«Je suis un cut-up vivant
Prolongeant cette remarque, le cut-up n’est pas seulement une technique d’écriture et de composition, c’est aussi une manière d’appréhender le monde, d’y vivre et parfois d’y succomber. La dislocation de l’écriture est comme le témoignage ou l’écho de la dislocation du monde et de ses dérives, principalement ici celle des villes, dont elle est la vision : « Il y a des bribes, des éclatements, des associations, des sons, des images, des notations, quelquefois une succession de visions qui se superposent ou s’annulent… c’est tout … ».
Ce qui était l’apanage de la littérature – monde plus ou moins ordonné, voire policé, où la logique ne faisait pas toujours défaut et son écriture, une organisation rationnelle justifiant le monde tel qu’il est – l’écriture de Claude Pélieu semble jeter sur la page des mots volés en éclats, désintégrant la grammaire, procédant principalement par juxtapositions, énumérations, aboutissant à des catalogues d’images, séries de propositions sans liens manifestes, accumulations de délires verbaux dont le texte réalisé tient lieu de ciment, comme serait une poésie du chaos, dans un monde à feu et à sang : « Le monde / vole en éclats / éblouissements / vertiges, spontanéité / J’écris en crachant / la sueur des mots, / à perdre haleine ». Violences verbales que le texte permet d’éructer et dont la lecture à voix haute vérifie la violence du souffle nécessaire à son expression et l’épuisement physique qui en découle. Il y a un halètement du texte comme il y a un viol des mots et des sens, capable de déchirer la bouche qui les façonne. Formes du cri longuement ululé face à notre monde où le capitalisme triomphant ne donne plus à voir que cet écartèlement, dont l’art contemporain ne cesse de témoigner, à l’image des poupées déchirées de Belmer, par exemple : « comme discontinuité et dissociation …/ comme l’éternelle poussière blindée de silence … / comme le capitalisme moderne /comme l’industrie kulturelle … / comme le discours sans dialogue des mass média / comme l’artiste mutilé refoulé … /comme ici on oublie toute raison langage univers … ».Dans ce monde où le poète tente d’en représenter l’âpreté et de ne considérer, en fin de compte, que les pourrissements à l’œuvre dans « l’infernale hypnose télévisée ». TERREUR SUR TOUTE LA TERRE où passent sans transitions tous les déchets d’un monde désorganisé et où « personne n’a plus la possibilité de raconter une histoire », en témoignage des combats de ses amis poètes américains de la Beat Generation qu’il a connus, fréquentés et traduits : « j’ai vu le vent …Et les lettres de feu que Kaufman jetait au-dessus de Grant Avenue… ». Monde où il n'y aurait plus d’Histoire, arrêtée qu’elle serait par sa propre déliquescence. Vide, haine, mensonges officiels, propagande, poisons administrés comme des potions, convoitises, richesses obscènes, spectacles ressassés jusqu’à la nausée, belles dents patentées, dans la lumière bleue.
Essentiellement urbaine, la poésie de Claude Pélieu est le lieu où il essaie de rassembler les bribes insensées qu’il trouve dans le bruit et la fureur. Il existe pourtant, dans cette œuvre, des plages de silence, des zones préservées, des grèves reposantes où l’écriture prend le temps d’écouter le vent par lequel « tout s’efface ». Où le poète s’arrête ailleurs que dans l’éructation et les crachats et signale tout de même l’importance d’aimer, comme dans les poèmes à Mary. Non comme un retour à l’on ne sait quel lyrisme suranné, désormais impossible et passé à la moulinette de la bêtise organisée : « Télé couleur – le speaker / trop maquillé dévide un flot / de paroles niaises … » qui en est la manifestation la plus visible et la plus intrusive. Des arbres pourtant, des fleurs, des respirations autres passent dans les poèmes de Claude Pélieu, comme des pauses dans le flux énervé des signes : « Allergie à tous / les discours, / messages remués / dans la brume / du soir, et le chat, / endormi sous l’érable, / près de la véranda,/ se transforme en fleur, / ses millers d’yeux / se baignant dans l’univers, / et en silence l’or du temps / brille dans les nuages ». Et, en définitive, « les fleurs chassent la peur ».
