A LA FENETRE J’ECOUTE
D’ Alain Eludut
Tarabuste éditeur - 2011 il faut laisser les fenêtres ouvertes le soir
Il existe comme une difficulté originelle, à l’orée du livre et dès son titre : celle de l’écoute possible des signes du monde et, corollairement, de ne pas laisser se perdre les bribes de sens que nous dispensent à la fois les choses et les mots des choses. Ecoute douloureuse qui façonne le destin du poème.Et , dans cette oreille tendue jusqu’au bord de sa perte, silence et écoute sont organiquement associés. L’autre difficulté étant d’entendre dans les méandres de notre errance « les mots chargés dans les cales ». Car tout semble faire signe ; il s’agit donc d’être tout à fait « attentifs ». Tendu vers cette musique confuse ou « d’autres bruits venus de l’horizon », indistincts ou passages d’ombres, le monde d’Alain Eludut encourt le risque de se perdre de la même manière que tout semble aussi voué à l’échec et que la vie ne soit qu’une autre forme de la vanité. Dans cette « vie illusoire », tout semble nous échapper. Nous ne percevons que des éléments épars dont la voix même du poète paraît transcrire l’éparpillement ou la déroute : moments ténus, débris menus, couleurs entrevues, cri d’un oiseau, les « dernières rougeurs d’un bouleau », en somme tout ce dont nous alertent les sensations comme traces présentes et fugaces, ou celles d’un passé révolu, capable de remonter au corps et cependant actuel, jusqu’à « croiser le dard d’une guêpe » ou les « traces sucrées au fond du palais », il s’agit de reconnaître ces signes qui traversent notre présent, d’être au bord de l’écoute et au bord de sa perte. Dans ce monde où tout glisse vers sa fin et où il n’existe plus que des ombres ou des murmures, il est cependant encore possible d’entendre ces mots du monde, « Comme chaque jour se montre notre corps / habité de voix et d’espaces ». La nature ressemble à un livre où ce qui est perçu - écrit dans le poème - apparaît dans une sorte de bouleversement, où il est nécessaire d’être attentif « au choc des airs et des fleurs » et de « ramasser l’éparpillement des choses confuses » ou ces « parties du monde dispersées dans la rivière ». Un monde incertain de ses traces et soumis aux caprices du vent qui appelle d’autres pays et d’autres ailleurs, bien au-delà des pays connus en suivant l’appel de la lumière ou « les couloirs du vent ».
Objets perçus qui ne sont que manifestations sensibles et conduisent l’écriture d’Alain Eludut à des motifs anthropomorphisés dans lesquels un mot et son « frémissement » en sont des traces indirectes, les « repentirs de l’eau », « la solitude des halliers »… De nombreux éléments de la nature, ici en abondance, révèlent leur fonction métaphorique : les talus, les vagues, les oiseaux, ce Chemin noir, allégorique, des mots plus abstraits comme la « joie », la « confiance », la « menace » ou plus élémentaires comme le « vent » qui, de façon récurrente dans le livre d’Alain Eludut, est un des motifs de la destruction, dessinant tout un ensemble de formes croisées. Un espace tissé de sensations éparses. C’est, dans ces conditions qu’on peut écrire que « le poème devient ce qu’il dit », en une sorte d’extension de la grammaire à une poésie performative, immédiate, dans ce présent de l’être et celui de l’écriture, une « ivresse présente » , malgré les signes de l’incertain, et de la dispersion. Et le vent de la mémoire. Les images et les nombreuses interrogations, comme autant de questions aux mystères, nous entraînent vers une lumière indécise encore mais dont les dessins, effrités et affrontés, semblent définir le rythme du poème, même si toujours – et c’est son allure secrète – il « hésite à l’écoute du monde ».
Bernard Demandre
TEXTES
LA CHUTE DES CORPS (Tarabuste, 2004)
Liens des chants d’obscures langues
qu’on tend mais (les mots
à jamais tus font le plus souffrir)
l’été probable reviendra
et des odeurs nourriront les fenêtres enfin.
La solitude sera blottie
comme la mousse au pied des arbres
anéantit le décor
*
Je serai par le rêve enchaîné
aux oiseaux
au bleu des libellules
qui tendent au-dessus des étangs gonflés de bulles
des écheveaux
– par le rêve planant sur l'histoire
l'azote froid du rêve.
