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Billet de blog 29 décembre 2012

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Claude Adelen et son anthologie

                                                                                                                     … dedans dehors   ensemble    hors                                                                                                                       D’haleine écrivant peu    peu espérant     D’abord  il y a l’errance parmi les textes, en tout premier lieu, au hasard des feuilletages, des rencontres, lorsqu’ « On suit / Des chemins qui se perdent », chemins impossibles et peut-être heureusement impossibles, et parmi les premiers mots d’une œuvre, ici rassemblée dans cette anthologie de Claude Adelen, Légendaire, (Flammarion - 2009 ) qui prend son titre à un livre de 1977 ( et nous voilà, par ce titre,  sur une voie qui se laisse aborder sans prévenir,  à la fois par un espace, une histoire – lieux et temps- , par une méditation sur la langue qui nous est ici offerte, par des expériences à travers des formes de la poésie et leurs tentations ).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                                                                                                                     … dedans dehors   ensemble    hors

                                                                                                                       D’haleine écrivant peu    peu espérant

   

Illustration 1
Légendaire © Claude Adelen
D’abord  il y a l’errance parmi les textes, en tout premier lieu, au hasard des feuilletages, des rencontres, lorsqu’ « On suit / Des chemins qui se perdent », chemins impossibles et peut-être heureusement impossibles, et parmi les premiers mots d’une œuvre, ici rassemblée dans cette anthologie de Claude Adelen, Légendaire, (Flammarion - 2009 ) qui prend son titre à un livre de 1977 ( et nous voilà, par ce titre,  sur une voie qui se laisse aborder sans prévenir,  à la fois par un espace, une histoire – lieux et temps- , par une méditation sur la langue qui nous est ici offerte, par des expériences à travers des formes de la poésie et leurs tentations ).

     Désormais, il s’agit d’avancer « sans voir / à travers textes », construire un univers circonvenant  ( ce  sont là de premiers pas !  ) la  « forteresse des mots », celle qu’on ne pénètrera pas aux premiers gestes. D’abord la traversée d’une histoire de l’œuvre déroulant la parution des livres successifs, de 1969 à 2005, presque une vie entière à essayer sa cohérence ou à produire ses dispersions, à poursuivre les définitions de sa poésie ou à traverser sa vie. Puis, parfois, au détour d’un chemin - acceptation de l’éparpillement -,  l’éclatement des couleurs, des sons ( peut-être faudrait-il nuancer le mot lorsque nous parlons de Debussy, «…celui qui fait voir à l’oreille / La lumière en phrases dans les arbres .. »), aux abords d’une nature jaillissante et heureuse, « à travers couleurs, courses / d’enfants dans la sente [?] Leurs bonds de bonheur, et / toucher la laine et / le linge sur le fil qui sèche, et le rouge / des fruits tardifs … ».

   Marche qui ne correspond pas aux ordres chronologique et thématique, mais déambulation comme à l’orée du sommeil ou, pour reprendre le titre d’un des livres présentés, « Aller où rien ne parle », au milieu de « phrases brisées », mais avancée  jusqu’à la perception du cœur des choses et des mots.  Car il s’agit pour ce « lector in poiésis »  comme pour le poète dans son élaboration  des textes ( mais pour lui davantage combien risquée ) et de « cette chose dans l’oreille », ou du timbre des mots,  soit « pour leur beauté intrinsèque » soit pour les rapprochements sonores qui redéfinissent  leur  sens ( mots / morts, vallées / voyelles, bâton / bâtisse,  tant / temps,  etc.,  - un poème de Claude Adelen est un corps sonore, un objet musical -  )  d’accompagner  le silence ( les silences ) qui préside au fond à la nature des choses comme de la musique. Au choc de l’oreille correspond  Le soleil en mémoire, « voies obscures / Où respire un poème, lieu du corps / Devenu œil / oreille ruisselante, / Corps jaillissant de son corps ». Mais dans ces espaces troués du poème, particulièrement dans Intempéries, laissant au souffle sa profondeur ou son déchirement, ou dans les  vers de Légendaire, contraints dans les mesures du vers (5/6) ou le rassemblement en strophes mesurées elles aussi (onzains) , organisant des ruptures de vers et de syntaxe, il y a cette reconnaissance d’un principe qu’on croirait absolu : « …la déchirure absolue / Est à l’intérieur de la langue », inquiétude s’il en est de cette langue, angoisse de l’Eurydice de Soleil en mémoire, « …Elle écrivait, déjà elle commençait / A mourir… ». Il apparaît alors des épisodes (ici pourtant rien de narratif ) de ce qu’on croirait du bonheur, dans l’intervalle des respirations ou des étouffements,  rythmes heurtés, syncopés, hoquets, peut-être sanglots, poèmes qui ne sont « jamais à l’abri de l’orage » , tout ce qui participe des images élaborant des signes heureux, comme pour « occuper tous les blancs / à marches forcées », dans ce bleu d’Ardèche   « une joie fugace / et appel si loin rire au soleil … ». C’est qu’au-delà  de l’attente ou de la rupture, ou l’accompagnant, lorsque l’apparition d’un mot est repoussée plus loin dans les vers ou à travers leurs  escaliers,  ce retard d’être, comme cette peur d’Eurydice d’être au monde, -  silences, écarts,  refus, - le poème conjugue pourtant « force de joie           et  moi épars », malgré  la crainte d’entrer dans ce qui d’abord  n’est pas visible  et inaudible, - et cependant d’un même « élan » « repartir » -  car ces retenues ou impossibilités d’entendre des chutes aussi ténues, indiciblement présentes et sonores, ouvrent à toutes les beautés et à cette forme particulière de bonheur que provoque la beauté, « toutes sphères ensoleillées du cœur », chutes de poèmes pleines d’oiseaux et les « échos sans fin d’enfance ».

