Daniel Grojnowski, photographier nos rêves
- 30 déc. 2014
- Par Demandre
- Blog : Poète aujourd'hui


Ouvrant le livre de Daniel Grojnowski, c’est précisément la facture de ces suites de dizains, numérotés de 1 à 102, alignés dans leur rigueur, ne donnant prise à aucun sentiment de flou , comme pourrait le suggérer le titre même du livre : Photos-Impressions, qui retient l’attention du lecteur. Comme si le poète avait voulu rapatrier ce qu’il désigne dans son avant-propos comme “des débris détachés d’un ensemble à jamais perdu…” dans des cadres nets, comme autant d’instantanés photographiques toujours présentés dans la même configuration, pour ainsi dire normés. C’est qu’il s’agit ici de rassembler des éléments aussi disparates que des impressions fugitives, des émotions persistantes, ou, comme l’écrit le poète, des “semis” d’événements qui sont matières et empreintes du rêve, désignant à la fois l’éparpillement des débris et les semences capables d’ensemencer d’autres rêves, dont peut-être ceux du lecteur.
Les traces du rêve sont le plus souvent insaisissables, disparues dans leurs lambeaux de nuit et à l’image du “limoleon” ne laissant “sur la vaste plage” qu’un “sillage d’empreintes”. Et ce sont justement ces petits appareils verbaux qu’on peut qualifier de photographiques, ces ensembles de dizains cadrés, qui vont organiser les fuites des rêves et peut-être les retenir. C’est d’abord l’entrée dans un regard “…au-dedans là où nest / plus l’apparence mais l’espace de / l’être …”, comme un livre qu’on ouvre et ce sont encore de menus événements, éclairs de réel, fugacité des choses et des êtres que le poète a pour charge de réinsérer dans des scénarios le plus souvent ébauchés, autant d’histoires qui voudraient reprendre forme, de sorte que l’écriture de ces instantanés semble posséder à la fois l’exigence du réel et de ses détails d’une très grande précision, “bouton de cuivre” d’un uniforme, “une amie d’autrefois / qui agite une longue écharpe de couleur”, et la fluidité des impressions, signes insistants dans leur hyper précision et leur nature de réminiscences. Le poème réalise l’avancée dans ces rêves reconstitués ou rétablis, à travers leurs bifurcations, les trois femmes disparaissant dans un entrepôt “et les profondeurs enchevêtrées d’une carcasse”, leurs cassures et l’ironie de ces cassures, suspensions, confusions, dans des environnements dégradés, parce que les images se transforment : rames de métro avec les têtes qui “dépassent avec leurs touffes / de cheveux…” se changeant immédiatement en “poupées aux yeux clos”, “en mannequins à houppelandes”.
Caractéristiques des rêves sans doute, ces “lieux de vie où sans cesse / je me perds” sont aussi la matière des poèmes car les rêves ne sont pas nécessairement des lieux de fantasmagories, de merveilleux ou d’incongruités, mais le plus souvent des lieux communs que les figures du rêve – et les figures des espaces poétiques de Grojnowski -- viennent déformer, reformer au travers de multiples transformations, matière également de récits suspendus dans lesquels le narrateur-rêveur, dans “l’escalier encombré de poutres et de gravats” continue ses avancées avec pertes de mémoire, “…J’ignore aussi l’adresse de l’hôtel / et de l’agence de location. Je me dirige au bout / de l’avenue où s’ouvre un territoire inconnu”, égarements, hésitations sur les rapports du rêve et du réel, “Je sais à peine qui elle est / Elle vient d’un autre âge”, ou ces ralentissements du récit opposant leurs barricades mystérieuses “Impossible d’avancer l’élan / se fige le genou se plie en vain” comme une définition du cauchemar. L’écriture du poème serait cette avancée dans l’incertitude d’une syntaxe brisée, celle des images et de leurs liaisons, dans une dégradation calculée ou mimée de leur advenue permettant un spectacle du rêve, bras ouverts sur l’inconnu “où des silhouettes tournent en rond”, où le narrateur-poète un instant se retrouve pour se perdre à nouveau, parmi ces “poupées de chiffon // éparpillées sur le plancher..”