Un instant, on pourrait croire à une réconciliation des sens et des choses mais dans une perception quelque peu trompeuse et très passagère , car, pour finir, la tentation du silence est grande, ainsi qu’en témoignent ces textes « Poèmes éparpillés », publiés dans la dernière revue Diérèse et rassemblés par Bruno Sourdin, « vitesse engloutie par le silence » , « Je cherche la Voie, la Paix / ces ponts d’instantanéité et d’éternité ». Aux prises avec un monde devenu insupportable et avec la dislocation de la parole, Claude Pélieu ne cesse de poser cette question, qui est au cœur des préoccupations des poètes contemporains, dans le titre d’un de ses textes : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » , faisant écho à la question de Christian Prigent : « A quoi bon des poètes aujourd’hui ? ». ou même à ceux qui, comme Denis Roche, ont voulu en finir avec la poésie et dont on se souviendra de la mise en pièces.
Rimbaud déjà.
Bernard Demandre
TEXTES
UN DEFI A VOTRE EQUILIBRE PERSONNEL
[...] le monde est à feu et à sang, l'avenir du dollar est compromis, les deux super Etats se livrent une lutte d'influence sans merci, la Chine rouge va basculer dans l'impérialisme, vous êtes assis sur vos culs ... tout le reste est dérisoire ...
Tous nos points de repère se confondent ... le petit écran de télévision ne nous impressionne pas ... Playboy non plus ... nous ne sommes là pour personne ... si vous approchez, les gros revolvers rouges aboient ...
Les "actes graves" que certains nous reprochent ne sont que les astérisques de nos névroses ... d'ailleurs, s'ils continuent à jouer avec le temps et l'espace, ils ne feront pas long feu ... ils finiront au THEATRE DES VARIETES.
Les atrocités commises au Vietnam ne doivent pas nous faire oublier le génocide quotidien, dont sont victimes les zombis de tous les pays ... Tous les fétiches de nos sociétés sont liés à la mort télévisée ...
Je n'ai pas d'histoire à vous raconter ... personne n'a la possibilité de raconter une histoire ...
Il y a des bribes, des éclatements, des associations, des sons, des images, des notations, quelquefois une succession de visions, qui se superposent ou s'annulent ... c'est tout ... au moins ce n'est pas de la littérature, encore moins un fade discours politique ...
Frank la Banane est devenu maoïste ... c'est son droit ...après tout, pourquoi pas ? ... La logique effarante des irréprochables ne tiendra jamais devant une dizaine de zombis, je veux dire "esclaves externes", très conscients de leur sort ... Ils savent qu'ils n'en sortiront pas, ils savent qu'il n'y aura pas de révolution ... Les autres, presque à l'unisson, se prennent au "jeu" ... et ce jeu c'est la fin, c'est-à-dire le romanesque, le cinéma ... [...}
in Actuel n°7, avril 1971 ( L'Arachnoïde, 2003)
JEUX DE MOTS INUTILES
AU COEUR D'UN MONDE HOSTILE A LA POESIE
Le monde
vole en éclats,
éblouissements,
vertiges, spontanéité.
J'écris en crachant
la sueur des mots,
à perdre haleine.
Traversant les paysages
désolés où tout est à créer
& à recréer, j'écris dans les taudis,
dans les palaces, en temps de guerre,
en un temps de paix,, décrivant en direct
un dédale/univers d'angoisses
& de pleurs, enregistrant tout
ce qui se dit, et surtout
ce qui ne se dit pas, alors,
mes ennemis se lèvent,
et assiègent mon Labyrêve.
J'ai photographié
la réalité et je me suis accordé
aux énigmes, puis le rire invisible
du Très Haut me fit plier les genoux,
et le ciel se vida.
