et pousse ton cri
qui deviendra un jour ou l’autre chant
Il y a, dans le livre d’Emmanuel Moses, Comment trouver comment chercher, une inversion profonde de l’écriture, décrivant une démarche ou des événements particuliers, « voix jaune et noire » comme balafrés par de profondes blessures. Il ne s’agit pas ici seulement d’une tristesse à la manière de ces « ciels anglais, pâles et désolés », plutôt de ruptures dans l’évocation de paysages, de fissures dans des lieux qui devraient être marqués par la paix, particulièrement celle du cœur, mais d’une étrangeté fondamentale dans ses références au monde.
Ainsi dans cette « marine » où « on sifflait des airs gais sur le ponton », la venue des « cauchemars » ou « des os de squales qui éclataient dans l’aube » manifestent l’importance des mouvements de l’âme vers leurs pôles opposés, de la tristesse, voire de la désolation à l’enfance lumineuse ou aux yeux, miroirs des âmes.
Le monde d’Emmanuel Moses est un monde d’où les fantômes ne sont pas exclus, comme résurgences de passés douloureux qui pointent plus ou moins violemment ou affleurent à la surface. Les « réalités » désignées comme telles deviennent alors ( et n’est-ce pas là miracle ) des images d’un autre monde : « Il avait rejoint les partisans dans les forêts de sapins / une nuit il leva la tête et se dit que la pleine lune / était comme une blanche au milieu de la partition noire du ciel ». Outre les références musicales qui organisent aussi l’ensemble du texte d’Emmanuel Moses (les Cinq mouvements), il y a ces glissements à l’intérieur d’ensembles désignant une vie simple et tranquille, voire savoureuse où « le vin blanc versait sa pâle lumière alentour », où l’on se retranche dans la maison qui est, dans le livre, la marque du refuge et de l’intériorité, incluse souvent dans un paysage d’automne quand la lumière est faible et que « la pluie succède à la nuit ». Maison qui n’est pas que réceptacle des souvenirs, « cheminée à la fumée paisible », mais, désignée comme telle, lieu de la poésie, « ta vie ( tes mots qui sont ta vie) en témoigne », « un geste de la main, quand la paume est ouverte et se creuse, / c’est l’aile de l’ange de la poésie ». Et pourtant, toujours dans ces paroles, lumineuses s’il en est, quelque chose grince . Non seulement « les persiennnes grincent dans le soir » ou « la porte grince au fond du couloir » ou même encore des interventions violentes de la nature, « ta berceuse / interrompue par la bourrasque », ce monde crispé accueille les dissonances et l’inquiétude. A la fois références à des puissances extérieures, images superposant et entrelaçant ce qu’il est convenu d’appeler le prosaïque et des passages d’anges, d’âmes, comme les glissements de la lumière au crépuscule, à l’automne ainsi qu’on l’a dit, tous ces temps intermédiaires qui donnent aux textes l’ambivalence même des vies vécues ou rêvées. Il existe ces deux formes de vie dans l’imaginaire du poète : celle où le « réel » côtoie le mystère et où ce réel lui-même se transforme en images du rêve ou de l’inquiétude ; puis une autre vie, célébrée dans le livre d’Emmanuel Moses, où se manifestent la joie que provoquent des paysages de neige, par exemple, « Nous danserons dans la neige / nous respirerons avec la neige / tout miraculeux. », mais aussi , ce plaisir-là que pratiquent les dieux joyeux, quand « les yeux entrent en danse avec les clarines », la fête, sur le mode mineur, quelque peu teintée par le souvenir de nostalgies, : « Donne-moi une cigarette, frère, et un verre d’eau-de-vie / pour que je brûle ausssi / que je noie de fumée et d’alcool les vieux chagrins. ».
Il est certain que « le monde a un cœur », que « le cri » n’est qu’une autre manière d’adresser son oraison au monde ou sa prière au bonheur pour « entendre l’eau couler vers la mer », quand « les chiens aimeront mon visage » ; monde d’ici « entouré d’harmoniques », en perpétuelle transformation et toujours en voyage, tissant les paysages, à l’instar de ce « chemin de transhumance / et là-haut le pâturage / emmêlé de fleurs blanches innombrables », vers d’autres visions de l’existant, lumineuses ou sombres, dans lesquelles il faudrait descendre, comme à l’intérieur d’un labyrinthe où mettre à jour le cœur-même des choses, la terre, lorsque les mots eux-mêmes n’ont peut-être plus la même importance, que le ciel,à son tour, est un parcours de labyrinthe, où, pour reprendre le titre du livre et qui est en partie sa justification, : « comment trouver comment chercher ».
