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BESTES & PANNEAUX de Jean-Théodore Moulin, Obsidiane 2012
D’emblée, le titre Bestes & Panneaux du livre de Jean-Théodore Moulin engage le lecteur dans le monde de la chasse, de la poursuite, de la capture. Cependant, si bien des éléments désignant cette poursuite sont très présents, que bien des bêtes sont à l’œuvre ainsi que des paysages spécifiques comme fourrés, buissons, « rhizomes » entravant la marche mais utiles au désir de la découverte, la traque ici est celle d’une langue qui cacherait l’essentiel et qu’il serait nécessaire de libérer. La Proie et son double, l’Ombre, dans leurs « bois enchevêtrés / au buissonnant désir ».
Un théâtre de mots relevant du langage de Blasons et Armoiries imaginaires ou d’un théâtre d’ombres, comme cet Epervier ( chasseur s’il en est ! ) qui est tombé « dans les panneaux du jour », conciliant dramatisation et ironie. Quelles que soient les bêtes : L’Epervier, Ophis le serpent, lézard et salamandre, le cerf, et surtout peut-être le chasseur, confondu avec le narrateur et le lecteur, le livre de poèmes de Jean-Théodore Moulin est ce lieu où chasser dans «l’embuissonnement des lettres » et des mots. Les textes dressent leurs réseaux serrés de fourrés et d’herbes où se dissimulerait la proie, comme à l’intention de l’oiseau à l’œil intact, « sire Epervier, haut au-dessus / du vil terrier / s’apprête à fondre / sur un clinquant / orvet des prés. ». Langue contournée s’il en est, promue à l’auto-dérision , affectant les mots rares - domaines de l’apax - des résurgences de la mythologie que le lecteur n’aura de cesse de débusquer, « lors plongé au cœur des ténèbres vertes l’amateur / De jardins circule dans cette usine de carbones … » et qu’il devra accompagner de sauts, de ruptures, de retours-arrière, dans les paradigmes enchevêtrés des vocabulaires et de sa mémoire, « liant au sol une proie palpitante ».
Cette langue héraldique ne cache pas ses mystères et, pour tout dire, ses ombres. Le livre, ici, est d’abord cet espace de l’ « ( Impénétrable ) », un « hortus conclusus » qui oblige le lecteur à un travail d’élaboration permanente, à sourire à la lecture de postures textuelles délibérées où « … la fureur épervière vole au petit-bois per / Vers en rase motte la valetaille des moineaux / Serres et becs détissent brin par brin les mousses / Et lient au sol un coq énergumène la bourrasque / Furtive ébouriffe un fouillis de plumes et de feuilles. ». Machines à détraquer, n’était parfois l’émergence de séquences propres à nous rassurer sur notre capacité de lecture, lorsqu’il « naît une OR / ANGERIE où je m’exerce à ruminer l’or du temps », telle «cette fleur de lierre au limbe déchiré / Sur le fil coupant du vitrage ou arrachée / Au tronc pourrissant dans un coin de la serre » qu’on aura abandonnée « dans la solitude des signes » ; tel ce tireur qui nous convainc de la nécessité de l’adresse « plus que ne peut faire la fureur dévoratrice » ; ou cette voix simple de la « cabrette » : « vite que l’on cueille / Les nèfles et les coings et la poire ‘tardive’ / Il nous faut mettre à l’abri l’arbre et la cognée / & nous ferons un feu pour sécher les châtaignes … ». Comme si le temps, un instant, s’était réconcilié avec le pouvoir d’imaginer, dans ces lieux du double sens, du « ravalement » de la parole ou de son effacement, attribut du serpent et d’une poursuite qui tourne et retourne sur elle-même, ou du Ruban de Moebius. Pour en venir, à la fin, aux commencements et au terme de toute chose, à la traque du nouveau-né, pour le débusquer de « l’antre aux néantes délices, », « expulsé des forges écarlates » et le faire passer à travers « les tunnels pelviens », pour finir « en apnée dans les mains mercenaires ». Ironie, déchirante s’il en est, de ce passage central, malgré les cocasseries ou les pirouettes verbales, partant de l’extraction vers la vie à la conscience malheureuse d’un vieil homme « suçotant un pouce rongé par les chiens de l’arthrose … ».
