… dedans dehors ensemble hors
D’haleine écrivant peu peu espérant
Agrandissement : Illustration 1
Désormais, il s’agit d’avancer « sans voir / à travers textes », construire un univers circonvenant ( ce sont là de premiers pas ! ) la « forteresse des mots », celle qu’on ne pénètrera pas aux premiers gestes. D’abord la traversée d’une histoire de l’œuvre déroulant la parution des livres successifs, de 1969 à 2005, presque une vie entière à essayer sa cohérence ou à produire ses dispersions, à poursuivre les définitions de sa poésie ou à traverser sa vie. Puis, parfois, au détour d’un chemin - acceptation de l’éparpillement -, l’éclatement des couleurs, des sons ( peut-être faudrait-il nuancer le mot lorsque nous parlons de Debussy, «…celui qui fait voir à l’oreille / La lumière en phrases dans les arbres .. »), aux abords d’une nature jaillissante et heureuse, « à travers couleurs, courses / d’enfants dans la sente [?] Leurs bonds de bonheur, et / toucher la laine et / le linge sur le fil qui sèche, et le rouge / des fruits tardifs … ».
Marche qui ne correspond pas aux ordres chronologique et thématique, mais déambulation comme à l’orée du sommeil ou, pour reprendre le titre d’un des livres présentés, « Aller où rien ne parle », au milieu de « phrases brisées », mais avancée jusqu’à la perception du cœur des choses et des mots. Car il s’agit pour ce « lector in poiésis » comme pour le poète dans son élaboration des textes ( mais pour lui davantage combien risquée ) et de « cette chose dans l’oreille », ou du timbre des mots, soit « pour leur beauté intrinsèque » soit pour les rapprochements sonores qui redéfinissent leur sens ( mots / morts, vallées / voyelles, bâton / bâtisse, tant / temps, etc., - un poème de Claude Adelen est un corps sonore, un objet musical - ) d’accompagner le silence ( les silences ) qui préside au fond à la nature des choses comme de la musique. Au choc de l’oreille correspond Le soleil en mémoire, « voies obscures / Où respire un poème, lieu du corps / Devenu œil / oreille ruisselante, / Corps jaillissant de son corps ». Mais dans ces espaces troués du poème, particulièrement dans Intempéries, laissant au souffle sa profondeur ou son déchirement, ou dans les vers de Légendaire, contraints dans les mesures du vers (5/6) ou le rassemblement en strophes mesurées elles aussi (onzains) , organisant des ruptures de vers et de syntaxe, il y a cette reconnaissance d’un principe qu’on croirait absolu : « …la déchirure absolue / Est à l’intérieur de la langue », inquiétude s’il en est de cette langue, angoisse de l’Eurydice de Soleil en mémoire, « …Elle écrivait, déjà elle commençait / A mourir… ». Il apparaît alors des épisodes (ici pourtant rien de narratif ) de ce qu’on croirait du bonheur, dans l’intervalle des respirations ou des étouffements, rythmes heurtés, syncopés, hoquets, peut-être sanglots, poèmes qui ne sont « jamais à l’abri de l’orage » , tout ce qui participe des images élaborant des signes heureux, comme pour « occuper tous les blancs / à marches forcées », dans ce bleu d’Ardèche « une joie fugace / et appel si loin rire au soleil … ». C’est qu’au-delà de l’attente ou de la rupture, ou l’accompagnant, lorsque l’apparition d’un mot est repoussée plus loin dans les vers ou à travers leurs escaliers, ce retard d’être, comme cette peur d’Eurydice d’être au monde, - silences, écarts, refus, - le poème conjugue pourtant « force de joie et moi épars », malgré la crainte d’entrer dans ce qui d’abord n’est pas visible et inaudible, - et cependant d’un même « élan » « repartir » - car ces retenues ou impossibilités d’entendre des chutes aussi ténues, indiciblement présentes et sonores, ouvrent à toutes les beautés et à cette forme particulière de bonheur que provoque la beauté, « toutes sphères ensoleillées du cœur », chutes de poèmes pleines d’oiseaux et les « échos sans fin d’enfance ».
