A l'occasion de la sortie de son dernier livre de poèmes : Profonds Pays, aux éditions Obsidiane, il est intéressant de rappeler des éléments de la vie et l'importance de l'œuvre que Frédéric Jacques Temple a conduites jusqu'ici, témoin de cette génération qui a vécu la dernière guerre mondiale. C'est la participation à ces événements qui selon lui est à l'orignine de son engagement dans l'écriture.
Né à Montpellier en 1921, il passe son enfance et ses années de collège dans le Sud et, très tôt, il est passionné par les écrivains de l'aventure et des grands espaces. Ce sera l'amorce d'une activité qu'il exercera plus tard dans ses traductions d'auteurs américains. En 1942 il publie ses premiers poèmes. Agé de 22 ans, il participe de 1943 à 1945 à la campagne d'Italie et au débarquement de Provence. En 1947, on le retrouve journaliste au Maroc qui est également l'époque du début de sa correspondance avec Henri Miller. En 1948 il travaille à la Radio Régionale et se lie d'amitié avec Joseph Delteil et Blaise Cendrars. En 1954, il est nommé directeur régional de la Radiodiffusion Française, poste qu'il occupera jusqu'en 1984. En 1960, un voyage aux Etats Unis, dont le Nouveau Mexique où il est adopté par une famille d'indiens Pueblos de Taos.
Les relations avec les peintres est une des constantes de sa vie. Il collabore avec eux et certains de ses livres sont illustrés, par exemple, par René Derouin, Alain Clément ou Pierre Soulages.
Profonds Pays
de Frédéric Jacques Temple
Obsidiane - 2011
Un jour nous partirions
en quête d'un territoire
où n'entendre que la rumeur
du monde en transparence ...
Ce nouveau livre de Frédéric Jacques Temple, Profonds pays , renvoie à cette traque, centrale dans son œuvre, de la vie dans son infinie diversité : jouissance dans les mots et jouissance du vivre où, tous les sens en éveil, « la chanterelle » vient éclater en ses jaunes dorés sous le couvert des bois et chante. Et c'est d'abord dans ces profondeurs-là qu'a lieu une espèce d'alchimie entre l'éclat d'une lumière et la musique : « Coule, roucoule la rivière / musique à l'infini / dans les blondes saulaies / de l'enfance / où dansent les agrions ». La puissance du vivant est telle qu'une herbe est capable, venue de lointains dessous, de « percer le macadam », et où le « sanglier » se signale comme l'emblème d'une puissance brutale mais allègre , « hirsute boutoir hostile » à laquelle , non moins brutalement, mettra fin le chasseur. Ce sont là, par le biais des blasons d'animaux et de fleurs, que s'élabore la quête profonde et la pensée poétique à l'affût, « pipeau du petit duc » ou « folle avoine », comme « un miel sauvage / au secret / dans les arbres creux ». Présences indéniables dans l'évidence soudaine des choses. Ces pays-là sont d'abord et de toute nécessité intimes. Des musiques et des chairs de mots.
Jamais cependant Frédéric Jacques Temple n'est tombé dans ce qui pourrait apparaître comme des mièvreries ou des beautés béates. Car ces pays qui sont aussi des géographies nous signalent encore et du même mouvement, - à travers des villes de mémoire : Marrakech, Saint-Pétersbourg ou Venise, Aix-en - Provence, Aigues-Mortes, Delphes...- la beauté et le drame, « où triomhe la puanteur humaine », « en route vers la mort », mais en même temps l'espoir légué par ces frères voyants que sont leurs peintres, leurs architectes et leurs écrivains : Blaise Cendrars, Longfellow, Alexandre Block, Pouchkine, Carpaccio, Le Tintoret, Tchaïkovski ou Scriabine... Gardiens du temps et de la mémoire « où glissent les gondoles / d'amour et de mort ». Double nature des choses à l'instar de ces autres vivants qui ondoient dans les textes de Frédéric Jacques Temple, la Truite « claire obscure », comme emblème de l'ombre, de la lumière et de leurs mouvements dans des eaux qui, pour le poète, sont des gardiennes de la mémoire et des forces de l'inconscient, « dans les longues herbes rouges / ondulant / au fond des remous du rêve ». Et le Serpent ainsi que les termes qui lui sont associés comme « la rivière serpentine » ou la Couleuvre, « profonde mémoire », qui établissent des passages entre les poèmes et signalent les circulations intimes « dans les épais lacis / de l'inconscience ».
