Essayiste, romancier, poète, Nimrod vit actuellement en France où il enseigne la philosophie (Université d'Amiens). D'origine tchadienne, il a dû fuir devant la guerre et se réfugier en Côte d'Ivoire, avant de venir en France. Il est le rédacteur en chef de la revue Aleth, beth ( art , philosophie, littérature). Il a fondé la revue francophile Agotem, aux éditions Obsidiane.
extrait de Babel, Babylone
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TRISTESSE
Ma sœur ma belle c'est mon âme que tu informes
Cette tendresse quand vient le soir comme une fille
Qui louche la nuit a la couleur de ses yeux
L'air s'est chargé de sa réserve
Les feuilles en tombent
L'automne survient immature
J'ai l'occasion de mesurer la profondeur
L'oiseau chante en mi-bécarre
Ne m'émeus pas davantage j'en perdrais le Nord
3
L'herbe sèche dépasse de temps en temps
L'écrin sensible du temps
Nos murs sont des foins nos murs ont besoin
De fourrage de litière de patience
Le balai d'une très jeune fille a dessiné
Sur la page vierge du jour
Un haut besoin d'espace
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Achevons l'espace avec patience
Achevons-le désobligeamment
Puis avec amour - un zeste de durée
Au fond des yeux au fond des mots
Et l'espace nous regarde juste un brin
Le brin d'herbe qui le fait ciller
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Ils sont beaux ils sont propres ils se sont abandonnés
A la clarté essaim de lune symptôme
C'est comme un besoin de jeune fille
Son portrait sur le mur comme si j'avais faim
Babel, Babylone
de
Nimrod
Obsidiane 2010 "On ne moissonne jamais le poème que sur la rosée." Nimrod
Ecartelé et rassemblé, le double titre du livre de Nimrod -sans parler de l'évidence de la référence biblique - rappelle les tensions internes à son écriture : à la fois tentation du récit et de sa linéarité et régime d'angoisse dans la verticalité de l'ellipse. Cette double manière d'écrire et de vivre dans la langue, Babel la bien nommée, comme lieu d'aventure de la parole, cité du babil infini porté aux nues d'une part et, de l'autre, Babylone, la grande prostituée, ville envahie par tous les détritus, « Tandis que nos rues charriaent charognes chats crevés bouteilles plastiques et pour toujours et pour rien et pour toujours et pour rien ».
Ainsi cette ville qu'on imagine africaine, est rongée par le plastique, où « la laideur est notre pain quotidien, la laideur est du plastique noir, tapis de corbeaux, cortège de corneilles, carcasses de freux sur l'éternité des jours ». Un pays dont le poète se sent dépossédé. Mais, du même mouvement, des instants suspendus d'un bonheur profond : une image entrevue, une soirée tiède, une rencontre, un groupe de jeunes filles, un éclat de beauté...A quoi s'ajoute le désir d'une autre vie, quelque chose non pas de plus grand mais de plus intense : « Dormir enfin avec les fleurs de lis / avec les pourpiers la soie fine / à l'infini », « un diamant bleu », « une eau lustrale ». Deux villes, deux signes mêlés dans le propos poétique., « destin des lieux où ton oreille a place au sein de l'écoute blessée ». Ce pays de l'exil.
Fraîcheur d'une enfance retrouvée pourtant, particulièrement par la pensée de la mère, d'une douceur perdue que la mémoire et les mots rappellent, comme dans un crépuscule, « refuge de la fin du monde » ou dans la contemplation de la neige floconneuse, laiteuse, « à cette profondeur sans tache où les songes / amassent leurs fleurs leurs linges ». Neige mère comme un des lieux de la possibilité du rêve. Ainsi l'antidote à la détresse est la recherche des rapports ténus entre les mots, traces à peine sensibles dans l'intime du verset ou de la laisse en prose comme « ombre annoncée à l'intérieur du verre » et, en même temps, « lune prévisible des grands voyages » comme des reprises d'enfance, « mobile des papillons » au prix du poids de larmes que le poète propose d'enseigner « à quiconque veut remonter le pays du poème ».Il s'agit ici d'une extrême délicatesse de la saisie, sans affectation de préciosité, caillou parfait au détour d'un chemin, dans la conscience toujours en éveil de la parole à peine dite autour de cet objet - et pourquoi pas détritus aussi ? - « rond et frais ».
Et « joie ombreuse » encore dans cette maison « toute verticale », comme des larmes en suspens ou, malgré tout enfin, au bord du désespoir, la puissance d'une herbe face à l'espace et « qui le fait ciller ».
La langue de ce poème témoigne de la double appartenance au monde où nous sommes englués par toutes les scories ou déchets et en même temps au rêve d'une vraie vie dont le poète entrevoit les possibilités : « maisons de peaux d'éléphant : elles sont perforées de murmures ».
Bernard Demandre
Extraits de la bibliographie :
Pierre, poussière, poèmes, Obsidiuane, 1989
Passage à l'infini, poèmes, Obsidiane, 1999
Les jambes d'Alice, roman, Actes Sud 2001
Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, Le temps qu'il fait
Le Départ, récit, Actes Sud, 2005
Le bal des princes, roman, Actes Sud, 2008
L'or des rivières, récits, Actes Sud, 2010