À l'instar de ce grand voyageur que fut Louis-Antoine de Bougainville, Gérard Cartier dresse, à son tour, dans ce Voyage de Bougainville, une cartographie des savoirs, lieux s'il en est de découvertes et de déplacements, « Courbé sur mon pupitre à fixer des vertiges ».
Nul ne pénètre ici / s'il n'est géomètre
“Et le cœur à l’aventure..”
À l'instar de ce grand voyageur que fut Louis-Antoine de Bougainville, à la découverte de terres inconnues et poursuivant l'esprit d'un de ses derniers livres, Tristran, où Gérard Cartier mêle des lieux aussi divers que l'espace d'une lande ou les rues d'une ville industrielle ainsi que les époques. Poète au coeur de ce paysage mental, le narrateur est lui aussi personnage, autre Tristan peut-être, en même temps qu'ordonnateur du sens et de l'arpentage d'espaces, pour une autre cartographie du monde.
Dans ce Voyage de Bougainville, Gérard Cartier dresse, à son tour, une cartographie des savoirs, lieux s'il en est de découvertes et de déplacements, " Courbé sur mon pupitre à fixer des vertiges", abordant cette fois-ci aux rives de l'Histoire naturelle, de la Géographie, des Sciences, de l'Histoire, de la Philosophie et de la Littérature, tout en invitant le lecteur, par le jeu des titres, que ce soit à travers des mots latins, de coordonnées géographiques, de symboles mathématiques, de dates historiques ou de citations d'auteurs, d'en retrouver l'origine. Lecteurs à leur tour invités aux voyages de la pensée et de la découverte.
Ainsi Gérard Cartier reprend à son compte le principe même du voyage comme déchiffrement de l’inconnu, renouant en cela avec l’image du “savant au fauteuil sombre”, aventures référencées et aventures intérieures, “ Perclus sous ma lucarne une paillasse / Et l’océan des livres”. Sans vouloir reprendre les récits d’Homère, sinon à travers quelques allusions et par ces développements narratifs ou descriptifs de territoires de l’aventure, à travers des espaces sidérants, d’êtres atroces ou merveilleux, poissons chantants de la mer grecque, Nausicaa, il reste l’étrangeté d’un univers bigarré, le visage même du voyage, car “ que serions-nous / Sans l’inconnu”. Monde de savants et de chercheurs capables, avec l’aide du poète Gérard Cartier, et en écho à d’autres voyageurs, comme ce Jacques Cartier “me volant dès l’enfance mon état civil”, de dresser d’immenses fresques, passions fugitives comme traces capables de faire rêver et “du monde faire / L’âme bridée mon unique étude”. Non seulement grâce à des découvreurs et à des savants, mais également aux auteurs de la Littérature, convoquant les écrivains, de Tite Live à Primo Lévy, pour lesquels, en fin de volume, G. Cartier propose un index pour y voyager. Nous nous y rencontrons , comme lecteurs, invités à participer à la découverte de ces univers, sous formes de petites énigmes textuelles où nous y lisons ces autres voyages spirituels, fruits des rêves et de l’imaginaire, voyages poétiques s’il en est, en référence au Bateau ivre, les spectacles de mers étonnantes. Bigarrures d’un texte poétique toujours comme en mouvement, juxtaposant ses références, ses allusions, ses citations, à l’instar des “folies” foisonnantes de Jérôme Bosch et ses êtres inquiétants, des hommes organisateurs de bûchers et de charniers, textes mêlant les époques et les lieux, les récits et les tableaux des hommes anciens qui n’excluent pas les drames de la modernité en lettres capitales, comme une protestation - FREE / PALESTINE - des “ veuves de septembre à genoux dans les gravats”, témoins des songes intranquilles de l’humanité, homo sapiens parfois échouant dans la dérision d’un Malade imaginaire, “une poire à la main au milieu des bougies”. Voyage dans les déchirures des mots, théâtre de la folie humaine, comme d’un lieu jamais en repos dans ses syntaxes rompues défiant la continuité, principe même de cette écriture, le texte de G. Cartier est tout autant traversé par des “ Voix intérieures”, allusions à des douceurs romantiques ou à des marines des bords de Manche, laissant transparaître les fantômes de Proust, des figures hantées par des visions de Michaux, de Lautréamont, de rares scènes amoureuses vite enfuies …le poème paradoxalement devient un appel au bonheur, “comme un bourdon dans les prunes fendues”, tantôt en se gorgeant de miel, tantôt en parvenant à une espèce d’ataraxie d’où “chasser les mouches insolentes / Et l’essaim des souvenirs”, avec la tentation de faire taire l’enivrement et la tyrannie des sens, autres voyages sur d’autres sommets, plutôt se résolvant en un hédonisme affirmé à l’image de ces moines chartreux” Qu’enseignait mieux que jeûne et cilice / Une aile dans le verger”.