     Traverser cette œuvre dense et exigeante, au risque de « rencontrer ce qui ne parle pas », ou à la chance,  exige de ce lecteur une connaissance du cri, beauté et malheur, comme une violence en nous, et l’acceptation du sentiment à jamais désolé d’une perte.  Claude Adelen, parcourant les époques, leurs  expériences de poésie, manifeste sa volonté de toujours repartir, « ces élans où mes yeux / neigèrent, tant de joie ! », peut-être parfois  réponses lyriques, sans  les errements  du « pathos romantique », et  bien au-delà des modes, pour qui connaît « la halte » et l’ensemence de désirs, vers « les vallées, / les voyelles lointaines ».  Ces corps de silences et de cris, d’une musicalité formée dans la détresse, dans l’alternance  des livres ouverts ou fermés,   comme cela qu’exprime Eurydice : « Reprendre le chemin qui me ramène / Vers ce lieu de moi-même où tout s’apaise »,  manifestent une respiration, la forme d’une marche et d’une démarche, celle de Claude Adelen et peut-être de son lecteur qui l’accompagne  et s’imagine «  …en / tout sens parcourant un / texte infranchissable.. » ,  si heureusement infranchissable et cependant si frémissant de la vie des mots et de «  l’évidence d’un homme, / l’inachevé  face / à face avec sa vie ».

Bernard  Demandre

TEXTES (fragments )

[…] Comme pourtant tout se noue tout

              est sourd

                               qu’une seule épine suffise

                       connivence avec la terre

                                                                        compas

planté dans la poitrine

                cœur toujours fixe                    horizon

                                                                                              désir au secret

dehors déborde

Vivre n’est-ce pas

                                            pourtant                    toujours

       encore

                                     marches forcées se précéder de

peu

Orphée qui se retourne et qui nous perd

        cœur

                             en contrebas

Que transmettre

        la mémoire du feu dans la cendre

                 poème

                                        ce qui

                                                   petit à petit

                                                                           se défait

                                                                           pour mieux

tenir  […]

(Légendaire – Poèmes de la Maison du garde – 1969)

[…]

Naissance temps

à bout

   qui a

           son désespoir

                                               habité

portes exténuées

automne amer

                             feuillage froid

aux fenêtres

Lieux vêtements vides

dans la maison sans ses courses claires maison

trop grande

                     petit tapage

                                                                        tu

       pas

                      dont dehors se délivre […]

… à ce poème qui déjà de son effacement me sépare,

quel  oubli cette langue élabore, nul plus subtil

plus pervers éloignement que les mots plus que

viorne cigüe ellébore, ce pas vénéneux dans le vert

ah la parole parfois tutoie l’absence

dans le merle et le rossignol, sa tombée à lui

son blason d’enfant ses vertiges dans la

tourterelle et le rouge-gorge, à lui

qui ne savait que courir et

m’ouvrir

ses bras à moi, le père tant fermé et las d’étreindre

par cet acte, seul mien, écrire, l’apparence du monde,

en vain, sans fin fut le change au temps donné

en vain mots et rythmes qui m’ouvrent

gorge regard à l’imminence

( Légendaire – Bouche à la terre – 1975 )

                                                     pire

L’univers familier,

maison du mois d’août,

une fenêtre d’encre

collines, des roses

enchaînées aux lointains,

des arbres qui gardent

un ruisseau de cailloux.

