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Billet de blog 18 novembre 2014

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José Carlos Becerra, puissances de la terre

José Carlos Becerra est né en 1936 au Mexique où il étudie la philosophie et l’architecture à l’université nationale de Mexico.Il est mort en Italie dans un accident de voiture en 1970. Son oeuvre poétique a été rassemblée après sa mort  par José Emilio Pacheco et par Gabriel Zaid. Le  présent livre a été traduit par Bruno Grégoire et Jean-François Hatchondo après leur traduction de Récit des Evénements (Belin 2002)

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Illustration 1
Carlos Becerra

José Carlos Becerra est né en 1936 au Mexique où il étudie la philosophie et l’architecture à l’université nationale de Mexico.Il est mort en Italie dans un accident de voiture en 1970. Son oeuvre poétique a été rassemblée après sa mort  par José Emilio Pacheco et par Gabriel Zaid. Le  présent livre a été traduit par Bruno Grégoire et Jean-François Hatchondo après leur traduction de Récit des Evénements (Belin 2002)

La Venta

précédé de

Parole obscure

de José Carlos Becerra

Traduction Bruno Grégoire et Jean-François Hatchondo

La Nerthe – 2014

                                                            “un océan plus puissant que la nuit te prend dans ses mains comme une fleur dispersée”

   Sans vouloir vraiment comparer avec le précédent livre de J.M. Becerra, Récit des événements,  la Venta et Parole obscure se distinguent d’abord par la forme de l’écriture, ainsi que les manifestations d'une vie puissante et souterraine. Aux grands mouvements lyriques des vers se substituent des formes de laisses ou de groupements  de laisses qui manifestent sans doute l’influence de Claudel.  Mais avec cette permanence remarquable de la “puissance de la vie”, inscrites dans la respiration même des laisses, emportements et anaphores affirmant le rythme profond des battements de pieds sur la terre, monde des forces souterraines, passages de statues de pierre comme des signes d’un autre monde, enfouis dans la tectonique du temps, cette “chair qui s’est faite pierre pour que la pierre possède un miroir de chair”. Passages  également d’images étranges dans la présence d’animaux divers comme le “jaguar”  qui serait une sorte de passeur entre ce monde et un au-delà , l’iguane, aux “yeux plus fixes que la profondeur de la mer”.. Animaux qui témoignent des mystères qui rôdent dans la vie réelle à l’instar de certains mythes indiens.Comme manifestation de présences, certes obscures, mais aussi évidentes que le “vent”, cet “animal inconnu”, dans un “réel” traversé par des forces telluriques et par des forces oniriques qui s’inscrivent dans “un océan plus puissant que la nuit” ou dans la “parole obscure du sang”. “Voyez les têtes de pierre / des masques dissimulant leur clef divine”, témoignages d’anciennes religions et de fantasmes toujours à l’oeuvre.

  Il s’agit alors pour le poète , à travers ces couches de temps et de terre, de faire affleurer le langage des morts dans les interstices du silence, “entre les braises de ce qui fut dit”. De même que l’argile des pierres et de ces statues qui veillent sur le passé et sur l’avenir, “sur l’instruction de la main tournée vers le rêve et l’usage du rêve”, car toutes les vies sont dans la vie et tout est animé par les espaces du vivant. Tout vit ici dans l’espace des mots et des rythmes.

  C’est à travers ces” tamis “ des mots et de la mise en scène des mots ainsi qu’à travers les “miroirs” – “bon chemin pour partir à la rencontre de l’inconnu” - que passent ces forces déjà évoquées. Et dans ces passages à travers toutes ces épaisseurs ouvertes, celui où “la souffrance avance à travers l’amour”. C’est ce témoignage que J.C Becerra , dans la traduction si fluide de Bruno Grégoire et de J.F Hatchondo, révèle dans  Parole obscure. Dans ce même mouvement de l’écriture, le poète laisse passer le fantôme de sa mère à laquelle il parle comme à un vivant ,  “là où tu ne me connais pas”, comme la marque d’un monde enfoui et inconnu, “ toi qui vas et viens dans tes lieux vides”, la maison habitée et en même temps abandonnée où se révèlent toute la puissance de la présence du réel  et des indices d’un autre monde , ce “portrait me regarde d’où tu n’es pas”, comme une protestation de l’amour et des hallucinations qui le traversent., “…en moi quelque chose de toi qu’on devrait combler de fleurs”, peut-être pour réparer cet abîme et combler les vides qui laissent passer les songes., “et la main que tu m’as laissée comme / une adoption des ombres"

                                                                                                                                                                                        Bernard Demandre

TEXTES

Aujourd’hui il pleut, c’est ta première pluie, l’abîme défait son visage. Choses tombées pour rien. Hésitations, pas pressés, bousculades, craquement de meubles qui changent de place, colliers soudain rompus ; tout appartient à ce bruit têtu de la pluie.