Bernard Demandre
PHOTOS - IMPRESSIONS, 102 rêves de Daniel Grojnowski, Obsidiane – Le legs prosodique – 2014
TEXTES
I
C’est dans un quartier difficile à situer la rue d’une ville
de province Une librairie d’angle avec une enseigne
d’antan Des livres d’occasion s’alignent aux murs s’empilent
sur des tables se serrent dans leurs bacs
Ils déclinent des titres que je lis sans les comprendre
Dans une boîte quelques manuscrits à paraphes
d’encres brunes le cachet de cire brisé d’une enveloppe
un semis de taches deux lignes tracées en fer de lance
Pour les déchiffrer je tourne la feuille et je la retourne
Toutes les lettres à ce moment dégringolent
10
La rame est bondée elle fonce et bringuebalent
les roues les poulies les portes vitrées toute l’ossature
métallique Quelques têtes dépassent avec leurs touffes
de cheveux leurs regards creux hagards fuyants
Des poupées aux yeux clos ornées de mises en plis
des mannequins à houppelandes qui mastiquent
dans un silence plombé A ce moment la rame monte
la pente elle rejoint la surface elle surgit entre les immeubles
elle franchit l’espace D’un nouveau bond elle passe au-dessus
du fleuve The river Seine s’écrie quelqu’un l’oeil au viseur
17
On est à l’orée du soir Cela se voit dans
les hautes vitres où les immeubles se reflètent
Sur le balcon d’en face une forme humaine
se suspend à l’instant comme le ferait
dans un champ de maïs un épouvantail à moineaux
ou sur un fil quelques habits qui sèchent
Justement un envol aux bruissements innombrables
crible le ciel qui se tache de stries blanches
et sombres Dans le bain révélateur apparaît
le visage d’un être ( sa beauté est sans égale )
27
Juste après le terrain vague se dresse
le bâtiment J’en aperçois la façade de béton
avec son quadrillage de fenêtres ses
antennes plantées aux quatre coins
Mais difficile d’avancer chaque pas me coûte
soit que mes pieds pèsent le poids
du plomb soit qu’ils s’engluent dans
un sol de tourbe Il me faut tendre
le corps vers l’avant feindre de croire
que je suis sur le point de toucher au but
38
Cette espèce de gros lézard qui rampe là-bas
sur la plage c’est un limoléon assure
mon petit-fils Il me lâche la main
court le long de l’océan Les vagues s’écrasent
avec un fracas silencieux La brise souffle Le sable
enfonce il craque sous les plantes battantes
des petits pieds Le limoléon ne se fie pas au sort
il enfouit son museau dans le sable
qui l’aspire en ventouse Plus de limoléon
mais sur la vaste plage un sillage d’empreintes
59
Les corps se côtoient dans l’anonymat Pris dans
les néons ils tremblent avec la rame
Le soir venu les wagons vidangent la ville
Serrés au plus près ces êtres ne portent pas
de noms mais des odeurs de peau de cuir chevelu
de parfums aux essences mêlées Ils portent
aussi des costumes leurs âges des désirs qu’allument
des regards insistants Seule une main hâtive
contre une hanche s’obstine - provoque
la chaleur d’un feu de joie fugace
80
Que peut-il advenir dans cet espace de ténèbres
où seuls pénètrent quelques rayons en gerbe
Ils traversent les frondaisons comme une chambre
obscure balayent le sol de la clairière en traçant
les empreintes d’un présent déjà passé
chargé de souvenirs d’espoirs défunts Advienne
que pourra la clairière décrit le cercle
où des silhouettes tournent en rond Leur manège
est celui d’anciennes calèches et chevaux
qui toujours reviennent sur leurs pas
Eléments de bibliographie]
essais critiques, didactiques et historiques
- Jules Laforgue et l'originalité, Baconnière, 1988.
- Aux commencements du rire moderne : l'esprit fumiste, José Corti, 1997.
- Jules Laforgue : Les voix de la Complainte, Rumeur des âges, 2000.
- Photographie et langage, José Corti, 2002.
- Usages de la photographie : vérité et croyance, documents, reportages, fictions, José Corti, 2011.
éditions critiques
- La muse parodique, José Corti, 2009.
- Eugénie Guillou, religieuse et putain - textes, lettres et dossier de police, Pauvert, 2013
fictions et poésie
- L'accord parfait, Gallimard, « Jeune poésie nrf », 1958.
- L'heure exquise, nouvelles, L'Atelier du Gué, 1976.
- Héros d'Amérique, nouvelles, Verdier, 1985.
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