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Billet de blog 11 décembre 2012

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Emmanuel Moses, détresse, fêtes, fantômes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                                                                                 et pousse ton cri

                                                                                 qui deviendra un jour ou l’autre chant

Il y a, dans le livre d’Emmanuel Moses, Comment trouver comment chercher,  une inversion profonde de l’écriture, décrivant une démarche ou des événements particuliers, « voix jaune et noire » comme balafrés par de profondes blessures. Il ne s’agit pas ici seulement d’une tristesse à la manière de ces « ciels anglais, pâles et désolés », plutôt de ruptures dans l’évocation  de paysages, de fissures dans des lieux qui devraient être marqués par la paix, particulièrement celle du cœur, mais d’une étrangeté fondamentale dans ses références au monde.

Ainsi dans cette « marine » où « on sifflait des airs gais sur le ponton », la venue des « cauchemars » ou « des os de squales qui éclataient dans l’aube »  manifestent l’importance des mouvements de l’âme vers leurs pôles opposés, de la tristesse, voire de la désolation  à l’enfance lumineuse ou aux yeux,  miroirs des âmes.

Le monde d’Emmanuel Moses est un monde d’où les fantômes ne sont pas exclus, comme résurgences de passés douloureux qui pointent plus ou moins violemment ou affleurent à la surface. Les « réalités » désignées comme telles deviennent alors  ( et n’est-ce pas là miracle ) des images d’un autre monde : « Il avait rejoint les partisans dans les forêts de sapins / une nuit il leva la tête et se dit que la pleine lune / était comme une blanche au milieu de la partition noire du ciel ». Outre les références musicales qui organisent aussi  l’ensemble du texte d’Emmanuel Moses (les Cinq mouvements), il y a ces glissements à l’intérieur d’ensembles désignant une vie simple et tranquille, voire savoureuse où « le vin blanc versait sa pâle lumière alentour », où l’on se retranche  dans la maison qui est, dans le livre,  la marque du refuge et de l’intériorité, incluse souvent dans un paysage d’automne quand la lumière est faible et que « la pluie succède à la nuit ». Maison qui n’est pas que réceptacle des souvenirs, «  cheminée à la fumée paisible »,  mais, désignée comme telle,  lieu de la poésie, « ta vie ( tes mots qui sont ta vie) en témoigne », «  un geste de la main, quand la paume est ouverte et se creuse, / c’est l’aile de l’ange de la poésie ». Et pourtant, toujours dans ces paroles, lumineuses s’il en est, quelque chose  grince . Non seulement  « les persiennnes grincent dans le soir » ou  « la porte grince au fond du couloir » ou même encore des interventions violentes de la nature, « ta berceuse  / interrompue par la bourrasque », ce monde crispé accueille  les dissonances et l’inquiétude. A la fois références à des puissances extérieures, images superposant et entrelaçant  ce qu’il est convenu d’appeler le prosaïque et des passages d’anges, d’âmes, comme les glissements de la lumière au crépuscule, à l’automne ainsi qu’on l’a dit, tous ces temps intermédiaires qui donnent aux textes l’ambivalence même des vies vécues ou rêvées. Il existe ces deux formes de vie dans l’imaginaire du poète : celle où le « réel » côtoie le mystère et  où ce réel lui-même se transforme en images du rêve ou de l’inquiétude ; puis une autre vie,  célébrée dans le livre d’Emmanuel Moses, où se manifestent la joie que provoquent des paysages de neige, par exemple,  « Nous danserons dans la neige / nous respirerons avec la neige / tout miraculeux. », mais aussi , ce plaisir-là  que pratiquent les dieux joyeux, quand  « les yeux entrent en danse avec les clarines », la fête,  sur le mode mineur, quelque peu teintée par le souvenir de nostalgies, : « Donne-moi une cigarette, frère, et un verre d’eau-de-vie / pour que je brûle ausssi / que je noie de fumée et d’alcool les vieux chagrins. ».

   Il est certain que  « le monde a un cœur », que « le cri » n’est qu’une autre manière d’adresser son oraison au monde ou sa prière au bonheur pour « entendre l’eau couler vers la mer »,  quand « les chiens aimeront mon visage » ;  monde d’ici « entouré d’harmoniques »,  en perpétuelle transformation et toujours en voyage, tissant les paysages, à l’instar de ce « chemin de transhumance / et là-haut le pâturage  / emmêlé de fleurs blanches innombrables », vers d’autres visions de l’existant, lumineuses ou sombres, dans lesquelles il faudrait descendre, comme à l’intérieur d’un labyrinthe où mettre à jour le cœur-même des choses, la terre, lorsque les mots eux-mêmes n’ont peut-être plus la même importance, que le ciel,à son tour,  est un parcours de labyrinthe,  où, pour reprendre le titre du livre et qui est en partie sa justification,  : « comment trouver comment chercher ».