Aujourd’hui il pleut pour rien, pour ne rien dire du tout.

Aujourd’hui il pleut, et la pluie nous a fait rentrer à la maison, sauf toi.

Quelque chose s’est rompu quelque part. Il y a quelque part un terrible déréglement et quelqu’un a envoyé chercher d’étranges artisans pour y remédier. Ainsi résonne la pluie sur les tuiles. Des charpentiers inconnus martèlent implacables.

Que couvrent-ils ? Qui protègent-ils ?

Et comme elle accomplit bien sa tâche, la pluie, comme elle est efficace !  [ Parole obscure – extrait]

Au fond du soir il y a ma mère morte.

La pluie chante à la fenêtre comme une étrangère qui pense avec tristesse

À son pays lointain {…) 

Cette nuit je te sens appuyée à la lumière de ma lampe, je te sens accoudée sur mon coeur ;

Un léger tremblement du côté de la nuit,

Un silence conduit sans effort jusqu’au réveil des lèvres.

Je sens tes yeux fermés faire partie de cette lumière ;

Je sais que tu ne dors pas comme ne dorment pas ceux qui se sont perdus en mer,

Ceux qui se retrouvent couchés dans une clairière de la forêt la plus profonde

Sans chercher l’étoile polaire.

Cette nuit il y a quelque chose de toi sans moi ici même,

Et tes mains sont ouvertes là où tu ne me connais pas. (Parole obscure)

(…) Mais tout est figé,

tout est figé entre l’haleine forte du marécage

et les têtes de pierre des hommes et des dieux abandonnés.

Mais rien n’est figé,

Tout se faufile entre l’haleine forte du marécage

Et les têtes de pierre des hommes et des dieux abandonnés.

Cité démantelée par la jungle ;

Le serpent cernant de près sa ration de mort nocturne,

Le pas du jaguar sur les feuilles mortes,

Le craquement, le frisson, l’animal taché par la mort,

L’angoisse du singe dont le cri se pétrifie dans notre coeur

Comme une statue trouble qui n’aura jamais plus à nous abandonner. (La Venta extrait)

Voyez les têtes de pierre sous la pluie

ou sous la hache étincelante du soleil comme un bourreau drapé d’or.

Voyez les visages de pierre dans le campement de la nuit

dans la décomposition de la gloire, dans la solitude de la première question et dans son retour après la seconde.

Voyez les têtes de pierre

des masques dissimulant leur clef divine, leur organisme raccourci par le silence.

Voyez les visages de pierre unis à la bouche impie du marécage. (La Venta – extrait)

Ce qui durcit l’arbre c’est l’air resté dans les branches,

les restes du mouvement des ailes de l’oiseau et la chaleur que consentent à midi les nuages,

la main de l’été plongée dans les feuilles comme le corps

d’un animal qui habite soyeusement la cime de l’arbre (…)

A la manière de ceux

qui veillent  sur la mer en se dénudant, ils ont rencontré sur le métal impossible de ces réverbérations le voyage,

parce qu’en chacun de leurs corps on pouvait observer cet éclairage grâce auquel toute caresse

compose une matière de désir et cette lumière allumée appartient

à cette forme où le corps se clarifie, divinisation instantanée, vitesse du dieu dans le craquement de la branche.

Ainsi le sang est l’imagination dont se prévaut le désir pour que cet homme et cette femme prennent place au sein de leur propre allégorie. ( La Venta – extrait)

Voici les visages déjà réveillés. Voici la tâche

De secouer l’eau dans le tamis qui ne laisse passer que les statues

Lesdites statues s’écoulant entre les corps restés dans la trame du tamis

Les voici donc, passant comme si elles avaient une existence propre

(l’existence propre désigne le corps resté dans le tamis)

Passant par le vase et par la table, passant  par la cendre de la cigarette et par la fenêtre et par l’arbre qui, de l’autre côté, prend la lumière pour un nuage de pacotille.

Passe encore la lumière, passe encore la feuille d’un visage,

suivent leur cours les statues à travers le tamis où les eaux coulent en s’égouttant des corps absents. (La Venta  extrait)

L’imagination n’est pas toujours le miroir le plus recommandable pour se regarder,

Pour rallier l’autre rive,

Et être en même temps à l’endroit que nous nous sommes fixés,

Et au rendez-vous ponctuel avec notre propre regard.

Nous installer là comme pour apprendre un nouveau langage, une conversation galante avec les eaux du fleuve,

guettant distraitement le moment où bondit la gazelle en assombrissant l'enfance,

ou le bond pour s'échapper à temps, nous jeter dans la barque

qui déjà s'éloignait du quai.

Le miroir n'est pas toujours l'imagination,

mais c'est un bon chemin pour partir à la rencontre de l'inconnu,

c'est -à-dire un chemin gouverné par le bond intempestif de la gazelle, qui à nouveau disparaît dans les broussailles.

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