Et quelle énigme un lieu …
Que saisir sinon qui s’échappe,
Que voir sinon qui s’obscurcit,
Que désirer sinon qui meurt,
Sinon qui parle et se déchire ?
Parole proche de moi
Que chercher sinon ton silence,
Quelle lueur sinon profonde
Ta conscience ensevelie,
Parole jetée matérielle
Sur l’origine et la nuit ?
(Du mouvement et de l’immobilité de Douve - Mercure de France 1953 )
On ne présente plus Yves Bonnefoy. On redira seulement que, né à Tours en 1923, il vit à Paris et qu’il est un des plus grands poètes français contemporains. Son œuvre poétique est vaste, mais aussi celle de l’essayiste de la littérature et de l’art, des propos sur la poésie et sur la poétique. Il est aussi un des grands traducteurs de Shakespeare, biographe de Giacometti et successeur de Paul Valéry au Collège de France, de 1981 à 1993, à la chaire d’études comparées de la fonction poétique.
Parler un instant d’Y. Bonnefois, c’est parler d’une langue au plus près des choses du monde, de l’eau, de la neige – la grande neige – du puits, des ronces autour d’un jardin qui est le lieu ou d’une maison qui est le seuil. De si près que le concept qu’évoque un mot se dissoudrait avec la main qu’on plonge dans l’eau pour être l’eau, une seconde aussi fugace que le courant qui la noue.
L’Heure présente - le récent livre de poèmes qu’il publie au Mercure de France en 2011 - est cet instant-là où les mots se dénouent pour exister dans l’éclair.
Là-bas est loin. Toutefois, c’est surtout
Ici et maintenant qui sont inaccessibles,
Plus simple est de rentrer dans l’avenir
Avec, pour tout à l’heure, quelque peu
De ce fruit mûr, par la grâce duquel
Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe. »
( L’heure présente 2011)
L’heure présente
de
Yves Bonnefoy
une lecture
Hic est locus patriae
Le Poème est le lieu véritable où se dit une présence, la présence, en nommant les choses. Cette considération , constante dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, est directement reliée, dans L’heure présente, au temps, au hic et nunc, à l’instant immédiat, à ses réalités. Dans ce livre où alternent des séries de sonnets, puis de proses comme autant d’intermèdes, de retour sur soi jusqu’à cette partie, éponyme du titre, dans laquelle sont posées les questions fondamentales de la présence divine et de sa disparition, des limites tangibles qu’impose la mort ( ce fond d’univers, toujours présent) mais avec l’espérance, tout de même, comme vertu cardinale chez Y. Bonnefoy, du pouvoir des mots de faire naître à l’existence, en nommant, dans ce lieu-là qu’est le poème : « … les mots qui disent le monde… », « …le mot chevêche ou le mot safre ou le mot ciel / Ou le mot espérance… ». Mais les mots, qui dénomment, en même temps effacent ce qu’ils tentent de mettre au jour. Plus exactement « … c’est ne pas savoir que les mots tranchent …», qu’ils transmutent « …toute fleur en idée de fleur …» et ainsi, en lieu et place de la présence, nous retrouvons un réel déchiré, ne laissant à la saveur de l’être que les débris de la « bogue », un concept, face à une amande impénétrable. Il s’agirait peut-être d’approcher les mots avec une espèce de retenue dans la nomination : « Oui, dit-il, je te nomme, hésitation / Qu’a eue ce martinet prenant son vol / Qu’a-t-il vu qui le tint comme suspendu / Un instant dans le cri de tous ces autres ? ». Ou encore permettre des formules de l’approche qui ne sont pas seulement des traits rhétoriques, « presque », « quelque peu » etc. qui introduisent une délicatesse et permettent de laisser s’établir une présence : « Avec, pour l’heure, quelque peu / De ce fruit mûr, par la grâce duquel / Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe ». De là que soudain un éclair jaillisse – les termes de l’orage sont ici récurrents - qui n’est que la surprise des noms et des sons, une révélation fugitive du réel, intimement venant suspendre le courant de la lecture, instant immense dans sa fugacité : « … C’est comme si / De ton errance aux pieds ensanglantés / Tu avais recousu l’irréparable, / Et ta vie enfouit son front sur cette épaule, / Et qu’importe s’il est trop tard et si tu meurs. ». Une définition de la poésie où « rendre les mots à leur grand possible ». et son destin comme théâtral , « le masque que sont les mots de la poésie ». Il y a alors risque d’ images et risque des images : « Non, j’efface cette image / Qui ne sert que le rêve », où les noms ( ceux-là qui font image) sont plus vastes que les pays, entraînant dans des jeux d’ « illusions », de « fumées », de « leurres » certes, mais auxquels le très beau texte intitulé « De grandes ombres » vient redonner présence. « ...ombre, fruit d’ombre que cette pierre elle aussi était devenue … », déjà un autre théâtre, d’autres jeux sur les parois de la caverne ( qui ne sont pas des ombres platoniciennes ! ), comme ceux du feu dans l’âtre, la couleur, la forme, un art qu’Y. Bonnefoy met au jour dans sa passion pour la peinture , images dans leur matérialité directe, donnant à voir au poète qui travaille dans l’invisible et va s’enfoncer « jusqu’au cou dans ces branches, parmi ces ronces… où nous perdons pied, et glissons, poussant des cris » , et désire pourtant se ressaisir et se remettre à parler.