Signes sombres. Mienne,

cette épreuve : nourrir

d’écarts, de silences

le phrasé du refus.

Contre ensablement,

et sommeil marée basse

d’abandon, réponse

 lyrique, la seule, entre

lenteur et délire ?

Edifier une tour,

Antique désordre

D’origine, jaillir ? –

Eros, autre, pour

A quelle cohérence,

Pire, ex, aboutir

(Légendaire – Légendaire – 1977)

Et la douleur, où

est-elle maintenant ?

La semence qu’ont

reçue de tes yeux de

tes mots les saisons ?

Les lieux et corps où tu

vécus et soutins,

à pétrir d’invisible

ta statue de souffle,

Ô cariatide d’air :

Un homme. Et le monde,

que l’inconnu l’emplisse

de bouches perdues

dont fleurissent les nuits

d’été, les maisons,

les lits ensanglantés

de songes … Le vent

là-bas, des peupliers

lourds de pluie, de sourde

profondeur … Noir terrestre

qui profère vie

vertige et dispersion.

(Légendaire – Légendaire – 1977)

1

Vent      pluie et nuit je suis      ce bris de mots ce rien

Tout      de moi tient      ici      dans le souffle des sons

Dans l’absence de gestes      de paroles      nuit

Sans bouche silence le vent souffle      novembre

D’homme      il fait si sombre toute      la journée il

A plu      il pleut toujours             on n’y voit plus déjà

Il n’y a que les yeux cependant      qui existent

Mais noir sur noir les nuages roulent        muets

Aveugles        seuls à voir       houle terre      remuent

Terreur toute à toutes      fenêtres dans la nuit

Dire qu’on est resté      penser qu’on n’a pas pris

L’air de toute la journée       allant venant de

L’une à l’autre la fenêtre la table       dans

Le bruit du dedans pluie nuit et vent         écrivant

Ouvrant refermant      l’œil  de mots livres carnets

Comme     si à surgir là      toute peur vie      trou

De tous désirs dire penser       main déserte il

N’est même pas cinq heures      il faut allumer

Déjà       tout de même      la journée est passée.

(Légendaire – Intempéries – 1989)

LA CHAMBRE VERTE

[ …]

Mais elle (une vivante)

                                       n’a jamais songé à elle

La neige tombe

à la fenêtre blanche

                                    elle écrit : je vous aime

ce que je me décide à vous dire

c’est que je vous aime

                                           je sais

qu’il est facile de vivre pour les morts

plus que pour les vivants

Et que pour être aimée de vous

Il me faudrait être morte.

Ce qui est arrivé                        nous deux

ce cri

                                                je sais

                                                rien n’est arrivé.

rien.

[…]

(Légendaire – Intempéries – 1989 – deux poèmes écrits au magnétoscope )

ART   POETIQUE

Ressaisir  l’insaisissable tel pourrait être

L’art de la poésie      une conversation

Au-dessus des abîmes     (les vers ? )             coupes sombres

Dans le flux des paroles          mais pour ressaisir

Ce qui vole d’une bouche à l’autre          qui entre

En l’oreille      jusqu’où ?       aucun signe            comment

Ce qui prolonge l’éclair de l’œil le sourire

Les inflexions troublées de la langue      en déduire

Que  je te traverse         ô sans lumière            et m’arrête

En ton centre            - Avons-nous échangé des colombes

Des baisers des bouquets des présents de neige          un

Peu du temps stérile de nos vies ?          devenus

Un passage de vent dans le  feuillage           à voix

Basse nous parlerons de l’amour sous les arbres

(Légendaire - Le nom propre de l’amour  - 1995)

12

Il y aura la vie toute la longue

Vie qui reste tous les jours de la vie

Comme parmi le mensonge des fleurs

De Monet     possédée  d’une chanson

Jamais chantée      un homme qui emporte

Mon cœur       qui parle peu       que son sourire

Seul éclaire          « ce que vous avez fait 

De nous ! »        Lui    aux prises avec son ombre

Il tourne autour d’elle il ne peut plus la

Toucher           ne peut que parler pour lui-même

Et pour nourrir son amour de paroles

A demi rongées                  une ombre une fuite

L’infirmité que nous avons d’aimer

L’amour     les mots      ce qui est sous le masque

De l’amour      qui ne nous empêche pas

D’être pathétiques et ridicules

De souffrir  de mesurer que nous sommes

Indignes et d’accepter la défaite

Le mépris de soi-même             condamnés

A n’aimer qu’un masque aux yeux à jamais

                                  fermés

(Légendaire - Le nom propre de l’amour  - 1995)

