Il passe quinze ans en prison où il écrit The Cherry Pickers, qui fustige la colonisation australienne. Il dénonce l'agression de la culture aborigène par les colons. Il refuse le prix de Littérature des droits de l'homme. Il fait cohabiter les mythes et rituels ancestraux avec la violence familiale, sociale, politique. Il rédige Living Black et Inside Black Australia, véritables manifestes des tribus d'Australie. Il reçoit en 1977 le prix du National Book Council.
LE VERSANT NOIR (The Blackside )
de
Kevin Gilbert
traduit de l’anglais par Marie-Christine Masset
Le Castor astral - 2017
Il portait un drapeau rouge sur le coeur
Poètes en cette ère de paix occidentale où nous sommes – même si paix relative car, pour paraphraser des vers de Pablo Neruda, : “venez voir les enfants dans les rues. Venez voir les enfants dans les rues.” - , le malheur est pourtant largement répandu. Pour nous, le versant noir est presque invisible ou caché sous les mots, tandis que, dans cette oeuvre, Kevin Gilbert, un des grands poètes aborigènes, permet à tous, hommes, femmes, enfants, arbres tordus et sable, nature découverte jusqu’à l’os, de témoigner de leur misère. De leur colère. Restes de ce qui fut – et persiste à être sous d’autres formes : ingéniérie sociale et eugénisme – un immense génocide, comme pour effacer toute trace d’antériorité.
Mais comment s’introduire dans un poème militant au risque d’être importun ou peu crédible, et d’un même mouvement faire émerger des ressources et des mystères de la poésie ? Et comment, lecteurs tranquilles, pourrions nous participer à cet immense cri de révolte ? Comment affirmer hurlements et protestations – mais pas seulement, car le poète dans de nombreux vers nous entraîne ici ou là dans ce qui est encore plus grand que le cri, où le monde ne se résume pas à quelques arpents de terre, de poussière et de sang mais où il est possible de converser avec les étoiles, “… ce chef-d’oeuvre de pays “ et “… ses traits d’amour profond”, “ fierté forte et humble / d’être du Versant noir”. Avec cette poésie, nous connaissons plus intimement “ Le sol les roches et les arbres / Les âmes de mon peuple sont ici / Les oiseaux et les nuages et la brise / Le soleil et la lune et les étoiles”. Il est nécessaire d’écrire ce monde pour voir au-delà de nos yeux.
Grandeur et émerveillements foulés aux pieds, Crucifixion en rose, pour reprendre un titre de Jean Genet. Ici, le malheur et la souffrance ne s’écrivent pas en mots abstraits et convenus comme chez certains de nos philosophes, mais à travers des gestes, un couteau, un animal – ou un homme – qu’on chasse, un autre qu’on égorge, ou Eleena à jamais perdue, devenue “une esclave noire à la station d’élévage / Loin du chemin”, vies de l’ardente souffrance, “Avec la sueur du cheval / toute la journée dans l’entrejambe”. Ce pays-là et ces hommes-là continuent de frémir, malgré parfois les passages de la résignation, il s’agit ici de “toucher à mort le coeur et l’âme / du visage blanc “. La poésie alors n’est plus un colifichet mais fait ardemment partie de la vie, pas un jeu, pas une médaille au revers d’une veste mais où l’on bannit les jeux “tant que souffre la liberté”.
Dans ce monde, aucune assurance de paix même si elle est revendiquée et tant que ces hommes , témoins d’époques anciennes, sont là pour alerter sur notre humanité, comme sur cette photo ( Srinagar-Cachemire – 1948 ) de Cartier-Bresson où des femmes lourdement plissées à l’antique, invoquant le soleil ou quelque divinité ou une imprécation à la douleur, en rapport avec les couleurs terreuses, comme si elles émanaient de la glaise, à l’instar de l’homme du bush issu des paysages rouges, dans la fureur d”un apartheid sauvage, pierres sans concession à une quelconque joliesse, car ici le Beau est l’autre versant du cri.
” Je suis l’arbre / la terre dure affamée / la corneille et l’aigle / le soleil la lune et la mer …”.
Sans doute réconciliation irrémédiable, “le cavalier de la police montée a tranché sa gorge noire quand elle suppliait grâce” et parce que dans ce pays “tous les autres choix sont rendus impossibles / il me reste une dernière chose à faire …
pas vrai ? “.
Il n’y a pour l’instant traduit en français que ce livre si puissant et ce n’est pas peu, car dans le bush comme à Paris, l’homme puise sa force dans sa colère, le jour où “ les stylos deviendront des épées”.
Bernard Demandre
" Peut-être ces poèmes vous montreront-ils notre vrai visage, et peut-être lieront-ils notre humanité à la vôtre. "
Kevin Gilbert
TEXTES [ extraits ]
M’AN
Quinze chiens rôdaient
aboiement impressionnant
le poil hirsute et touffu
les os saillants
ils parlaient du manque
et de l’époque d’une plus grande disette
dans leur vieux pays
pourtant toujours fidèles
comme pour dire
il y a plus que la nourriture
qui nous fait rester
une saveur que nous percevons et connaissons
pour faire briller chacun de nos poils
avec l’amour de ceux qui sont en nous
et traversant
le rideau en grosse toile de la porte
j’ai tressailli de surprise
j’ai vu une femme allongée sur un lit
aux pieds fabriqués avec des caisses d’emballage
morte – elle n’a jamais fait bouger
le drap jaune [ … ]
Élégie pour Hugh Ridgeway de Purfleet
Un fragment de temps s’est posé
Les oiseaux du bush se sont calmés
En silence quand la brise soupirait
Et pleurait : “ Rejoins ton grand Dieu, Homme noir
Tu leur as laissé derrière toi de la lumière.”