Dans ces emportements successifs, ruptures, arrêts suspensifs, aux lisières de soi, la traque est celle de l’indécis et de l’insaisissable, « objet d’un deuil inexorable », proie et ombre confondues dans l’irrémédiable, fuyant indéfiniment, saisie toujours reportée, chute dérisoire et comique jusqu’à cet « œuf carré » enfin ! , l’ultime effacement et la perte toujours ouverte, lorsqu’il « ne reste à la fin – rien -, / N’était le duvet autour d’une aigrette d’ail sauvage. ».
Bernard Demandre
TEXTES
TROIS MENINS DU MATIN
1)
Vif comme ange Epervier, fond des cimes vire sur l’aile
Vivacité gracieuse ravissant aux dieux malins
Une absence de proie dans la pénombre du sous-bois.
Il se dévoile selon un angle de réfraction
Dans l’humeur vitrée de l’œil où chaque apparition
Furtive entraîne un changement à vue du paysage.
L’exacte connivence avec l’ange se vérifie
Par inflexion brusque de trajectoire seul échappe
A son emprise l’angle mort et les ténèbres vertes
Où sombrent violemment des choses insignifiantes.
Pour l’heure le Jeteur d’essor demande combien d’orteils
Un ange peut poser sur la pointe rougie au feu
La question enveloppe celle du LIEU où des êtres
Momentanés se jouent de la passion de l’espace.
( Epervier, tombé dans les panneaux du jour )
[ … ]
3)
- Une vivacité sauve de ma fureur la proie
D’abolir la distance me donne l’échappée belle
Comme le Belluaire accorde aux fauves la sortie.
Chasseur bénévole et distrait jette-moi sur mon ombre …
Ainsi parlé-je seul faim assouvie de dévorer
Le clairouvert devant moi suppliciantes délices
D’une asymptote me privant de la douce présence
Sous mes serres liant au sol une chair palpitante.
Sans me prendre à l’embarras du rhizome universl
La seule acuité d’œil me donne puissance de fondre
Sur le frémissement furtif d’une herbe me délivre
De l’essor au but insu des pulsions du Prédateur.
Que l’irrémédiable révolu de l’acte m’épargne
la déception de me heurter violent au leurre obvie.
(idem)
Au bout des cavalcades la frêle amazone porte
Sur le gant de cuir qui prend la fine attache l’Oiseau
Que prompte elle jette sur l’hypothèse de la Proie.
Lors la fureur épervière vole au petit-bois per
Vers en rase motte la valetaille des moineaux
Serres er becs détissent brin par brin les mousses
Et lient au sol un coq énergumène la bourrasque
Furtive ébouriffe un fouillis de plumes et de feuilles.
C’est ajouter au théâtre d’ombres une ombre encore
Aux suppliciantes délices des batailles d’amour
Et la douleur exquise d’une griffure au visage.
Mais l’insuccès de la chasse tient au peu d’épaisseur
Charnelle de la proie il ne reste à la fin – rien,
N’était le duvet autour d’une aigrette d’ail sauvage. (idem)
Buée du temps ! ce clair et vaste espace on le destine
A mettre à l’abri de l’hiver toison intempestive
Les essences les plus précieuses les plus sensibles
Aussi à l’air du temps dans moiteur – qu’il y provigne !
Du bois épais ô Sylves ! à l’abri d’un haut vitrage
Un long temps arrachée aux terres almes du dehors
Et privée des sèves ourdies au royaume des Mères.
Lors plongé au cœur des ténèbres vertes l’amateur
De jardins circule dans cette usine de carbones
Le nez sur le motif l’inconsolé des coudées franches
S’efforce en vain de recouvrer l’aise d’une distance
Heureuse et d’échapper au labyrinthe rectiligne
Menant Cerf, au large paître hors de l’hortus conclusus
( Impénétrable ) les prairies bleues et rases d’un parc.
( Machines à détraquer le temps )
Lourde / lente elle conduit les grises canéphores
S’avance pesamment abondant des fruits mûrs
Promesse des lentes couvaisons de l’automne
( Ô enzymes ! ) comme sonne la cabrette des bals.