Ces pays de chasse et de réminiscences sont autant de scènes d'une campagne aride mais craquante, « à travers prés friches lavognes » , paysages du Sud souvent témoignant de la double appartenance du vivant où « Tintait pour moi la même cloche / qu'au morne jour de son glas », mais « parsemé de corneilles ou d'un été de blé roux / dans les coquelicots en fanfare ». Toujours allant puiser loin dans les promesses d'une langue qui est doublement une mémoire et un avenir : termes rares - daihles, agrions, marsaults, onglons, lavognes, vergnes et cardabelles ... - et sans doute anciens qui laissent aux paysages et à la langue la part nécessaire à leurs mystères, à l'instar des territoires d'Henri Michaux. A travers aussi probablement ces enclaves à l'intérieur des textes que constituent des esquisses de vie et des concentrés de rêve, à la manière des haïkus, paysages légers, brumes, scènes de genre, comme des condensations de l'univers intime du poète et de sa langue, « Solitaire une barque d'encre / image immobile / émerge du crachin », toute d'odeurs et d'exotisme, « Au jardin / pesantes dans le soleil / les lanternes laquées / des grenadiers » et la femme célébrée à demi mot dans son « double visage», « femme dans l'ombre / de la lune / son miroir ».
La Truite en effet n'est jamais entièrement visible, malgré les transparences et compte tenu des eaux, car du fond du noir, « avers et revers », angoisse et jouissance, ces deux visages du soleil annoncent les voies d'une promesse, d'un oiseau, autre vivant chargé de sens dans la poésie de F.J. Temple et qu'un pipeau fera chanter, « ... je te porte en moi / comme une promesse / qui m'étreint en silence ».
Bernard Demandre
Textes extraits de Profonds Pays :
PARAGES
Nous sommes de cette terre
dans la douce respiration
sans relâche
de la mer
les embruns
nourrissent le thym
nous vivons
dans le chant solaire
de ces lumineux parages
lourds de fragrance
et de sel
SOUS LES BRANCHES
Coule, roucoule la rivière
musique à l'infini
dans les blondes saulaies
de l'enfance
où dansent les agrions
L'yeuse crépue
le rouvre altier
règnent dans le soleil
et les marsaults
vacillent
au vent d'orage
A l'ombre pâle des fayards
écorce de cendre
lourdes faînes rousses
dans la moiteur des mousses
et des brandes
apparaît la chanterelle
SANGLIER
Dans le fracas des bois brisés
borborygmes grognements
râpe des durs onglons
sur les ravines caillouteuses
il surgit groin ravageur
hirsute boutoir hostile
ses petits yeux furtifs
perçant l'ombre des halliers
Sa fauve odeur fécale
épouse l'aigre suint
le sperme l'urine sauvage
sur les mortes broussailles
Ecaillé de boue rugueuse
d'écorce de paille sèche
il défonce les ronciers
et s'effondre foudroyé
Il gît dans le poids du silence
sous l'inefficace toison
au comble de sa porchaison
pour nos blandices
LA TRUITE
A Joël Bastard
Mon regard des vieux jours
se coule
dans la rivière serpentine
qui s'enfuit vif-argent
du même antique pont
où mon oncle lançait
et relançait sa ligne
pour cajoler la truite
claire obscure
qui depuis toujours le narguait
Las d'une si vaine attente
son espoir lentement se perdait
dans les longues herbes rouges
ondulant
au fond des remous du rêve
Au même soleil dansent
d'éternels éphémères
et les agrions en amour
sr les tièdes rochers velus
AIGUES-MORTES
A Roland Pécout
Enceinte militaire
au cœur des salicornes
étrangère par acte régalien
aux hommes des paluds
nés d'Oc fleuris de sel
qui parlaient aux dauphins
Elle a surgi hostile aux roselières
qui font l'amour avec le vent
elle a surgi pour la vaine croisade
dans les cris d'alarme des oiseaux
Emblème à jamais funéraire
des terres aliénées
D'UNE PEINTURE
A Alain Clément
Dans le verger de la connaissance
l'oiseau triste du paradis
lance des trilles
Les amants réveillés
vibrent d'angoisse
et de jouissance
Dieu se repent-il
là-haut
de ses images ?
