Pierre Reverdy (1889-1960) qu’on a tellement loué avant la seconde guerre mondiale et après encore, semble parfois être oublié aujourd’hui, en tout cas ne plus guère retenir l’attention des revues et de la critique. Mais la parution, chez Flammarion, des œuvres complètes du poète, en deux tomes volumineux, semble rétablir un manque – à la place des 14 tomes antérieurs du même éditeur – et assurer un regain d’intérêt pour un poète qui est, pour sa part, à la naissance de la poésie moderne. Que peut encore nous livrer celui qui a ouvert les portes au risque de s’y engouffer et de disparaître ?
"Avec la peur d'aller trop près / Du ravin noir où tout s'efface "
Ou comment répondre à la question « Qu’est-ce que l’aurore ? » et qu’est-ce que « l’aurore aux doigts de rose » ? Lui qui a interrogé jusqu’au bout le réel, la réalité, la langue, au risque d’en être submergé, et constaté que « la poésie n’est en rien ni nulle part… », mais dans l’écoute de ses secrets et dans le travail des mots. Qui a donné cette définition de l’image poétique : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées./ Plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. », ce qu’André Breton reprendra dans le premier Manifeste du surréalisme, en le tirant du côté de l’automatisme.
Non pas une mystique de la poésie comme on voudrait trop souvent la définir, bien plutôt une exigence de tous les instants, sans aucun compromis. Jusqu’à ce refus farouche, pendant l’occupation, de publier quelque livre, article, revue que ce fût, pour témoigner. La poésie meurt quand la liberté s’absente.
Le réel
Ne pouvoir rien tenir ni retenir ; tout s’efface autour de soi. L’homme est en exil.
Le poète
L’état du poète est celui de la plus grande solitude. Et d’une essentielle pauvreté. L’emploi du « je » est souvent absent.
Débris et brisures
Le monde est en morceaux, brisé et ne témoigne que par ses débris. Ce sont des fragments par lesquels le monde se reconstitue. C’est à travers les miroirs ( brisés), les fenêtres, les flaques que se manifestent ces déchets, pour en surprendre de brefs éclats. Comme le poème, ce sont des lieux de l’évidence, mais d’une évidence fugace. Ces cassures dans l’œuvre donneraient au poète la possibilité « d’incorporer dans son œuvre un espace d’ambiguïté qui permettrait d’y déposer la substance d’autres lectures que la sienne » (Mary Ann Caws), faisant écho à une remarque de Reverdy : « Je ne vois plus la poésie qu’entre les lignes ». (Prière d’insérer)
Fenêtres, portes et lucarnes
Les miroirs deviennent fenêtres qui, translucides, permettent de piéger tout moment, tout ce qui passe devant elles : cadre, fenêtre, lucarne ovale, cette dernière fixant plus confortablement ces objets du monde. Ce qui permet aussi d’encadrer pour tenter de saisir les choses un instant et même si les spectacles entrevus se dissolvent dans la translucidité. Le cadre ou la ligne constitue une frontière, une limite, sur laquelle le poète aime se tenir : sur la ligne de crête. D’un autre côté, la bordure est l’ultime frontière rassurante avant la mise en marge aventureuse. D’où les textes cadrés des poèmes en prose. Le poète frôle le mur quand le vent a cessé et que tout demeure en suspension dans le grenier, un équilibre saisi dans le moment même où, venant à peine de se faire, déjà il se rompt : un vertige fixé. Le grenier est le lieu où habite le poète comme personnage enfermé et séparé. Un passant immobile au bord d’un gouffre sous les toits. Dans ce grenier il y a d’abord une fenêtre opaque, qui vient délivrer le regard puis s’empare du monde et le fige. La chambre est le poète : « Chacun est une chambre close ».
L’absence
Un poème de Reverdy disparaît à mesure qu’il se fait. En même temps, ces lignes ou bordures (fenêtres, cadres …) permettent de saisir dans l’instant même des îlots, de provoquer des surgissements, « îles verbales sur des feuillets blancs ». Pièges déposés dans l’espace et sur le temps, pour saisir quand tout l’être s’effiloche : morceaux de réel emportés par l’eau , le sable. Ce réel absent est la condition même du poème.
Car le vent provoque la fuite et l’emportement et quand le vent cesse, tout reparaît. Ainsi le poème est insaisissable, s’enfuit quand on croit le saisir, en un effort gigantesque du silence vers la parole. Et l’absence, chez Reverdy, n’est pas seulement un moment où l’on ne peut plus nommer les choses, ou ces choses ont momentanément disparu, mais un véritable trou : « un trou noir où le vent se rue ». Le poète est un veilleur du monde et « On ne peut plus / dormir tranquille / quand on a une fois / ouvert les yeux ». Mais à mesure que cette poésie montre le réel, elle va souligner son évanouissement. Rien n’est présent que déchiré ou dévoré par l’absence.
La poésie
C’est le lien entre « moi » et le réel absent. C’est cette absence qui fait naître des trous dans le poème. La poésie a partie liée avec le silence. Il s’agit de travailler dans le mur, de le grignoter, d’accumuler des débris, travailler dans les livres pour tenter de percer tout ce qui fait écran.
C’est bien par la saisie du réel et avec ces objets que le poète élabore un paysage intérieur. Tout objet du monde, pris ne serait-ce qu’un instant dans les filets du piège, dit la définition du monde intérieur. Une lecture à plusieurs ententes. Le poème, c’est la réalité. Mais cette réalité entrevue est un leurre : les étoiles ne se fixent que dans des flaques d’eau ou les filets des mots. Et pourtant, « la poésie semble donc bien devoir rester le seul point de hauteur d’où il [ l’ homme, le poète] puisse encore, et pour la suprême consolation de ses misères, contempler un horizon plus clair, plus ouvert qui lui permette de ne pas complètement désespérer. »
Textes
Les Poètes
Sa tête s’abritait craintivement sous l’abat-jour de la lampe. Il est vert et ses yeux sont rouges. Il y a un musicien qui ne bouge pas. Il dort ; ses mains coupées jouent du violon pour lui faire oublier sa misère.