Elle disait : le temps se gâte … vite que l’on cueille
Les nèfles et les coings et la poire ‘tardive’
Il nous faut mettre à l’abri l’arbre et la cognée
& nous ferons un feu pour sécher les châtaignes …
Le jardin abandonné décline craquelé
Sous la force du gel les enfants ne jouent plus
Dans la maison de verre trop occupés
A épier le temps qu’il fait le gémissement
Sous le vent des voliges le front contre la vitre
Ils attendent attentifs la venue de la neige …
( idem )
Mais qui pleure là au cœur noir de l’orchestre sinon
La voix simple à souffle suspendu parmi la forêt
De cactées géantes de Judée dans une hyperbole
De vert ma mue comme traîne abandonnée à la ruse
Du chasseur aveugle courant la Bête dans les champs
D’asphodèles.
Ô couleuvres de ma voix enroulant
Les anneaux d’une absence consentie de ma chair ! E
Den dénaturé ! brisure spontanée de mes os
Sur la scène ce jardin soit la clairière de mon corps !
Je meurs d’un songe interrompu par un éclat de voix
Tombé des combles du Théâtre : Ils ont rompu les vol
Iges du toit … brisé mes membres … compté tous mes os …
Dès lors dépisté par l’ardeur de mes chiens Cerf, oublie
La douleur d’exister seul face à la nuit sans recel.
( idem )
OPHIS
I
C’est un midi de septembre ( le six )
Dans la clinique blanc ripolin
Ophis
Lance l’indéfinie Poursuite.
Il siffle dans les branches :
Ahuri j’ai franchi le porche mémorable
Fraîchement recueilli dans des langes
Qui m’irritent la peau plus que linceul
Ne fit jamais le Transi
Par la troupe invigorante des matrones
J’espère ingambe risquant un regard amont
Régresser vers l’antre aux néantes délices.
La traque commence dans le tintamarre de la salle
D’attente son odeur fade d’effluves méconiaux.
Poursuivi par la meute des Furies rose amont
Il glisse – rude filière – dans les tunnels pelviens
Jeté tête première dans les langes où sans souffle
Abasourdi par un roulement d’artères il affronte
Mille soleils et le froid dos aux hurlantes ténèbres
Explusé en apnée dans les mains mercenaires. [ …]
III
[ … ]
Je pense à toi Ophis divinité chtonienne
Rencogné dans la torpeur de ton ensablement
Tu laisses échapper la Bête de peu de consistance.
Dans l’attente déceptive de l’affût la traque
Peut reprendre à corps perdu par les chemins
Et pour en finir avec la violence de poursuivre
Le Chasseur taille un sifflet de deux sous dans le sureau :
Piètre appelant à leurrer des Proies évanouies
Fuyant sans traces dans la touffe augurale
Pour mieux au débucher tomber sur mes talons.
Le ruban moebien piqué dans le crin de la Bête
Affolée annonce la mort lente et paresseuse.
A ne pas franchir d’obstacle pour courir divers pays
Il faut endurer la monotonie de la course.
Inopinée la survenue d’Ombre ne peut surprendre
Une proie lancée aux trousses de sa persécutrice …
( idem)
TRAITE DU RAVISSEMENT
L’ardeur de la course
ouvre un autre espace
à ma fureur captive.
Je demeure de ce côté du visible,
bois enchevêtrés
au buissonnant désir.
L’appel des lointains
brûle ma poitrine,
ouvre carrière
en extricable bosc
pour mieux forcer les voies
indécidables
des futurs contingents.
[ … ]
Un bruit
de langue forlongé
dépiste mieux le récitant
s’il parle
contre le cours obvie.
- Cerf issu,
verger perdu !
- A belle insue
Jardin rompu !
[ … ]
- La seule leçon
de cette course folle,
( ma seule excuse aussi bien ! )
rumine la Bête endormie
est de ne pas exister.
J’efface mes traces,
qu’Il se perde
au fort du bois !
[ … ]
Mieux que personne
j’excelle à décevoir
Perclus dans le feuillage
je végète,
indiscernable désormais
Il reste à Epervier, mais à Cerf aussi bien, et aux bestes
puantes l’heureuse défaite d’un égarement définitif dans la
nuit claire de signes avant de retomber – embuissonement
inéspéré ! – dans l’insignifiance cruelle de la traque.
Eléments de bibliographie
La bataille de Dunkerke ( Le Capucin, 2002)
S’éveiller fatigue (Le Capucin, 2004)
Glaucos ( Obsidiane, 2006)
Bestes & Panneux ( Obsidiane, 2012)