Le Voyage de Bougainville, de Gérard Cartier, éd. L'Amourier 2015
TEXTES
.Caelum.
Perclus sous ma lucarne une paillasse
Et l’océan des livres mais lassé de suivre
Les philosophes dans leur quête chez les naturels
De la grande Rapa Nui je m’abandonne au ciel
Egalant mes jours aux remous de l’éphémère
Quelle nécessité est là qui se dérobe
Stratus undulatus troupeau de chimères
Longs voiles déployés cirrus uncinus
Subjuguant la pensée sans le secours de l’art
Tout parle tout signifie regarder et connaître
Ne sont qu’un mouvement traité des spectres
Et des vents si le pied ne m’avait pas trahi
M’envoûteraient moins les convulsions du ciel
Mais mon désir est infirme deux mois
Cloué sous mon judas fétiche abattu
À me faire de vapeurs un monde extatique
Là-bas là-bas… regardant fuir
Les formes que ma vie ne prendra jamais
Et sinon par ce souffle brassant l’inconnu
Impuissant à exister
( Histoire naturelle )
.Pisces.
Vaste ciel liquide NAUSICAA
Où lascivement au milieu des amphores
Nagent les sirènes quel faussaire
De vingt créatures disséquées au hasard
A fait ces êtres fantastiques poulpe à bec
De perroquet dugong laissez-moi rire
Aux seins gonflés où est la décence
Qu’enseignent l’école et les galatées licorne
Arctique au nez fiché dans la nuque
Anesse en façon de dragon non Cuvier
Mais Borges et dans la nuit des profondeurs
Des monstres obscènes s’accouplant en aveugle
Pour être de ce siècle ai-je le sang trop chaud
Rester sec disent les confrères impassible
Bannir les sentiments qui déforment les vers
S’occuper du mot et non pas de la chose
Impossible si étrange le monde si bigarré
Herbes plumes fourrures et dans les hublots
Tous les êtres mêlés ajustés au hasard
Cabinet des merveilles
(Histoire naturelle )
.N 49° 19’ - W 00° 00’.
Seul au parapet du vieil océan de frêles
Voyageuses sous un torchon de ciel inutile
Tendre sur soi l’ombrelle et s’échiner
La main dans les couleurs inutile
Souffler contre le vent et aux cris des mouettes
Ajouter son bruit contemplation muette
L’appareil calé face à l’horizon
À peine si l’oeil pense on entend le déclic
Le voici dans ce monde illusoire
Ferme et stable jusqu’aux lointains les vagues
Une à une les pieux les sternes dans l’écume
Et le vaste ciel du nord qui charrie les landes
Où infusent d’anciennes fièvres méridien
De Greenwich on peut vivre sans être
Et rester jusqu’à la nuit à regarder flotter
Sur la laisse de mer de frêles silhouettes
Jeunes filles que le vent modèle à son désir
Et amantes d’autrefois confites
Dans la violette roman où mendier
Les faveurs d’un chagrin
( Géographie )
.t.
Non ce soir l’amie des nuits
Et comme un bourdon dans les prunes fendues
Me gorger de miellat mais ce qu’aucun n’a osé
Qui est de l’univers le plus secret ressort
Lucrèce aide-moi me manquent les mots
Et l’audace alors qu’ici tout se gâte
Le corps gracieux peu à peu mortifié l’oeil
Voici la peau laiteuse constellée de cendres
Là-haut où l’aiguille embrasée des étoiles
Oscille dans la nuit courbe merveille
Le temps se fige en feu d’artifice
Juché dans un prunier au sommet du jardin
Je nage dans la voie lactée enlevé
Au ciel de l’éternelle jeunesse Orion
L’essaim des Sporades et Vénus éblouissante
Mais le temps est notre matière les reins
Aussi bien le crient que les lagrangiens
Et retrouvant la terre ombreuse
Le corps en un instant rendu aux années
Revient à la poussière
(Sciences )
.1231.