Traverser cette œuvre dense et exigeante, au risque de « rencontrer ce qui ne parle pas », ou à la chance, exige de ce lecteur une connaissance du cri, beauté et malheur, comme une violence en nous, et l’acceptation du sentiment à jamais désolé d’une perte. Claude Adelen, parcourant les époques, leurs expériences de poésie, manifeste sa volonté de toujours repartir, « ces élans où mes yeux / neigèrent, tant de joie ! », peut-être parfois réponses lyriques, sans les errements du « pathos romantique », et bien au-delà des modes, pour qui connaît « la halte » et l’ensemence de désirs, vers « les vallées, / les voyelles lointaines ». Ces corps de silences et de cris, d’une musicalité formée dans la détresse, dans l’alternance des livres ouverts ou fermés, comme cela qu’exprime Eurydice : « Reprendre le chemin qui me ramène / Vers ce lieu de moi-même où tout s’apaise », manifestent une respiration, la forme d’une marche et d’une démarche, celle de Claude Adelen et peut-être de son lecteur qui l’accompagne et s’imagine « …en / tout sens parcourant un / texte infranchissable.. » , si heureusement infranchissable et cependant si frémissant de la vie des mots et de « l’évidence d’un homme, / l’inachevé face / à face avec sa vie ».
Bernard Demandre
TEXTES (fragments )
[…] Comme pourtant tout se noue tout
est sourd
qu’une seule épine suffise
connivence avec la terre
compas
planté dans la poitrine
cœur toujours fixe horizon
désir au secret
dehors déborde
Vivre n’est-ce pas
pourtant toujours
encore
marches forcées se précéder de
peu
Orphée qui se retourne et qui nous perd
cœur
en contrebas
Que transmettre
la mémoire du feu dans la cendre
poème
ce qui
petit à petit
se défait
pour mieux
tenir […]
(Légendaire – Poèmes de la Maison du garde – 1969)
[…]
Naissance temps
à bout
qui a
son désespoir
habité
portes exténuées
automne amer
feuillage froid
aux fenêtres
Lieux vêtements vides
dans la maison sans ses courses claires maison
trop grande
petit tapage
tu
pas
dont dehors se délivre […]
… à ce poème qui déjà de son effacement me sépare,
quel oubli cette langue élabore, nul plus subtil
plus pervers éloignement que les mots plus que
viorne cigüe ellébore, ce pas vénéneux dans le vert
ah la parole parfois tutoie l’absence
dans le merle et le rossignol, sa tombée à lui
son blason d’enfant ses vertiges dans la
tourterelle et le rouge-gorge, à lui
qui ne savait que courir et
m’ouvrir
ses bras à moi, le père tant fermé et las d’étreindre
par cet acte, seul mien, écrire, l’apparence du monde,
en vain, sans fin fut le change au temps donné
en vain mots et rythmes qui m’ouvrent
gorge regard à l’imminence
( Légendaire – Bouche à la terre – 1975 )
pire
L’univers familier,
maison du mois d’août,
une fenêtre d’encre
collines, des roses
enchaînées aux lointains,
des arbres qui gardent
un ruisseau de cailloux.
Signes sombres. Mienne,
cette épreuve : nourrir
d’écarts, de silences
le phrasé du refus.
Contre ensablement,
et sommeil marée basse
d’abandon, réponse
lyrique, la seule, entre
lenteur et délire ?
Edifier une tour,
Antique désordre
D’origine, jaillir ? –
Eros, autre, pour
A quelle cohérence,
Pire, ex, aboutir
(Légendaire – Légendaire – 1977)
Et la douleur, où
est-elle maintenant ?
La semence qu’ont
reçue de tes yeux de
tes mots les saisons ?