Il reste que nous pouvons répondre à une injonction d’espérance, malgré « l’essoufflement » devant une Présence le plus souvent inaccessible – sinon dans l’éclair - , comme nous y invite Y.Bonnefoy : « Heure présente, ne renonce pas, / Reprends tes mots des mains errantes de la foudre, / Ecoute-les faire du rien parole, / Risque-toi / Dans même la confiance que rien ne prouve. // Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. »
Pour Y. Bonnefoy, il s’agit non seulement de déjouer tous les leurres du langage, telles les images qui font écran à la nuit, mais ceci de particulier qu’on appelle le concept, cette fuite devant le réel, « apaisant d’un douteux savoir l’inquiétude originelle, frappe de vanité cette mélodie la plus sombre de mots qui masquent la mort ». ( Douve, Les tombeaux de Ravenne). Et de poser cette question anti-platonicienne s’il en est : « Y-a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos. » (id) Pour affirmer sa position de penseur et de poète : « Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche. »(Douve, Anti-Platon).
L’OREE DU BOIS
Tu me dis que tu aimes le mot ronce,
Et j’ai là l’occasion de te parler,
Sentant revivre en toi sans que tu le saches
Encore, cette ardeur qui fut toute ma vie.
Mais je ne peux rien te répondre : car les mots
Ont ceci de cruel qu’ils se refusent
A ceux qui les respectent et les aiment
Pour ce qu’ils pourraient être, non ce qu’ils sont.
Et ne me restent donc que des images
Soit, presque, des énigmes, qui feraient
Que se détournerait, triste soudain,
Ton regard qui ne sait que l’évidence.
C’est comme quand il pleut le matin, vois-tu,
Et qu’on va soulever l’étoffe de l’eau
Pour se risquer plus loin que la couleur
Dans l’inconnu des flaques et des ombres. (Ce qui fut sans lumière-Mercure de France 1987)
LE MOT RONCE , DIS-TU
Le mot ronce, dis-tu ? Je me souviens
De ces barques échouées dans le varech
Que traînent les enfants les matins d’été
Avec des cris de joie dans les flaques noires
Car il en est, vois-tu, où demeure la trace
D’un feu qui y brûla à l’avant du monde
- Et sur le bois noirci , où le temps dépose
Le sel qui semble un signe mais s’efface,
Tu aimeras toi aussi l’eau qui brille.
Du feu qui va en mer la flamme est brève,
Mais quand elle s’éteint contre la vague,
Il y a des irisations dans la fumée.
Le mot ronce est semblable à ce bois qui sombre.
La poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,
Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ? (Ce qui fut sans lumière-Mercure de France 1987).