Bernard Demandre  

TEXTES

L’ormeau était blessé dans la lumière du matin

l’humiliation l’emmurait

ses feuilles hésitaient à la croisée des routes

le tronc avait cela qu’ont les nuits sans amour

qu’on taira pour ne pas attraper la tristesse

pour laisser aux choses précieuses leur odeur de secret

                      car la rareté inestimable est là

tu le sais

toi à qui je m’adresse au fond de moi

l’album qui s’épaississait d’occasion en occasion

c’est le livre de notre vie

il parle de pauvreté plus que de ruse

et vaut son pesant d’étoiles argentées

aussi fausses que la nuit, elle, fut vraie …

(Premier mouvement) 

Des os de squales qui éclataient dans l’aube

une fin de procession après tous les cauchemars

la jument ne cessait de s’enfoncer en terre

frémissant au cœur de la nuit –

Il y avait écume de bouche et d’horizon

L’envergure des mouettes planait encore comme un seul fantôme

Assigné à un rôle de dédoublement

Pour que la mer s’agite au plein du ciel

Au sortir du vieux parcours voilà sur le sable la blancheur des enfants

quelle est sèche et fine !

tu sauras protéger leur signe –

Quel corps a chu parmi les fougères

quel autre toi issu de la femme à la mésange

                               de la femme à la tourbe ?

                                                  **

       On sifflait des airs gais sur le ponton

       et des complaintes entre les piloris

                        (Premier Mouvement) 

Les persiennes grincent dans le soir

il est beau de ne pas vouloir finir

les bandes d’oiseaux passent

                                                          quelques nuages aussi

mais l’instant demeure

                                             et l’or !

Il a plu naguère

la lumière a été chassée

                              par un ciel pierreux

comme une traînée peut l’être des hauts quartiers

                 vers une périphérie pauvre et vile

avant que les cloches annoncent son retour

quelqu’un siffle un air gai

comme si son cœur d’abord alarmé

avait bu l’apaisement aux teintes éclatantes …

(Premier Mouvement) 

Les mots sont comme des murs derrière lesquels s’étendent de frais jardins

on entend le ruissellement des fontaines

un oiseau s’est perché sur une branche et il chante

à l’heure où le jour commence à pâlir

parfois des cris d’enfants montent joyeusement dans l’air

ou la voix d’une jeune fille toujours irrésistible

s’ils pouvaient s’ouvrir

                                               et laisser se sauver l’image captive !

Il faudrait donner la parole aux choses et aux animaux

prendre en échange leur silence

s’en remplir à la façon d’une coupe

ou d’une maison qu’inonde la lumière

notre monde serait alors le plus beau

                                                                                        le plus difficile de tous

                                                                    **

Et parfois tu entends un tintement assourdi

comme si une main agitait une clochette au bout du jardin

(Premier Mouvement)

La nuit au son des cloches

sous les mûriers en brûlant sa vie

le vin blanc versait sa pâle lumière alentour

les rubans de fête se détachaient

et devenaient les anges dont nous avions parlé

la pluie succède à la nuit

ô forêts dans la lumière d’automne

      ô déserts au fond de l’automne

le silence renaît

et chaque heure s’isole jusqu ‘à la nuit

                                    *

                         A la croisée du cœur …

(Deuxième  Mouvement) 

Berceau d’amour

                                      douleur

tu me chantes ta berceuse

   interrompue par la bourrasque

de ta voix jaune et noire

la porte grince au fond du couloir

ô tant d’amour en balance !

tant d’amour-fléau-plateaux

comme étoile : la plus grande étoile !

(Deuxième Mouvement)

Homme perpendiculaire à l’horizon

tu t’attardes dans la lumière pure du matin

lisant sans les comprendre des mots familiers

les pensées s’échappent et reviennent

pas plus dociles …

Chaque jour excède les précédents

s’excède

des rêves apparaissent sur toutes les vitres

buée à la lisière du monde

qui es-tu ?