Les lieux et corps où tu
vécus et soutins,
à pétrir d’invisible
ta statue de souffle,
Ô cariatide d’air :
Un homme. Et le monde,
que l’inconnu l’emplisse
de bouches perdues
dont fleurissent les nuits
d’été, les maisons,
les lits ensanglantés
de songes … Le vent
là-bas, des peupliers
lourds de pluie, de sourde
profondeur … Noir terrestre
qui profère vie
vertige et dispersion.
(Légendaire – Légendaire – 1977)
1
Vent pluie et nuit je suis ce bris de mots ce rien
Tout de moi tient ici dans le souffle des sons
Dans l’absence de gestes de paroles nuit
Sans bouche silence le vent souffle novembre
D’homme il fait si sombre toute la journée il
A plu il pleut toujours on n’y voit plus déjà
Il n’y a que les yeux cependant qui existent
Mais noir sur noir les nuages roulent muets
Aveugles seuls à voir houle terre remuent
Terreur toute à toutes fenêtres dans la nuit
Dire qu’on est resté penser qu’on n’a pas pris
L’air de toute la journée allant venant de
L’une à l’autre la fenêtre la table dans
Le bruit du dedans pluie nuit et vent écrivant
Ouvrant refermant l’œil de mots livres carnets
Comme si à surgir là toute peur vie trou
De tous désirs dire penser main déserte il
N’est même pas cinq heures il faut allumer
Déjà tout de même la journée est passée.
(Légendaire – Intempéries – 1989)
LA CHAMBRE VERTE
[ …]
Mais elle (une vivante)
n’a jamais songé à elle
La neige tombe
à la fenêtre blanche
elle écrit : je vous aime
ce que je me décide à vous dire
c’est que je vous aime
je sais
qu’il est facile de vivre pour les morts
plus que pour les vivants
Et que pour être aimée de vous
Il me faudrait être morte.
Ce qui est arrivé nous deux
ce cri
je sais
rien n’est arrivé.
rien.
[…]
(Légendaire – Intempéries – 1989 – deux poèmes écrits au magnétoscope )
ART POETIQUE
Ressaisir l’insaisissable tel pourrait être
L’art de la poésie une conversation
Au-dessus des abîmes (les vers ? ) coupes sombres
Dans le flux des paroles mais pour ressaisir
Ce qui vole d’une bouche à l’autre qui entre
En l’oreille jusqu’où ? aucun signe comment
Ce qui prolonge l’éclair de l’œil le sourire
Les inflexions troublées de la langue en déduire
Que je te traverse ô sans lumière et m’arrête
En ton centre - Avons-nous échangé des colombes
Des baisers des bouquets des présents de neige un
Peu du temps stérile de nos vies ? devenus
Un passage de vent dans le feuillage à voix
Basse nous parlerons de l’amour sous les arbres
(Légendaire - Le nom propre de l’amour - 1995)
12
Il y aura la vie toute la longue
Vie qui reste tous les jours de la vie
Comme parmi le mensonge des fleurs
De Monet possédée d’une chanson
Jamais chantée un homme qui emporte
Mon cœur qui parle peu que son sourire
Seul éclaire « ce que vous avez fait
De nous ! » Lui aux prises avec son ombre
Il tourne autour d’elle il ne peut plus la
Toucher ne peut que parler pour lui-même
Et pour nourrir son amour de paroles
A demi rongées une ombre une fuite
L’infirmité que nous avons d’aimer
L’amour les mots ce qui est sous le masque
De l’amour qui ne nous empêche pas
D’être pathétiques et ridicules
De souffrir de mesurer que nous sommes
Indignes et d’accepter la défaite
Le mépris de soi-même condamnés
A n’aimer qu’un masque aux yeux à jamais
fermés
(Légendaire - Le nom propre de l’amour - 1995)
Où qu’elle fût maintenant,
Diffuse dans l’ombre du tilleul,
Dans toute cette harmonie fameuse :
Les feuillages fébriles effaçant
Son image et son cri d’angoisse, ou prise
Dans l’iris d’encre, dans l’odeur des géraniums
Ou peut-être encore dans la prunelle
Infime d’un rouge-gorge. Où qu’elle fût :
Devenue le bruit des abeilles.