Je l’ai vu avec ( c’était un homme bon )
Un monde de colère dans la poitrine
Je l’ai vu dans les défilés
Marcher avec des hommes
Pour mettre l’injustice à l’épreuve
Il était venu sur la pelouse de Canberra
Où flotte toujours notre drapeau du Pays Noir
Pour suivre son chemin
Il devait être un patriote
Son plus grand dessein était le pays
Le Pays, l’espoir et la vie pour la tribu
Il portait un drapeau rouge sur le coeur
Qui stoppaient les diatribes hypocrites […]
LA LOI
Quand le soleil déclinait doucement
j’ai rassemblé mes flèches
et brandi haut mon woomera
je savais que je devais voyager
- oui il le fallait
sinon ici dans la douceur de l’aube
je mourrais
les chasseurs envoyés à ma poursuite
à travers les ruisseaux et la vallée
ont jour et nuit suivi mes traces
et maintenant ici dans la douceur de l’aube
je sais qu’ils vont se rallier
et m’attraper – alors en tournant
je mourrai ou combattrai
la tribu m’a jugé coupable, la Loi de mes frères
interdit les baisers de la douce Karnjalli
interdit : la jeune fille qui m’a doucement parlé
les scintillements des étoiles et les murmures
et la fraîche brise d’une caresse tendre
embrassant le sable rouge du désert
et moi exilé je mourrai rebelle
pour la félicité d’un amour volé
au nom des lois de mon pays
ils m’ont trouvé à Walho
ce point d’eau dans le désert
douce ambroisie du désert
mes lèvres desséchées enfin baisées
la première flèche a été lancée
et m’a manqué
oh Ba’aime Grand Esprit
oh grâce à toi Ba’aime Grand Esprit
elle m’a manqué
la seconde fut lancée par un vigoureux
jeune homme de la tribu
mon cousin mon frère ! ai-je crié en tombant
mes cousins mes frères ont enlacé mon pauvre corps
la Loi a été accomplie – la terre sera féconde.
DIFFERÉNTES RÉALITÉS
D’une manière ou d’une autre
façonnés
d’argile et de pierres
un peuple à part
un peuple seul
contraint à
changer la loi
pour briser la torture
faire ployer la haine
quand je suis celui que
tu crois primitif
alors que je sais
depuis ma naissance
aimer et vivre
avec tout ce qui est créé
l’argile les animaux
les roches et les arbres
à partir d’eux moi aussi
j’ai été façonné formé par le créateur Dieu
pour apprendre à demeurer.
RENVERSEMENT
Et quand les pluies frappaient
au chaud et en nous serrant
les uns contre les autres
au coeur des grottes
en faisant claquer nos kylles
au rythme de la prière que nous chantions
pour tout ce que la vie nous avait donné
les riches tiges vertes gonflaient
éclataient au printemps
mais désormais nous tremblons grelottons
prisonniers dans des cellules de toile et de tôle
nos points de repère sont laminés
par le fer étranger
l’avidité et la haine sont à présent la règle
où jadis toute vie sacrée
était aimée.
QUESTION ABORIGÈNE
C’est quoi ce que tu veux
Homme blanc ?
Qu’est-ce que tu me veux ?
Tu as pris ma vie
Ma culture
Mes rêves
Tu as pris tout l’amour
Qui était en moi
Tu as pris dans mes reins
Tout mon peuple
Pourquoi persistes-tu ?
Est-ce parce que tu es un enfant
Dont l’impitoyable curiosité est
Tel un doigt fouillant
L’intérieur d’un cocon ?
Pour trouver la chrysalide
Pour trouver
Pour explorer
Pour détruire
Pour apprendre à nouveau
Que rien de plus n’est découvert
Et tel un enfant
Avec toute sa brutalité
Jeter au sol la chrysalide détruite
Et courir insouciant
En mettre une autre en lambeaux
Que cherches-tu ?
Pourquoi me détruis-tu
Homme blanc ?
Pourquoi détruis-tu
Ce que tu ne peux espérer comprendre … ?
ARBRE
Je suis l’arbre
la terre dure affamée
la corneille et l’aigle
le soleil la lune et la mer
je suis l’argile sacrée
qui forme le sol
les herbes les vignes et l’homme
je suis toutes choses créées
je suis toi
et tu n’es rien
mais par moi l’arbre
tu es
et rien ne vient à moi
si ce n’est par cette voie vivante
pour être libre
et tu n’es pourtant rien
car toute création
la terre et Dieu et l’homme
ne sont rien
s’ils ne fusionnent
et ne deviennent l’entité de quelque chose
s’ils ne fusionnent ensemble
dans la conscience de tout
et celle de chaque élément
sacré
vivant
en affinité vraie.