Le miroir d’une vie ne suffira à la dire

des chemins s’enfoncent parmi les champs

tu découpes toi aussi les étendues

par rien de plus qu’une présence

ainsi se tisse le paysage

une vaste respiration

tu t’arraches à ton souffle

comme l’oiseau prend son essor

et ne laisse derrière lui

qu’un tremblement

mais le temps refuse de céder

tu as son goût plein la bouche

la terre n’est pas moins froide ou grise …

tu regardes les jeunes bouleaux

ils déjouent la matière à la montée du ciel

le mouvement et l’immobilité

pèsent continuellement

(Troisième Mouvement)

Dans le cadre de la fenêtre tout était géométrique : le sillage de fumée déroulé  par les avions, les fils téléphoniques, les lignes de haute tension, et au sol, les arbres le long de la route – inévitables peupliers – les jeunes bouleaux sur le talus et quand la vue se dégageait, les rayons et même les meules, les éteules dans les champs moissonnés. Cette impression ( car on ne pouvait pas véritablement parler d’une constatation)  imprégna l’heure, et l’esprit établit un rapport d’identité entre cette caractéristique du paysage et le crépuscule. Où était passé son naturel, son génie dilatoire, envahissant, tremblé, sorte d’agresseur timide et indécis ? A cette image perçue s’en superposa une autre : souvenir de tableaux dans un atelier, segments du monde, ni espace pur ni temps mis à nu mais une trame subtile et serrée, espiègle, aussi, car la succession des instants s’offrait à la vision et le lieu s’écoulait. Une troisième scène recouvrit les  précédentes : c’était celle d’une femme aux yeux à moitié fermés. Aucun lien logique ne la rattachait aux deux autres, sauf qu’elle les portait, comme la mer porte les navires qui voguent vers l’horizon.

Le cri du père était effroi

                                                    Etait beffroi

                                                                                                             (Boulogne-sur-Mer) 

                                                                                                        (Troisième Mouvement)

Si tu veux qu’on se voie

ça sera pour parler de poésie

du monde comme poésie

ce matin au cimetière

j’ai déchiffré les hêtres

                           troncs

                           feuillage

parmi les voix-nuées grises

la tendresse irradiait de partout

          combien de lumière encore

sois rigoureux à l’image du monde

des cercles verts

            respirations vertes

nous enveloppaient

nous étions au parapet du monde

oraison : la flèche qui vole en plein jour

                      les mots brisés dans la gorge

un temps pour repousser les caresses

            mon Dieu combien de temps

ombre d’ici et là …

(Quatrième Mouvement)

L’énergie humaine

C’est cette image dans le miroir

La petite fille aux cheveux bouclés

Dans une robe rayée

Ce sont les pleurs

Chambre 307

Toutes les chambres devraient porter le numéro 307

Toutes les chambres sont remplies de fantômes

Et le mensonge est une vérité plus profonde

De même que le sommeil est un éveil

Quand tu descends au cœur du labyrinthe

Tu trouves la terre

Peut-être que le ciel a un labyrinthe lui aussi

Auquel mènent ces barreaux rouillés scellés dans le ciment

Quand tu traduis les mots en gestes

                                                           Et les gestes en mots

Quelque chose se perd

Quelque chose se gagne

Comment trouver comment chercher

(Cinquième Mouvement)  

Eléments de biographie :

Emmanuel Moses est né à Casablanca en 1959. Il passe son enfance à Paris puis, vers 9 ans, ses parents émigrent en Israël où il poursuit des études d’histoire. Il revient à Paris en 1986. C’est là qu’il publie d’abord des poèmes, puis viendront des romans et des traductions de l’hébreu moderne.

Son père était le philosophe franco-israélien Stéphane Moses ; sa mère l’artiste Liliane Klapisch et son arrière-grand-père, l’écrivain allemand Heinric Kurtzig.

Bibliographie (extraits)

Un homme est parti, Gallimard, 1989

Métiers, Obsidiane, 1989

Papemik, Grasset, 1992

Les bâtiments de la Compagnie Asiatique, Obsidiane, 1993 (prix Max-Jacob)

La danse de la poussière dans les rayons du soleil, Grasset, 1999

Dernières nouvelles de Monsieur Néant, Obsidiane, 2003

D’un perpétuel hiver, Gallimard, 2009

Martebelle, Le Seuil, 2008

Préludes et fugues, Belin, 2011

Ce qu’il y a à vivre, Atelier la Feugraie, 2012

Comment trouver comment chercher, Obsidiane, 2012

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