Un escalier qui ne conduit nulle part grimpe autour de la maison. Il n’y a, d’ailleurs, ni portes ni fenêtres. On voit sur le toit s’agiter des ombres qui se précipitent dans le vide. Elles tombent une à une et ne se tuent pas. Vite par l’escalier elles remontent et recommencent, éternellement charmées par le musicien qui joue toujours du violon avec ses mains qui ne l’écoutent pas ». (La lucarne ovale)
Le sang troublé
Un trou noir où le vent se rue
Tout tourne en rond
La fenêtre s’éloigne de la glace du fond
-Le vin n’y est pour rien
C’est un paysage sans cadre
Les numéros qui sont dans ma tête commencent à tourner
Et l’allée s’allonge
L’ombre du mur d’en face s’allonge
Jusqu’au plafond
On entend venir quelqu’un qui ne se montre pas
On entend parler
On entend rire et on entend pleurer
Une ombre passe
Les mots qu’on dit derrière le volet sont une menace (La lucarne ovale)
Glaçons dans l’air
Dans le chemin
La tête creuse
Quand le matin réveille le dormeur
L’arbre rempli de mots qui s’envolent ou tombent
de fruits mûrs ou d’oiseaux
Quand le brouillard rouge du crépuscule
efface les rayons
la voiture qui glisse
et la lueur du monde qui tremble à l’horizon
C’est un autre rideau qui couvre le paysage
Et la voix des paysans
C’est une autre raison qui tourne les visages
vers le dos du passant
C’est cet éclair roulé dans les vagues de l’air
Et dans le ciel les lignes verticales
Le soleil se déploie
Les nuages détalent
Et les étoiles tombent éteintes dans la mer
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche
Et l’on ne voit plus rien
L’or descend en poussière sur la ligne des routes
Et sur d’autres chemins
Les maisons sont fondues dans la lumière rousse
Et les arbres perdus
Tout flambe jusqu’au soir où une autre heure sonne
Parle plus doucement […] (Cravates de chanvre, extrait)
Cortège
Les mains dressées plus haut touchaient presque le toit
Plus loin les yeux se ferment sur tout ce que l’on voit
La lune au cou tordu les bras sont accrochés
Les arbres sous le vent se hâtent de marcher
Au timbre de ta voix le ciel tiède se vide
Les étoiles perdues tombent dans le ruisseau
Et sur ta main des perles brillent
Pourtant la pluie ne tombe pas
On éteint toutes les fenêtres
Les nuages volent plus bas
La rue se ferme à la tempête
A tous les coups qu’on n’entend pas
Quand le dernier venu franchit la porte basse
C’est derrière le mur le plus épais que tout se passe ( Les ardoises du toit)
Secret
La cloche vide
Les oiseaux morts
Dans la maison où tout s’endort
Neuf heures
La terre se tient immobile
On dirait que quelqu’un soupire
Les arbres ont l’air de sourire
L’eau tremble au bout de chaque feuille
Un nuage traverse la nuit
Devant la porte un homme chante
La fenêtre s’ouvre sans bruit ( Les ardoises du toit)
Immense bruit
La tête reposée sur le coussin tiède de l’occident
Les voyageurs ferment leurs yeux à la prière
Assez pitié des nuits passées à tous les vents
Et tous les passagers qui sont restés derrière
La vague qui poursuit le monde nuit et jour
qui se brise aux rochers cachés à l’horizon
qui écume en nuages
Et la nuit sur les plaines au-dessus des maisons
Des feux du ciel au désert de sel
Dans les caves
La vague
Prisonnière et sans limites
roule et approche
arrête les appels et les noms que l’on porte
Tous les yeux qui se sont levés vers ce mouvement d’ombre
Cette nuit détachée
La vague qui remue et monte
Et la voix étouffée
A la pointe qui luit froide au bout du matin
Entre la chaîne sombre
La lame des collines
La poitrine a repris son souffle dans l’allée
Le ciel gonflé d’amour respire
La voile du naufrage nocturne est déchirée
La vague se retire (Sources du vent)
Eléments de bibliographie (extraits)
· « Poèmes en prose », 1915, Imprimerie Birault, Paris
· « La Lucarne ovale », 1916, Imprimerie Birault, Paris
· « Quelques poèmes », 1916, Imprimerie Birault, Paris
· « Les Ardoises du toit », 1918
· « La Guitare endormie », 1919
· « Étoiles peintes », 1921
· « Cravates de chanvre
· « Écumes de la mer », 1925
· « Le Gant de crin », 1927, Plon, Paris
· « En vrac », 1929
· « Sources du vent », 1929
· « Flaques de verre », 1929, Gallimard, Paris
· « Pierres blanches », 1930
· « Risques et périls », 1930 « Ferraille », 1937, Bruxelles
· « Plupart du temps », 1945, recueil des livres « Poèmes en prose », « Quelques poèmes », « La Lucarne ovale », « Les Ardoises du toit », « Les Jockeys camouflés », « La Guitare endormie », « Étoiles peintes », « Cœur de chêne » et « Cravates de chanvre », Gallimard, Paris. Réédition en 1969 dans la collection « Poésie ».
· « Le chant des morts, 1948
· « Le Livre de mon bord », 1948
·
etc.