in Dust bowl motel poems, Bourgois, 1977 ( L'Arachnoïde, 2003)
GINSBERG ENTRE LE CAUCHEMAR ET L'EBLOUISSEMENT
Ginsberg outre-noir
Ginsberg rêvant ce qu'il voit
Ginsberg au ralenti
Ginsberg cheveux au vent
Ginsberg à Cuba à Prague
Ginsberg à Paris à Moscou à Calcutta
Ginsberg contre les harpies de la Gestapo
Ginsberg et sa religiosité
Ginsberg avec lui-même
Ginsberg présent devant le feu
Ginsberg et sa présence fraternelle
Ginsberg chantant Hare Krishna
Ginsberg Om Om en vrac
Ginsberg insulté par les fascistes
Ginsberg comme il est
Ginsberg comme il n'est pas
Ginsberg avec qui j'ai failli me fâcher
Ginsberg diffamé par les taupes parisiennes
Ginsberg traduit dans toutes les langues
Ginsberg la tête contre les murs
Ginsberg amical courant les rues
Ginsberg donne tout son fric
Ginsberg survole les 5 continents
Ginsberg refoulé par les flics mexicains
Ginsberg fouillé dans le cul
Ginsberg souriant et heureux et malheureux
Ginsberg provoqué par les narcos
Ginsberg si souvent imité
Ginsberg l'esprit est à la parole
Ginsberg tourmenté abattu
Ginsberg oubliant Kaufman
Ginsberg découvrant Kaufman
Ginsberg flamboyant au procès de Burroughs
Ginsberg berçant Corso & Hunke
Ginsberg sous la lune rousse à Big Sur
Ginsberg à Rockland regardant derrière lui [... ]
in Dernière minute électrifiée, Le Soleil Noir, 1969 (L'Arachnoïde, 2003)
QUE DIRE
Que dire un poème n'est jamais fini
Que dire d'une avalanche d'événements
que dire de l'envers de l'endroit du réel
que dire face aux arbrisseaux couverts de neige
Que dire aux baies rouges enrobées de glace
Que dire quand le vent du nord souffle par rafales
Que dire aux moineaux qui attendent en rangs serrés
Que dire aux flocons qui virevoltent dans l'air dur
Que dire à l'araignée des maisons qui tisse sa toile
Que dire captant les râles de ceux qui ont faim froid & peur
Que dire quand des lueurs jaillissent du miroir vide
Que dire dans la jungle de béton de néon de verre & d'acier
Que dire quand tout a été su et désappris
Que dire aux 3 premières minutes de l'Univers
Que dire c'est l'oeuvre & la vie des étoiles
Que dire ébloui par le lourd fracas des vagues
Que dire à l'homme qui va mourir embaumé suffocant
Que dire aux victimes des violences de l'espace & du temps
in La rue est un rêve, Le Castor Astral / Ecrits des Forges, 1999 (L'Arachnoïde, 2003)
HUIT POEMES POUR MARY
1
Les algues blondes
effacent la nuit
sans mémoire.
Les casseurs d'âme
sont à l'affût
dans la lumière
froide et crue.
2
Le vent nous fait signe
Un déluge de vérité
éclaire l'amour,
et le miracle a lieu :
les racines des étoiles
vibrent, s'évaporent,
et le vent
remplit nos yeux
de larmes
[...]
5
Etincelles mobiles
dans tes yeux attelés
aux érables rouges,
aux vagues
qui obligent
la lumière
à brouiller les pistes.
[...]
7
Iris blancs, violettes noires,
hawkeyes & primevères
boivent le lait bleu
qui échoue
sur ces murailles de pluie.
8
L'être prend corps
sur la Grève de Coeur.
Nous sommes au pied du mur, les jours diminuent,
le micro débranché rampe
dans la poussière, et les fleurs
se gorgent de nostalgie,
l'eau du temps se resserre.
in Dust bowl motel poems, Bourgois, 1977 ( L'Arachnoïde, 2003)
REQUIEM POUR 7 ASTRONAUTES
25 miliards d'années,
la vie d'une étoile.
La neige caresse
les nuages aux cinq couleurs.
25 milliards d'années,
le temps s'écoule, l'espace
se dilate, l'énergie devient matière.
25 milliards d'années
et 73 secondes - sur l'écran
tout est vide, 7 astronautes
ont cessé de vivre.
25 milliards d'années
au-delà de quoi rien n'existe.
coeur et intelligence
nous suivent en tous lieux.
25 milliards d'années
pour décrire le génie, la misère
et l'insignifiance de chacun.
25 milliards d'années
pour guider les vagues lointaines
en pilotant de nouvelles lunes.
25 milliards d'années
plus de frontières, les échos de la vie
voyagent à pas de loup.
[...]
25 milliards d'années
et 3 minutes de création,
tout s'éteint pour traduire l'impossible.
[...]
25 milliards d'années pour entendre
la flûte de jade entre les roues
d'arc-en-ciel, 1 minute de silence,
7 chamans disparaissent dans la rivière du ciel.