*
Les rondes
On voudrait encore comme les oiseaux qui durent
ardemment franchir la barre des nuages
pour s’élancer dans le surplus de vide
qui nous entoure et nous obsède
mais le temps nous emporte
et la moisson remplit ses fûts de chairs
de planches et d’os aux rondes suspendues.
*
Car même si le bout du ciel nous était offert
comment serions-nous plus humains ? Autour de nous
des bavardages nous emportent, un élément
du songe qu'on ne finit pas de déblayer
comme la neige à nos portes
On voudrait s'entendre dire :
"Venez dimanche, les marches seront dégagées
vous pourrez monter prendre un verre..."
LA VIE PRÉSENTE (Tarabuste, 2007)
On rentre le soir dans nos maisons
à la faveur d'une trêve
quand déjà monte des jardins,
s'échappant des clôtures et des haies,
l'insoutenable tremblement de l'air.
Plus tard, dans l'entrebâillement du jour,
c'est le vague assaut des lampes qu'il faut subir.
Qui peut dire quel ordre nous commande
à la minute où, dépossédés enfin,
les langues nous reviennent aux lèvres ?
*
– Ainsi les bois – ainsi les mers
toutes choses transparentes
brillent au guichet du ciel.
Ainsi la mémoire
limpide elle-aussi dans son trouble
réfléchit l'inquiétude.
Et le ciel qui bascule par-dessus les haies
l'entraîne avec lui, les bras
chargés des plus belles images
(des plus beaux oublis).
A LA FENETRE J’ECOUTE (Tarabuste, 2011)
J’écoute les bruits
A la fenêtre, j’écoute les bruits de la ville où rien jamais n’est prévu mais tout arrive. Combien d’entre nous sont encore à traîner ça et là ? Ah, ces murmures, ces folles idées, toutes ces envies qui nous consument ! Une clameur géante nous recouvre tous, hommes et bêtes mêlés ( alors que nous séparent l’intelligence et le sourire ), mais de la chair et du corps, quelle connaissance avons-nous ? La souffrance et la joie quelques fois nous rassemblent et nous vivons alors des milliers de vies partielles dans un seul corps que peu à peu nous tissons sous une même ombre. (J’écoute les bruits)
Le bruit des signes
Dans le noir, l’écho des choses nous parvient tandis qu’au loin, le rouge au cœur des courants de lumière lentement gagne le fond des fosses. Finalement, tout était dit mais il fallait comprendre la marche sur des signes. De l’ordre, une musique confuse trouve des notes et des marques ponctuent nos routes : je viens d’un monde que je ne connais pas et me dirige vers un autre qui me sera toujours étranger. Je vis entre deux mondes – cette seule idée sufit à m’épouvanter. (J’écoute les bruits)
La gelée de mûres
Couper tous les mûriers serait la solution
pour être enfin débarrassés de ceux qui envahissent.
Mais avons-nous besoin de cela ?
Peut-être serait-il plus sage
de risquer à s’y piquer les doigts
( on ne peut pas combattre les hommes indéfiniment).
Quant à croiser le dard d’une guêpe
la gelée, vers la fin du mois de septembre
aura depuis longtemps calmé la douleur
en laissant des traces sucrées au fond du palais
( peut-être une promesse).(Dans les jardins)
Hécatombe
En cette journée d’automne les dernières feuilles des peupliers sont maintenant blêmes et transparentes à travers la lumière inerte du soleil. Dès lors chacun semble être attiré par un même effacement. Tout devient humble, pudique et se tait. On pense à l’hécatombe qui nous guette, insectes, plantes et hommes, mais nous n’avons pas peur. Le cycle commencé il y a longtemps se termine à présent, les branches n’ont plus l’arrogance de l’été, l’horizon disparaît au fond du paysage et le jardin cède à l’oubli. ( Dans les jardins)
Le long des prairies
Je m’en remets au ciel qui passe
à ses afflux gonflés comme une voile
égarée à jamais
La robe bleue qui s’éternise
à vouloir jouer comme enfants au parc :
un tour encore si c’est possible
le long des prairies entrouvertes.