Il s’agit d’être au plus près des choses :
Mais c’est la nuit maintenant, je suis seul,
Les êtres que j’ai connus dans ces années
Parlent là-haut et rient, dans une salle
Dont tombe la lueur sur l’allée ; et je sais
Que les mots que j’ai dits, décidant parfois
De ma vie, sont ce sol, cette terre noire
Autour de moi le dédale, infini
D’autres menus jardins avec leurs serres
Défaites, leurs tuyaux sur des plates bandes
Derrière des barrières, leurs appentis
Où des meubles cassés, des portraits sans cadre,
Des brocs, et parfois des miroirs comme à l’aguet
Sous des bâches, prêts à s’ouvrir aux feux qui passent,
Furent aussi, hors du temps, ma première
Conscience de ce monde où l’on va seul. ( Ce qui fut sans lumière)
Ce sont des lieux où passent des énigmes et posent les questions à notre conscience et à notre langue :
« Qui parle là , si près de nous bien qu’invisible ?
Qui marche là, dans l’éblouissement mais sans visage ?
Ainsi venaient les dieux, jadis, à des enfants
Qui jettent des cailloux sur l’eau, quand la nuit tombe ». (Ce qui fut sans lumière)
De natura rerum
Lucrèce le savait :
Ouvre le coffre,
Tu verras, il est plein de neige
Qui tourbillonne.
Et parfois deux flocons
Se rencontrent, s’unissent,
Ou bien l’un se détourne, gracieusement
Dans son peu de mort.
D’où vient qu’il fasse clair
Dans quelques mots
Quand l’un n’est que la nuit,
L’autre, qu’un rêve ?
D’où viennent ces deux ombres
Qui vont, riant,
Et l’une emmitouflée
D’une laine rouge ? (Ce qui fut sans lumière)
La poésie est ce lieu de l’ouverture et de tous les possibles , au plus près du réel, dans la présence du monde :
« Tu as vaincu, d’un début de musique,
La forme qui se clôt dans toute vie .
Tu écoutes le bruit d’abeilles des choses claires,
Son gonflement parfois, cet absolu
Qui vibre dans le pré parmi les ombres,
Et tu les laisses vivre en toi, et tu t’allèges
De n’être plus ainsi hâte ni peur. » (Ce qui fut sans lumière)
« Dans un monde qui nous contraint de n’entrevoir les autres êtres et les choses qu’au travers d’un réseau de représentations abstraites, ce qui interdit le plein des rapports, il n’y a de salut que dans un emploi des mots qui les délivre de ces charges conceptuelles : ce que tente précisément la poésie… »
« …ouvrir nos yeux sur ce qui est … »
« Un poète peut bien éprouver de l’intérêt pour une pensée de philosophe, mais il a à comprendre que celle-ci ne parle que du dehors de l’acte qu’il doit, lui, tenter, de l’intérieur, d’accomplir. » (Propos recueillis par Laurent Lemire, interview d’Y. Bonnefoy )
le lieu où confiance et espérance demeurent :
« Heure présente, ne renonce pas,
Reprends tes mots des mains errantes de la foudre,
Ecoute-les faire du rien parole,
Risque-toi
Dans la même confiance que rien ne prouve,
Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. » ( L’heure présente – Mercure de France 2011)
Eléments succints de bibliographie :
POESIE
Du mouvement et de l'immobilité de Douve - Mercure de France - 1953
Hier régnant désert - Mercure de France - 1958
Ce qui fut sans lumière - Mercure de France - 1987
Début et fin de la neige - Mercure de France - 1991
La vie errante - Mercure de France - 1993
Les planches courbes - Mercure de France - 2001
Le coeur-espace 1945, 1961 - Farrago - 2001
Raturer outre - Galilée - 2010
L'heure présente - Mercure de France - 2011
etc.
PROSE
L'improbable - mercure de France - 1959
Arthur Rimbaud - Le Seuil - 1961
Le nuage rouge - Mercure de France - 1977
Entretiens sur la poésie - Mercure de France - 1981
La vérité de parole - Mercure de France - 1988
Alberto giacometti -, biographie d'une oauvre - Flammarion - 1991
Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats - Mercure de France - 1998
Baudelaire : la tentation de l'oubli -BNF - 2000
etc.
La stratégie de l'énigme - galilée - 2006
Le siècle ou la parole a été victime - Mercure de France - 2010
Traducteur, entre autres auteurs, de Shakespeare, Pétrarque, John Donne, Leopardi, Keats, Yeats ...
Edition du dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique - Flammarion - 1981