Où qu’elle fût maintenant,

Diffuse dans l’ombre du tilleul,

Dans toute cette harmonie fameuse :

Les feuillages fébriles effaçant

Son image et son cri d’angoisse, ou prise

Dans l’iris d’encre, dans l’odeur des géraniums

Ou peut-être encore  dans la prunelle

Infime d’un rouge-gorge. Où qu’elle fût :

Devenue le bruit des abeilles.

L’amour emprisonne ceux qui aiment

Derrière l’air bruissant, l’eau plus claire,

Dans la rumeur nombreuse des arbres,

Les excellentes peintures de la terre,

Dont les yeux brillants nous regardent :

« Contre vous mon corps, peu à peu plus obscur,

Je ne demande ni vos soupirs, ni vos regrets,

Mais sur ma bouche absente cette rumeur

Comme le vent du soir en été,

Dans le jardin. Il passe. »

(Légendaire – Soleil en mémoire – 2002 – Le corps d’Eurydice)

Certains soirs elle ne savait pas

Ce qui, d’elle, était devenu insaisissable :

Une poignée de plumes rousses

Sur le ciel lisse, où volaient les fleurs du cerisier.

Où l’atteignait, porté par quelque souffle,

Un parfum indéfinissable. Etait-ce

Le laurier rose, dont la feuille est empoisonnée ?

Sinon quel souvenir, ou quel désir

Aurait meublé les couches de lumière déclinante,

Et l’espace qui était en elle ce miroir

Obscurci, ce point de fuite, une heure

Avec de légers nuages sur le ciel pâle ?

Un moment du monde aurait passé :

« Reprendre le chemin qui me ramène

Vers ce lieu de moi-même où tout s’apaise

Et s’équilibre, est-ce tellement difficile

Mère mauvaise  ?  Et me fondre dans ce qui m’appelait :

La nuit accueillante où le corps ne vieillit pas. »

(Légendaire – Soleil en mémoire – 2002 – Le corps d’Eurydice)

«  … son refus de toute forme mimant trop exactement,

transparence trompeuse, le cheminement de la pensée,

pour rencontrer ce qui ne parle pas,

comme lumière et silence que le langage

en vain assaille »

Ruissellerait de  lui l’aérienne  rivière,

Une âme seulement, de métal et d’ivoire,

Notes éparses, comme l’expression du désir,

Comme là-bas les nuages dans les vitres …

Mais celui qui fait voir à l’oreille

La lumière en phrases dans les arbres,

Avec le vent plus clair fait entendre

La couleur, pour que la voix

Cascade plus librement. Celui qui prononce,

Est disparu, sa tâche était de disparaître.

(Légendaire – D’où pas même la voix – 2005 -)

« … et pareillement d’un discours favorisant par trop

les effusions du cœur, le pathos romantique analogue

en cela, au discours littéraire, lui préférant

cet entrelacs d’éclairs, cette source

de l’oreille et de l’œil »

Lèvres desquelles s’approcherait

Le poème, on promènerait ses lèvres

Ses mains de paroles sur des fleurs inconnues

Oubliées. On entendrait  ces mesures,

Parcelles de mélancolie d’enfance,

Debussy dans les arbres … Quelque chose

Qui se prononce à même

La déchirure musicale, la promenade

Des émotions. A même le silence peut-être,

Qui traverse le gisement des mots.

(Légendaire – D’où pas même la voix – 2005 -)

Note : Comme nous l’écrivions à propos de Pascal Commère ( voir ici le billet : Passage d’un dix corps … )  où nous rendions compte de son anthologie personnelle : « Des laines qui éclairent », celle de Claude Adelen  manifeste aussi ce désir et cette volonté de tenir, « de se tenir » et de faire le point d’une aventure d’écriture et d’humanité. Une lutte de tous les instants contre la dispersion  mais à l’intérieur de la dispersion. Fenêtres déchirées, filets jetés sur le monde et l’homme au monde. Le parcours d’un visage et de musiques dans les arbres. L’anthologie personnelle est justement  ce qui permet ce rassemblement, espace et temps.

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