Rome c’est l’Afrique une moite insomnie
Et le sabbat des mouches on hante sa chambre
Un briquet à la main dans un chuintement d’ailes
Et bientôt excédé en robe et bas de pourpre Ex
Communicamus on court la torche au vent
De grands brasiers pour éclairer les peuples
Sodomiques et Parfaits de toutes les nations
Rédimés par le charbon de bois
Au bûcher des vanités l’aigre Savonarole
Les sorciers du Tessin la tête en bas jetés
Dans la fournaise au milieu des parfums
Et jusqu’à Paris où la raison naissait
De hautes flammes sur la Place de Grève
Les livres les plumes la main qui les tenait
Claude Petit en chair poète luxurieux
Et Théophile en effigie autodafé
Des vers harmonieux avec l’âme immortelle
Mouches libertins possédés juifs et chiens
Rien si lépreux ni si vil quaussitôt
Ne guérisse le feu
( Histoire )
.1914.
Sentier furtif sept astres piqués sur les monts
Et brillante au nord entre les sapins noirs
Une étoile immobile comme la pensée
D’un pays disparu À quoi Julien
À quoi songes-tu Je songe à la France
Poussés par le chagrin vers la frontière
La main contre le vent une bougie tremblante
Epais brouillard de toutes parts
Tâtant du bâton la terre évanouie butant
Aux racines aux pierres le sanglot de l’effraie
L’atteindrons-nous jamais le pays d’autrefois
Enfants la vie est un voyage au milieu des hasards
Echappant sans bruit dans l’horreur des forêts
À la langue ingate qui veut les étranger
Puis c’est l’aurore du col tout se découvre
la campagne française où marche la semeuse
À quoi André à quoi songes-tu Je songe
À l’avenir Pourpre soleil nous sommes tes fils
Marquant le pas sur la route lorraine
Comme de jeunes conscrits
( Histoire )
. Les passions.
Despotiques plus hardies que le vin
Et les cantharides qu’une comète
Troue un jour leur volet tant d’êtres paisibles
Qui vont d’une aile ivre s’y brûler
Un dieu avide un amant les Tuamotu
Différence aussi prodigieuse d’esprits
Que de visages trente siècles
Que la plume flagelle les pages rien
N’y fait prose savante ni vers mesurés
Et nous voilà un jour plus ou moins Thérèse
Bougainville ou la religieuse portugaise
Des docteurs graves en entomologistes
Ont bien tenté comme on le fait des mouches
De nous réduire en classes dans cette nuée
Des méthodiques mettre un peu de suite
Mais tous plus ou moins nous sommes mouches
De toutes sortes et volons tour à tour
Au miel et au fumier plus vil l’aliment
Plus vive l’aile même si rassis
Qu’à peine on a cru être
( Philosophie )
.La vertu.
Cette folle énergie où est-elle à courir
La foudre aux talons vers mon tourment
Un ange en cheveux au front alourdi
Grands tilleuls surannés bruissant dans l’espace
Et la lune indolente qui erre sous les eaux
J’aurais pu mourir à boire d’un trait
Son visage flottant et m’enivrer de rien
Mais la nuit a passé comme l’ivresse
Et il faut se résoudre à soi-même sec
Ingrat livré à l’algèbre des ans
Ai-je trop sacrifié à des vertus austères
Trop châtié cette chair emportée à peine
Si parmi cent passions d’étude ou de chantier
Deux ou trois noms me reviennent
Et je vois avec effroi les publics Casanova
Que l’âge échauffe terrifiante frénésie
Saccageant sans merci le jardin de groseilles
Qui me fut si ménager qui pendus
À l’arbre du plaisir sèment au hasard
Leur ultime liqueur
( Philosophie )
… sitôt que l’on goûte à ces fruits de miel …
Moi aussi envoûté par un charme
J’ai vécu autrefois aux îles de lotus
La raison offusquée et les sens dilatés
La terre des géographes n’est pas moins aimable
Une grâce une énigme cent prodiges
À chaque instant semés devant nos pas
Comme aux albums qu’on lisait enfant
À Noël au milieu des oranges volcans
Monstres des herbes et des eaux tribus
Vêtues de pigments que serions-nous
Sans l’inconnu qui partout se montre sans
La beauté qui surgit où nous ne songions pas
Ai-je vieilli je n’ai pas quitté les pages