Bernard Demandre
TEXTES
L’ormeau était blessé dans la lumière du matin
l’humiliation l’emmurait
ses feuilles hésitaient à la croisée des routes
le tronc avait cela qu’ont les nuits sans amour
qu’on taira pour ne pas attraper la tristesse
pour laisser aux choses précieuses leur odeur de secret
car la rareté inestimable est là
tu le sais
toi à qui je m’adresse au fond de moi
l’album qui s’épaississait d’occasion en occasion
c’est le livre de notre vie
il parle de pauvreté plus que de ruse
et vaut son pesant d’étoiles argentées
aussi fausses que la nuit, elle, fut vraie …
(Premier mouvement)
Des os de squales qui éclataient dans l’aube
une fin de procession après tous les cauchemars
la jument ne cessait de s’enfoncer en terre
frémissant au cœur de la nuit –
Il y avait écume de bouche et d’horizon
L’envergure des mouettes planait encore comme un seul fantôme
Assigné à un rôle de dédoublement
Pour que la mer s’agite au plein du ciel
Au sortir du vieux parcours voilà sur le sable la blancheur des enfants
quelle est sèche et fine !
tu sauras protéger leur signe –
Quel corps a chu parmi les fougères
quel autre toi issu de la femme à la mésange
de la femme à la tourbe ?
**
On sifflait des airs gais sur le ponton
et des complaintes entre les piloris
(Premier Mouvement)
Les persiennes grincent dans le soir
il est beau de ne pas vouloir finir
les bandes d’oiseaux passent
quelques nuages aussi
mais l’instant demeure
et l’or !
Il a plu naguère
la lumière a été chassée
par un ciel pierreux
comme une traînée peut l’être des hauts quartiers
vers une périphérie pauvre et vile
avant que les cloches annoncent son retour
quelqu’un siffle un air gai
comme si son cœur d’abord alarmé
avait bu l’apaisement aux teintes éclatantes …
(Premier Mouvement)
Les mots sont comme des murs derrière lesquels s’étendent de frais jardins
on entend le ruissellement des fontaines
un oiseau s’est perché sur une branche et il chante
à l’heure où le jour commence à pâlir
parfois des cris d’enfants montent joyeusement dans l’air
ou la voix d’une jeune fille toujours irrésistible
s’ils pouvaient s’ouvrir
et laisser se sauver l’image captive !
Il faudrait donner la parole aux choses et aux animaux
prendre en échange leur silence
s’en remplir à la façon d’une coupe
ou d’une maison qu’inonde la lumière
notre monde serait alors le plus beau
le plus difficile de tous
**
Et parfois tu entends un tintement assourdi
comme si une main agitait une clochette au bout du jardin
(Premier Mouvement)
La nuit au son des cloches
sous les mûriers en brûlant sa vie
le vin blanc versait sa pâle lumière alentour
les rubans de fête se détachaient
et devenaient les anges dont nous avions parlé
la pluie succède à la nuit
ô forêts dans la lumière d’automne
ô déserts au fond de l’automne
le silence renaît
et chaque heure s’isole jusqu ‘à la nuit
*
A la croisée du cœur …
(Deuxième Mouvement)
Berceau d’amour
douleur
tu me chantes ta berceuse
interrompue par la bourrasque
de ta voix jaune et noire
la porte grince au fond du couloir
ô tant d’amour en balance !
tant d’amour-fléau-plateaux
comme étoile : la plus grande étoile !
(Deuxième Mouvement)
Homme perpendiculaire à l’horizon
tu t’attardes dans la lumière pure du matin
lisant sans les comprendre des mots familiers
les pensées s’échappent et reviennent
pas plus dociles …
Chaque jour excède les précédents
s’excède
des rêves apparaissent sur toutes les vitres
buée à la lisière du monde
qui es-tu ?