L'Arachnoïde, 2003
POEMES EPARPILLES
Télé couleur - le speaker
trop maquillé dévide un flot
de paroles niaises - haine,
mépris, mensonge, propagande,
publicité, poison, convoitise,
baratin religieux, avarice,
marchandise-sexe, spectacle,
violence, le rêve illimité
made in U.S.A - village global
infecté par les atomes sociaux,
irradié de bêtise et de mort.
Je cherche la clé de ce puzzle.
Je cherche la Voie, la Paix,
ces ponts d'instantanéité
et d'éternité - je cherche
ce qui est le Bouddha,
l'Anar Souriant du non-faire.
Echo-vision au-dessus
du ciel chargé d'étoiles.
in Diérèse, 2003
LE TEMPS DEBORDE
Assis dans la cuisine
sur la table melons poires pêches
cornichons pain de seigle
deux heures moins le quart
fromages et vin
le temps déborde
je pense à tout à rien
image dans l'image
singulière plurielle
alors perdre son temps
prendre son temps
c'est ainsi que je l'entends
Une pile de lettres et de magazines
alors tout recommencer, renaître
avec le babil des lacs et des rivières
loin de tout invisible soudain l'après-midi
in Diérèse, 2003
REPERES BIOGRAPHIQUES
Poète des ruptures s'il en est, Claude Pélieu est né à Beauchamp en 1934. Publie à 17 ans son premier poème, très inspiré par le surréalisme, rencontre Jacques Prévert, au début des années 50.
Emigre aux Etats Unis en 1963, avec sa femme (américaine) Mary Beach où ils côtoient de nombreux acteurs de la Beat Generation : William Burroughs, Bob kaufman, Allen Ginsberg, Timothy Leary, entre autres, qu'il fait découvrir en France, au Cahier de l'Herne et d'autres travaux dans de nombreuses revues underground sur San francisco. A la fin des années 60, il fréquente l'atelier d'Andy Warhol à New York. Allers-retours avec l'Europe, il publie une bonne vingtaine de livres aux Etats Unis et en France, chez Christian Bourgois.
Il développe la technique particulière du script vite, écriture rapide à la limite de la lucidité.qui lui permet de convoquer des images proches à la fois de l'écriture automatique et des textes cut-up. À partir de la fin des années 1960, son écriture se divise principalement en trois courants : un journal-poème, les poèmes en vers libres, des poèmes à formes courtes inspirés par la poésie japonaise .
Pour lui, ces poésies sont celles des ruptures et des découvertes :
" ... Mots d'ordre soumis à l'arrière-plan de l'orgueil de l'hystérie & de la mort
l'Amérique aux mains des robots et des hyènes du Big Business
l'Europe livide bouffie de nourriture navigue entre fourberie anémie & ébriété
les poètes ignorent les rêves de l'enfance courbent l'échine & se transforment en fonctionnaires & en conférenciers
seuls les nouveaux ménestrels chantent & disent... "
Claude Pélieu est décédé à New York en décembre 2002.
REPERES BIBLIOGRAPHIQUES
Rendez-vous avec le sol, O. Tassard éditeur, Paris 1952 (son premier livre de poèmes)
Cahier de l'Herne n°9, Burroughs, Pélieu, Kaufman. Paris 1967
Ce que dit la bouche d'ombre dans le bronze-étoile d'une tête, suivi de Dernière minute électrifiée, Le Soleil Noir, Paris 1969
Le journal blanc du hasard, Bourgois, Paris 1969
Jukeboxes, 10/18, Paris 1972, Préface d'Allen Ginsberg
Dust Bowl Motel Poems, Bourgois, Paris 1977
Whistling Down The Wire, Cherry Valley Editions, New York, 1977
La rue est un rêve, Ecrits des Forges, Trois Rivières, Canada, 1989, puis en France en 1999, Le Castor Astral/Ecrits des Forges, Paris/Ottawa.
A signaler : l'Anthologie introductive à l'oeuvre de ClaudePélieu, l'Arachnoïde éditeur, 2003
et Poémes éparpillés dans la Revue Diérèse 50, textes inédits rassemblés par Bruno Sourdin, 2010
Nous n'avons pas indiqué ici les éditions de collages.