L’amour emprisonne ceux qui aiment
Derrière l’air bruissant, l’eau plus claire,
Dans la rumeur nombreuse des arbres,
Les excellentes peintures de la terre,
Dont les yeux brillants nous regardent :
« Contre vous mon corps, peu à peu plus obscur,
Je ne demande ni vos soupirs, ni vos regrets,
Mais sur ma bouche absente cette rumeur
Comme le vent du soir en été,
Dans le jardin. Il passe. »
(Légendaire – Soleil en mémoire – 2002 – Le corps d’Eurydice)
Certains soirs elle ne savait pas
Ce qui, d’elle, était devenu insaisissable :
Une poignée de plumes rousses
Sur le ciel lisse, où volaient les fleurs du cerisier.
Où l’atteignait, porté par quelque souffle,
Un parfum indéfinissable. Etait-ce
Le laurier rose, dont la feuille est empoisonnée ?
Sinon quel souvenir, ou quel désir
Aurait meublé les couches de lumière déclinante,
Et l’espace qui était en elle ce miroir
Obscurci, ce point de fuite, une heure
Avec de légers nuages sur le ciel pâle ?
Un moment du monde aurait passé :
« Reprendre le chemin qui me ramène
Vers ce lieu de moi-même où tout s’apaise
Et s’équilibre, est-ce tellement difficile
Mère mauvaise ? Et me fondre dans ce qui m’appelait :
La nuit accueillante où le corps ne vieillit pas. »
(Légendaire – Soleil en mémoire – 2002 – Le corps d’Eurydice)
« … son refus de toute forme mimant trop exactement,
transparence trompeuse, le cheminement de la pensée,
pour rencontrer ce qui ne parle pas,
comme lumière et silence que le langage
en vain assaille »
Ruissellerait de lui l’aérienne rivière,
Une âme seulement, de métal et d’ivoire,
Notes éparses, comme l’expression du désir,
Comme là-bas les nuages dans les vitres …
Mais celui qui fait voir à l’oreille
La lumière en phrases dans les arbres,
Avec le vent plus clair fait entendre
La couleur, pour que la voix
Cascade plus librement. Celui qui prononce,
Est disparu, sa tâche était de disparaître.
(Légendaire – D’où pas même la voix – 2005 -)
« … et pareillement d’un discours favorisant par trop
les effusions du cœur, le pathos romantique analogue
en cela, au discours littéraire, lui préférant
cet entrelacs d’éclairs, cette source
de l’oreille et de l’œil »
Lèvres desquelles s’approcherait
Le poème, on promènerait ses lèvres
Ses mains de paroles sur des fleurs inconnues
Oubliées. On entendrait ces mesures,
Parcelles de mélancolie d’enfance,
Debussy dans les arbres … Quelque chose
Qui se prononce à même
La déchirure musicale, la promenade
Des émotions. A même le silence peut-être,
Qui traverse le gisement des mots.
(Légendaire – D’où pas même la voix – 2005 -)
Note : Comme nous l’écrivions à propos de Pascal Commère ( voir ici le billet : Passage d’un dix corps … ) où nous rendions compte de son anthologie personnelle : « Des laines qui éclairent », celle de Claude Adelen manifeste aussi ce désir et cette volonté de tenir, « de se tenir » et de faire le point d’une aventure d’écriture et d’humanité. Une lutte de tous les instants contre la dispersion mais à l’intérieur de la dispersion. Fenêtres déchirées, filets jetés sur le monde et l’homme au monde. Le parcours d’un visage et de musiques dans les arbres. L’anthologie personnelle est justement ce qui permet ce rassemblement, espace et temps.