Gérard Titus-Carmel
RESSAC
Obsidiane – 2011
…cette grotte où sourdement l’infini résonne …
Agrandissement : Illustration 1
Comment « exister quelque peu au sein du monde qui déferle » ? interroge Gérard Titus-Carmel dans ce poème , livre construit géométriquement pour mieux accueillir, semble-t-il, la « dilacération » et peut-être organiser la fragmentation. Et soutenir notre conscience d’être ou d’avoir été. Comment aussi rassembler notre dispersion ? Volonté architecturale du poète dans un souci de références musicales ( les trois mouvements ) car la vague qui enfle, monte, grossit, au bord de l’écroulement – va s’effondrer - est d’abord, à elle seule, une grotte d’échos, un système d’itérations dont l’écriture accueille et permet l’allant, étrangère à tout mécanisme, mais « où sourdement l’infini résonne ». Et toujours dans le double mouvement de s’effranger et de se recomposer, comme ce texte tout en rebours et retours , lui-même écho et chambre où se produisent les sens et le sens du regard, pour « résonner à l’unisson des forces inconnues qui gouvernent le monde ». Car le ressac est l’instant de la reprise ou du rameutement de la vague en elle-même, « la répétition toujours pareille », au plus haut de son élévation, et il est notre présence et notre regard – Gérard Titus-Carmel est aussi un peintre – au seuil du monde où les déchirements de la vague ou ses réitérations disent quelque chose de notre situation dans le monde, « pour te convaincre que tu t’es bien tenu debout, le temps d’un rêve, dans cet ici-bas ».
Puissance de ce mouvement-là, dans une fragmentation de l’écriture – en même temps que stricte ordonnance - parce que « toujours on se reflète par fragments », à l’image des « lanières » du ciel et de l’eau et comme les traits de la peinture de Titus- Carmel : fûts répétés, mains réitérées, lianes, dans ce flux continu et déchiré où cependant sans cesse tout recommence, « le son répété de nos corps » et les Bibliothèques infinies. Moments et lieux de notre présence en même temps que forces du monde « ramassées sous l’écume », sous la forme de bêtes monstrueuses et violentes, « masse grise avançant, toute gueule ouverte, … la redoutable scansion des rouleaux mugissant sous la basse continue du vent … ». Musique encore, mais quelle musique dans le fracas des rouleaux et d’une « mâchoire ouverte et toute éructante » ! Ou même l’oreille tendue vers des sons imperceptibles, ceux laissés en nous par le souvenir de l’eau, et « c’est encore dans le silence qu’elle a déposé sur le sable que j’entends mourir son écho ».
Ainsi nous entrons dans la fascination de la monstruosité et de la grandeur, de l’écoute aussi, « son langage et son tonnerre », car « nous voulons lier notre crierie aux ahans des lames et au souffle inépuisable du vent », au centre d’un texte en perpétuelle activité, lames incessamment répétées du texte de la mer, particulièrement dans le deuxième « mouvement » où alternent d’un côté trois tercets et, en regard sur la page, une prose poétique étirant , comme à l’infini , ses facettes multiples, reprises parfois de formes du poème précédent ou des précédents, élongations, rapprochements, apparences de commentaires, rappels de notre regard et de notre supposée présence, et, par le remuement des profondeurs, remontée des origines, « tout le natal qui remonte en nous », à travers les brèches de la langue et des vagues « crantées » ou « crénelées », « tout ce qui délivre le corps de l’infini intérieur », levant les forces inconnues de la mer et nos propres « soupçons » de ce qui se trame dans les abysses. Nous sommes cette vague et ce ressac. Nous nous prenons alors à rêver face au rêve. Ce texte perpétuel ne paraît pouvoir nous quitter, dans ses appels incessants à la reformation des sens, à ses prolongements, ses flèches, ses épaisseurs, ses inquiétudes, montant comme une lame jusqu’au terme de sa puissance, toujours en nous, comme un écho qui subsiste après qu’il a disparu . Et il y aurait encore bien d’autres lectures.
Bernard Demandre
Eléments de bibliographie :
Seul tenant Champ Vallon ; broché ; poésie 05/2006
Manière de sombre Obsidiane ; broché ; poésie ; 09/2004
Feuillées Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel Le Temps Qu'il Fait ; broché ; beau livre avec 11 reproductions de Titus Carmel ; 06/2004
Epars - Ecrits sur l'art et textes divers Le Temps Qu'il Fait ; broché ; essai ; 06/2003
Ici rien n'est présent poésie Champ Vallon, 2003
Demeurant poésie Obsidiane, 2001
La rive en effet Obsidiane ; broché ; poésie ; 05/2000
Travaux de fouille et d'oubli Champ Vallon, 2000
Nielles Eds La Main Courante; relié ; 03/1997 épuisé
Feuillets détachés des saisons, Brandes, 1991.
Forge, Brandes, 1991.
L'Entrevue, Brandes, 1988.
La Tombée, Fata Morgana, 1987.
Essais, écrits sur l'art, autres Joaquin's Love Affair, Éricart, 1971.
Temps de parole, L'Échoppe, coll. "Envois", 1986.
Ombre portée, L'Échoppe, coll. "Envois", 1989.
L'Indolente d'Orsay, L'échoppe, 1990.
La Leçon du miroir, L'Échoppe, 1992.
"Elle bouge encore.", Actes Sud, 1992.
Premier sang, L'échoppe, 1994.
L'Élancement. Éloge de Hart Crane, Le Seuil, coll. "Fiction & Cie", 1998.
