2001, coll. Blanche
  • Sur le fil des collines, Le Petit Poète illustré, 2001
  • Poètes pour le temps présent, anthologie, collectif, Gallimard Jeunesse, 2003, coll. Folio Junior
  • L'Adieu aux lisières, poèmes, Gallimard, 2007, coll. Blanche

Récits

  • Partance, Éd. L’Étoile des Limites, 1995, coll. Le lieu et la Formule
  • Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, Paris, 1996, coll. L'un et l'autre. Repris en Folio, no 3055, 1998
  • L'Ami du jars, Théodore Balmoral (avait d'abord paru dans la N.R.F., no 462-463, juillet/août 1991), 1997
  • Elle, par bonheur et toujours nue, Gallimard, Paris, 1998, coll. L'un et l'autre. Rééd. 2002, coll. Folio, no 3671 (récit consacré au peintre Bonnard au travers de Marthe son modèle, et sa femme sur le tard)
  • Partance et autres lieux suivi de Nema problema, Gallimard, Paris, 2000, coll. Blanche. Prix Valery Larbaud.

Récits

  • Partance, Éd. L’Étoile des Limites, 1995, coll. Le lieu et la Formule
  • Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, Paris, 1996, coll. L'un et l'autre. Repris en Folio, no 3055, 1998
  • L'Ami du jars, Théodore Balmoral (avait d'abord paru dans la N.R.F., no 462-463, juillet/août 1991), 1997
  • Elle, par bonheur et toujours nue, Gallimard, Paris, 1998, coll. L'un et l'autre. Rééd. 2002, coll. Folio, no 3671 (récit consacré au peintre Bonnard au travers de Marthe son modèle, et sa femme sur le tard)

Essais

  • Achille Chavée, Éd. Tribune poétique, Ambly, 1972
  • Mémorial de la tendresse (J. Borel), N.R.F., no 467, décembre 1991
  • D'exil comme en un long dimanche, Max Elskam, La Renaissance du livre, 2002, coll. Paroles d'aube
  • Auden ou l'œil de la baleine, Gallimard, Paris, 2005, coll. L'un et l'autre

Prose

  • Mariana, Portugaise, Éd. Le Temps qu'il fait, Cognac, 1991

          Guy Goffette  (1947 -), Grand prix de l’Académie française en 2001

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