Au rouge éclair béant
sa voix de cadavre lunaire
oppose larmes et rires
à l’ombre solidaire.
La palpitation du bleu
dont le ventre chaud
à la fois nous émeut
et nous remplit de craintes
quelques plumes s’égarent
autour de nous
quand on veut le saisir
autant dire adieu au soleil.
L’automne sème ses feuilles rousses pareuilles
aux étoiles là-bas qui promettent merveilles. (Hors du paysage)
L’audace
La lumière soulevait des herbes trop hautes
que parfois nos pas ne pouvaient engendrer.
Nous étions prêts pourtant quand il fallait franchir les fossés
déjà les routes se tissaient, des carrefours s’improvisaient.
Pourquoi attendre, l’audace ne nous mesure-t-elle pas ?
Il y a dans la rigueur des marches
cette joie muette à être là présents
sous le cœur palpitant des étoiles
à ramasser l’éparpillement des choses confuses
pour faire des bouquets de ce qui est prêt à habiter. (A propos des fêtes)
Le souffle de la confiance
Les lampes rassurent le parti pris de l’aube
Qu’il faut gager pour toute la journée
la confiance posée au souffle d’un oiseau
On part la tête haute se moquant des nuages
on ne craint pas la pluie ni les arbres qui bruissent
Mais toujours on attend le signe
incertain d’un battement d’ailes
la confiance donnée au départ de l’oiseau. ( La vie brève)
On ne dira rien
Cette aube qui remonte du ventre des morts
le poignard profond du jour
pénètre dans nos cœurs
On ne parlera pas de ce qui nous retient
ni des voix qui nous brûlent.
Nous restons à veiller
l’âme confuse de l’incompréhension
qui nous pousse à marcher, rire et attendre
la nuit, le jour et tous les jours suivants. ( L’envers des corps)
LES ANNÉES PRATIQUES (inédit)
J'oubliais que chavirent les arbres
semblables à nous dans l'impatience du temps.
Mais la paille a recouvert les regards
qui s'embrasent dès le début de l'été.
Pour un peu roulerait en silence
le rouge des coquelicots
sur nos visages ces fragiles indices
comme au maquillage des arbres
l'apostrophe du jour
*
Je me suis arrêté au bord
du monde inaperçu.
À quoi bon continuer
l’été devait tout emporter
les champs, les marches et les amours.
Quelle offrande et à quel dieu faire don ?
Je préfère être au bord
voir le monde
et ses ombres vertes qui me font tant rêver.
*
Toujours je reviens sur mes pas
glissant de flaque en flaque,
de mémoire en mémoire.
Les arbres, dans leur rumeur de branches
partagent les champs, et entre tous
les jachères pour d'autres marches
et d'autres pas à venir que le vent portera
aux cris de la caille et de l'effraie.
L'application de mes retours
marque le pli de l'herbe
et de trous d'eau
en trous de mémoire
le temps est pris au piège.
*
Si je vous disais que des grues ont grimpé dans le paysage
qu'elles bâtissent et dans le vent des papiers tournoient
autour d'oiseaux perdus qui cherchent la sortie.
Les plâtres sèchent encore, mais je bavarde
et vous trouvez que le temps n'en finit pas
de blanchir les saisons. Un rien
suffit pour meubler une vie
et peu d'envies pour paraître vivant.
Ne dites rien, j'attends si peu
(ou est-ce encore de trop) !
L'effondrement du ciel serait une légende.
*
Où vont les coquelicots
les ombrelles et les voiles ?
Les sourires flous disparaissent
comme les robes bleues
sur le rebord de l’été.
Mais comme c’était bon
d’aimer sans expérience
et sans pressentiment.
Il aurait fallu attendre un peu
avant de déborder
freiner la vague
et le roulis du temps.
Ah j’entends bien les compassions
et le pin-pon des ambulances.
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
Publications :
Les années pratiques, (à paraître)
À la fenêtre j’écoute, Éditions Tarabuste, 2011
La vie présente, Éditions Tarabuste, 2007
La chute des corps, Éditions Tarabuste, 2004
Dans les marges, Éditions Caractères, 2000
Publications en revues :
Arpa, Diérèse, Encres Vives, Jointure, Soleil des Loups, Triages, Vagabondages, Verso