Le miroir d’une vie ne suffira à la dire
des chemins s’enfoncent parmi les champs
tu découpes toi aussi les étendues
par rien de plus qu’une présence
ainsi se tisse le paysage
une vaste respiration
tu t’arraches à ton souffle
comme l’oiseau prend son essor
et ne laisse derrière lui
qu’un tremblement
mais le temps refuse de céder
tu as son goût plein la bouche
la terre n’est pas moins froide ou grise …
tu regardes les jeunes bouleaux
ils déjouent la matière à la montée du ciel
le mouvement et l’immobilité
pèsent continuellement
(Troisième Mouvement)
Dans le cadre de la fenêtre tout était géométrique : le sillage de fumée déroulé par les avions, les fils téléphoniques, les lignes de haute tension, et au sol, les arbres le long de la route – inévitables peupliers – les jeunes bouleaux sur le talus et quand la vue se dégageait, les rayons et même les meules, les éteules dans les champs moissonnés. Cette impression ( car on ne pouvait pas véritablement parler d’une constatation) imprégna l’heure, et l’esprit établit un rapport d’identité entre cette caractéristique du paysage et le crépuscule. Où était passé son naturel, son génie dilatoire, envahissant, tremblé, sorte d’agresseur timide et indécis ? A cette image perçue s’en superposa une autre : souvenir de tableaux dans un atelier, segments du monde, ni espace pur ni temps mis à nu mais une trame subtile et serrée, espiègle, aussi, car la succession des instants s’offrait à la vision et le lieu s’écoulait. Une troisième scène recouvrit les précédentes : c’était celle d’une femme aux yeux à moitié fermés. Aucun lien logique ne la rattachait aux deux autres, sauf qu’elle les portait, comme la mer porte les navires qui voguent vers l’horizon.
Le cri du père était effroi
Etait beffroi
(Boulogne-sur-Mer)
(Troisième Mouvement)
Si tu veux qu’on se voie
ça sera pour parler de poésie
du monde comme poésie
ce matin au cimetière
j’ai déchiffré les hêtres
troncs
feuillage
parmi les voix-nuées grises
la tendresse irradiait de partout
combien de lumière encore
sois rigoureux à l’image du monde
des cercles verts
respirations vertes
nous enveloppaient
nous étions au parapet du monde
oraison : la flèche qui vole en plein jour
les mots brisés dans la gorge
un temps pour repousser les caresses
mon Dieu combien de temps
ombre d’ici et là …
(Quatrième Mouvement)
L’énergie humaine
C’est cette image dans le miroir
La petite fille aux cheveux bouclés
Dans une robe rayée
Ce sont les pleurs
Chambre 307
Toutes les chambres devraient porter le numéro 307
Toutes les chambres sont remplies de fantômes
Et le mensonge est une vérité plus profonde
De même que le sommeil est un éveil
…
Quand tu descends au cœur du labyrinthe
Tu trouves la terre
Peut-être que le ciel a un labyrinthe lui aussi
Auquel mènent ces barreaux rouillés scellés dans le ciment
Quand tu traduis les mots en gestes
Et les gestes en mots
Quelque chose se perd
Quelque chose se gagne
Comment trouver comment chercher
(Cinquième Mouvement)
Eléments de biographie :
Emmanuel Moses est né à Casablanca en 1959. Il passe son enfance à Paris puis, vers 9 ans, ses parents émigrent en Israël où il poursuit des études d’histoire. Il revient à Paris en 1986. C’est là qu’il publie d’abord des poèmes, puis viendront des romans et des traductions de l’hébreu moderne.
Son père était le philosophe franco-israélien Stéphane Moses ; sa mère l’artiste Liliane Klapisch et son arrière-grand-père, l’écrivain allemand Heinric Kurtzig.
Bibliographie (extraits)
Un homme est parti, Gallimard, 1989
Métiers, Obsidiane, 1989
Papemik, Grasset, 1992
Les bâtiments de la Compagnie Asiatique, Obsidiane, 1993 (prix Max-Jacob)
La danse de la poussière dans les rayons du soleil, Grasset, 1999
Dernières nouvelles de Monsieur Néant, Obsidiane, 2003
D’un perpétuel hiver, Gallimard, 2009
Martebelle, Le Seuil, 2008
Préludes et fugues, Belin, 2011
Ce qu’il y a à vivre, Atelier la Feugraie, 2012
Comment trouver comment chercher, Obsidiane, 2012