L'homme affûte un roseau
pour étonner l'oiseau
alors le serpent danse
sur cette mélodie
qui nargue la nature
UTOPIE
Un jour nous partirions
en quête d'un territoire
où n'entendre que la rumeur
du monde en transparence
sourdine des âges pétrifiés
Dans les ruines d'un monastère
nous chanterions les hymnes
d'un trentain pour tous les morts
des terribles batailles
en caressant du doigt les orles
des beaux chapiteaux vaincus
Eléments de bibliographie : extraits
Poésie
- Anthologie personnelle, poèmes 1945-1985, Actes Sud, 1989, réédition 2004. Prix Valery Larbaud 1990.
- À l'ombre du figuier, poèmes, gouaches d'Alain Clément, Fata Morgana 2003.
- Ode à Saint-Petersbourg, avec une sérigraphie originale de Pierre Soulages, Trames, 2005.
- Phares, balises & feux brefs, Proverbe, 2005.
- Un émoi sans frontières, avec des gravures de René Derouin,
Le lézard amoureux, 2006.
Proses
- Les Eaux mortes, roman, Albin Michel, 1975 ; Actes Sud Babel, 1996. Prix de l'Académie Française, sélection Goncourt.
- Un Cimetière indien, roman, Albin Michel, 1981 ; Actes Sud Babel, 1996. Prix de la Société des Gens de Lettres,
Prix des critiques littéraires.
- L'Enclos, roman,Actes Sud, 1992 ;
Actes Sud Babel 2005. Prix de l'Académie de Bretagne.
- La Route de San Romano, roman, Actes Sud, 1996.
- Le Chant des limules, récit, Actes Sud, 2003. Grand Prix de Printemps de la Société des Gens de Lettres.
- Henry Miller, biographie, collection Classiques du XXe siècle, Èditions Universitaires, 1965 ; Régine Deforges, 1977 ;
La Manufacture, 1986 ; Buchet/Chastel, 2004.
Traductions
- Les Psaumes de la Création des Indiens Navahos, Robert Morel,1963, L'Arbre 1998.- Le Temps des Assassins, essai sur Rimbaud d'Henry Miller, P.J. Oswald, 1970 ; 10/18, 1984 ; Denoël, 2000.
- Malinche, récit de Haniel Long, P.J. Oswald, 1970 ; Jacques Brémond, 1996.
- Un Faust irlandais, drame de Lawrence Durrell, Gallimard, 1974. Poèmes du Wessex, de Thomas Hardy, collection Orphée, La Différence, 1990.
- Henri Michaux, essai de Lawrence Durrell, Fata Morgana, 1990.
- La Risée du Temps, poèmes de Thomas Hardy, collection Orphée, La Différence, 1993.
- Le Navire de Mort, poèmes de D.H. Lawrence, collection Orphée, La Différence, 1993.
- Lettres à Emil, d'Henry Miller, Christian Bourgois, 1995 ; 10/18, 1999. Correspondance Lawrence Durrell/Henry Miller, Buchet/Chastel, 2004.
- La Toile et le Dragon (Hommage à Carpaccio), poèmes de Rino Cortiana, L'Arbre, 2004.