Du Livre des Merveilles courant sans relâche
Le monde au hasard en songe et en acte
Et mieux que sur la mer hantée par les sirènes
Quarante ans sur la terre vérifiable
Titubant de joie comme un géant borgne
Des îles de lichens jusqu’aux cités de palmes
Poussant mon odyssée
( Littérature )
. Voilà … la vie est passée …
Cerisiers dans la croisée et le chant capricieux
Des linottes je suis ce vieillard en costume estival
Chancelant sous son passé rêver sous un nom autre
On peut être heureux de rien et de rien pleurer
Une femme passe dans un miroir mais d’elle
Rien envolée avec le printemps on peut frémir
Enfermé dans sa momie sous la nuit des cintres
Et se regarder souffrir la lumière change
À la vitesse des sentiments et c’est l’hiver
La neige en confetti volette sur les planches
On est seul maison abandonnée les lourds volets
Battent au vent miroir piqué de cendres
Au mur un portrait penche sévère égérie
Les cheveux tirés où nichent les faucheux
Ses yeux seuls semblent vivre tout l’art
Cède devant ce morceau de ténèbres
C’est presque le silence qu’il dure
Poignant jusqu’à ce qu’on meure à son tour
Mais non les voilà tous à sortir du tombeau
Et renaît même au milieu des costumes celle
Qu’on croyait à jamais perdue
( Littérature )
Éléments de biographie
Diplômé de l’École Centrale des Arts et manufactures en 1972, il a mené jusqu’en 2009 une carrière d’ingénieur dans l’ingénierie et les infrastructures. Il a été responsable pour Eurotunnel des études et des travaux du terminal français du tunnel sous la Manche (1985 à 1993), entre autres, de 2001 à 2009, il a été directeur des études et projets de la section internationale de la Liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin.
Nombre de ses livres tirent leur motif de l’histoire récente et témoignent de son « ambition d'écrire une poésie épique, mêlant les heurts de l’Histoire, du nazisme à l'Algérie », en particulier la période de la seconde guerre mondiale, l’épopée tragique du Vercors, Le hasard parcourt le dernier demi siècle, de la guerre d'Algérie à la Palestine.
Ses derniers livres prennent souvent la forme d'une « autobiographie fantasmatique, qui ne coïncide pas avec sa propre existence mais en est comme l'image mythique ou la projection rêvée » : Le hasard ; Méridien de Greenwich (prix Max-Jacob) ; Le petit séminaire. Un autre thème de prédilection est le Moyen Âge : Tristran est librement inspiré de la légende de Tristan et Yseut.
Cabinet de société (Éd. Henry, 2011), en hommage aux saints Lagarde et Michard
Gérard Cartier a traduit le poète irlandais Seamus Heaney, Prix Nobel de littérature 1995 (La lanterne de l’aubépine, Le Temps des cerises, 1996).
Il a été membre du comité littéraire de la revue de poésie Le Mâche Laurier (dernier numéro en 2008). Il est depuis 2010 le coordinateur de la revue électronique de littérature Secousse dans laquelle il publie des critiques de poésie . Auteur de plusieurs anthologies de la poésie française contemporaine.
Il a par ailleurs été, avec Francis Combes, l’initiateur et le maître d’œuvre de l’affichage de poèmes dans le métro parisien qui s’est poursuivi de 1993 à 2007.
Éléments de bibliographie
Œuvres
Poésie
- Le montreur d’images, Saint-Germain-des-prés, 1978
- Passage d’Orient, Temps Actuels, coll. Digraphe, 1984
- La nature à Terezin, Europe Poésie, 1992 (Encres de Michel Harchin)
- Alecto !, Obsidiane, 1994
- Introduction au désert, Obsidiane, 1996
- Le désert et le monde, Flammarion, 1997 (prix Tristan-Tzara, 1998)
- Méridien de Greenwich, Obsidiane, 2000 (prix Max-Jacob 2001)
- Le hasard, Obsidiane, 2004
- Le petit séminaire, Flammarion, 2007
- Tristran, Obsidiane, 2010
- Le voyage de Bougainville, L'Amourier, 2015
Récits
- Cabinet de société, Éd. Henry / Écrits du Nord, 2011
Du neutrino véloce ou Discours de la virgule, Passage d'encres, 2015