TEXTES
V
quant à se jouer de l'écume
rédimée des fonds
la masse grise mugissante
enroulée sur sa preuve
et dehors caressant le soleil
avant de se fendre
sur nos os
et là mourir
éventrée à cette étrave
tout l'ailleurs flambant dans la gerbe
les rochers nus bavant son eau entraînant
dans sa chute les lanières du ciel puis
retombant sur le sable le damant
toujours on se reflète
par fragments
images démises dans la clarté
harcèlement obstiné du monde
qui bascule insatisfait
durcissant les corps dans la durée
depuis le site délectable de cette terrasse
où " l'oeil possède la mer" - dit-il
(Oppresse du loin montant - premier mouvement )
6. Sixième état
Où verse la mer indocile crantée loin
devant l'invisible et déferlant blanche
à nos chevilles sans cesser de mourir
dans l'itération sans fin des vagues
bossues radieuses toutes soeurs à rouler
semblablement leur écume sous le ciel
nuées jamais pareilles courant véloces
bues à notre seuil par le sable brillant
couvrant le sol terrestre impeccable
(Variations sur le ressac - Deuxième mouvement )
puis une prose poétique, sur la page en regard ( NDLR)
( Et versant également en nous cette salive, nous étirant entre ses rives - depuis la plus lointaine, l'improbable terre aux couleurs de cendre mouillée qui parvient en sa fierté jusqu'à ce lieu où nous restons debout par le seul hasard d'être -, nous contemplons cette horde éclatante courant tête baissée à sa dislocation et mesurons à son aune l'étrangeté de nos chairs exposées à la force d'un souffle supérieur qui manoeuvre tout le poids de cette montagne liquide transportant jusqu'à l'horizon les visages déjà fuyant de nos morts. Et dans ce charroi, sous le tumulte du ciel encombré comme dans le désordre des coeurs, voilà que nous craignons la vague scélérate, la majestueuse peau retournée des abysses, la furie du temps qui roule en éclaircissant nos fronts jusqu'au revers, la fugacité de nos corps toujours cramponnés au dessin de leur charpente. C'est dire notre incertitude d'être présents dans le récit du monde - un monde qui mugit si fort en dehors de soi qu'il nous effrangerait l'âme, si le sel et le doute ne l'avaient déjà rongée ...)
(Variations sur le ressac - Deuxième mouvement )
12. Douzième état
( Ostinato ) Où bascule la mer sans défaut
seule crantée devant l'invisible et fumant
dans le galop des vagues obstinées & rauques
toutes soeurs à rouler pareillement la pure écume
sous le ciel indifférent immobile clair
du lointain horizon à nos yeux sans paupières
le sable buvant la lumière des morts réveillés
et nous demeurant cois interdits sur le bord
du jour inépuisable cognant fou à nos corps
(Variations sur le ressac - Deuxième mouvement )
puis une prose poétique, sur la page en regard ( NDLR)
( Plantés là comme nous sommes dans la contemplation des vagues radieuses, mais stupéfaits par le grand vide qu'elles remuent autant que par celui-ci qu'on imagine et qui, certainement, les manoeuvre par dessous, il semble que nous nous effrangeons toujours plus au fil des longs moments passés à la toiser ainsi, sans vergogne. Petit à petit, en effet, nos corps se sont durcis, ils ont pris l'apparence des rochers alentour, ils se sont couverts d'algues, et maintenant l'écume se jette en se partageant au tranchant de nos fronts. Et nous nous glissons sous la blancheur où la mort se transforme, car ici rien ne commence plus, ni ne s'achève : nous sommes inaudibles dans notre illusion de durer, qui est notre insignifiance, si nous ne nous en doutions déjà, les mots ne peuvent qu'épouser le vent, on dira que c'est peut-être notre seule chance d'enjamber pour nous retrouver de l'autre côté, sur la rive qu'on ne voit pas, derrière l'horizon. Car la mer est là qui toujours plus se creuse, découvrant l'espace même de sa perte. Ainsi nous cache-t-elle cette terre ; la haute muraille de ses vagues paraît se dresser devant nous comme pour nous dissuader de croire à sa réalité et on reste sur ce rivage comme au bord du passage du monde connu vers celui d'en face, privé d'ailleurs par cette douve mugissante et sans fin qui nous rend compact, définitivement assigné à soi. " Où suis-je debout sur cette marge, mais entièrement absent, comme noyé dans un miroir sans image ? ", demandes-tu encore. Je te réponds : " Tu es au bord du monde sans attaches. C'est comme si tu étais pour toujours au bord de toi, lié à toi, à ton inconnu. Mais avec vue sur la mer - cela ne te suffit pas ? ".
(Variations sur le ressac - Deuxième mouvement )
Agrandissement : Illustration 2
IX.
avancées des longues phrases ourlées à jamais
comme nées lointaines elles aussi roulant en sombre
mauve ombreuse de belle rumeur obtuse
mort & brutalité mêmement lovées
dans la bave immémoriale ronflante
en mouvements itérés sans finir et secousses
martelant corps & falaise liés à mourir
échos & bruits sourds cette violence
taraudant les jours les nuits la craie du monde
jusqu'au plus haut de l'air que fendent seuls
vents cinglants nuages & oiseaux fous
et résonnant des ahans de si permanente fureur
remontée de l'obscurité tous les monstres ameutés
restant invisibles perdus dans leur manoeuvre enfin
la mer entière jaillissant échevelée dans la blancheur
courant la rage aux vagues s'affaler sur la terre nue
en nous entraînant fleur & roc dans le silence mat
d'un dernier baiser
( car devenus dans l'attente clairs & transparents
nous n'avons plus au soir de langage )
( Oppresse du loin descendant - Troisième mouvement )