Richard Rognet est né en 1942, dans les Vosges, région où il vit actuellement et y demeure fermement attaché. Une écriture singulière qui puise dans tous les domaines d'une vie qui semble l'aspirer et l'inspirer, dont les objets d'une nature foisonnante. Une écriture qui tend, de livre en livre, vers toujours plus de limpidité. Il a été, en Lorraine ( Epinal), un animateur d’ateliers d’écriture qui ont donné lieu à des publications ainsi qu’à l’origine d’expositions marquantes et de rencontres avec des poètes contemporains. Il a reçu, pour son œuvre abondante, de très nombreux prix, dont le prix Max Jacob , le prix Apollinaire, et, pour l’ensemble de son œuvre, le grand prix de poésie de la Société des gens de Lettres et le prix Alain Bosquet. Il est membre de l’Académie Mallarmé et traduit dans de nombreuses langues. Depuis 1978, il réalise régulièrement des livres d’artistes.
Ce qui se manifeste, dans le travail de Richard Rognet, au rythme des publications – de l’Epouse émiettée au livre récent, Un peu d’ombre sera la réponse ( Gallimard – NRF – 2009 ), – c’est le mouvement de la recherche, questions posées au monde, à l’homme, au sens, à la langue, à ces menus débris que le réel délivre, une déambulation dans l’à peine visible jusqu’à y rencontrer « la graine première », « entre clarté et nuit », comme si l’ombre, les ombres étaient constitutives d’une écriture et d’une approche du réel ( Les ombres du doute – 1979 ; Le promeneur et ses ombres – 2007 ). Il s’agit de réconcilier les hommes avec leur quête intérieure, compte tenu des choses, des lieux, des situations : nature, fleurs, objets, mais aussi les personnages qui habitent ces paysages , dans leur fragilité élémentaire. Compte tenu aussi du passage du temps et de son corollaire, la mémoire. Ce qui implique d’incessants retours vers l’enfance, des rappels de sensations, de plaisirs, d’événements qui sont à l’oeuvre dans ce présent qui est en train de se dire, comme autant de résurgences.
Dans Un peu d’ombre sera la réponse, tout ce qu’on effleure et touche à peine est l’instant d’une promesse et d’un commerce avec l’ombre. Juste dans cet « intervalle entre / le soir qui vient / et le soir qui tombe », qui désigne à la fois le moment d’un passage et l’établissement d’une lumière assombrie, le soir, la nuit, un chat et ses frôlements, une tiédeur, un glissement. Richard Rognet, dans son œuvre, abondante, poursuit sa quête de l’effleurement des choses du monde et de leur ombre sans poids mais non cependant sans consistance, « au bord des fenêtres », dans le mouvement même de leur perte, « à qui sait regarder en marge de la vie » : bruits, cris, fragments, phrases oubliées, mots perdus, voix brisées par les enjambements du vers, barricades mystérieuses, silences et délicatesse qui appellent des résurgences. Une écriture des Saisons et des Jours, ténue et frêle, ces « mots qui lavent nos plaies » et pourraient contribuer à « réparer le monde », dans le geste des fleurs, des feuilles qui perpétuent les souvenirs des « voix mortes », pour l’écoute desquelles il suffirait de tendre l’oreille, « les soupirs des sirènes / qu’on ne sait plus écouter ». Car le livre de Richard Rognet – comme toute son œuvre poétique – est aussi une quête jamais finie de voix éparses, de passés perdus, comme le fond et la chair mêmes de sa propre présence.
Comment ne pas acquiescer à cette nature profuse, en ces instants-là où les choses s’achèvent, et pourtant au poids de la vie dans notre corps, « aux matins frais », préparant les sens et les mots des sens aux vertus du silence et à la possibilité des soupirs, fleurs ou oiseaux aussi rapides qu’un œil, dans leurs « éclats d’allégresse ». Ce livre permet des rencontres avec des objets du monde si différents, qui ne pourraient qu’être à jamais séparés et cependant, par la magie du vers et de sa retenue, tissent entre eux des équivalences, comme la venue des hirondelles participent « à ce vieil air // d’accordéon musette » ou avec « les « pensées … » accordant « leur éclat / avec celui des fiers iris ». Il s’agit de redonner aux mots une autre respiration comme on rapatrie des « voix mortes ». De sorte que le travail d’écriture, ici, définit des rapprochements où le mot – recouvert par les strates de la mémoire – devient le signe des « brumes », « du brouillard sur les prés » et rapporte avec lui des témoins de mondes enfouis, « ces étoffes / qu’on ramène au jour / avec des ombres de femmes ». Dans cette poésie des résurgences, comme les urgences mêmes de la mémoire, ces réceptacles que sont les mots permettent, dans le déroulement de la lecture, des enchevêtrements d’éclats où, « par endroits / se croisent / se chevauchent / des formes / des fragments // d’infini … ». Infimes témoins au bord des ombres que les poèmes appellent dans le temps de l’éclair, une « onde, une aile rapide, / une zébrure sur un tronc ».
Lieux ineffables que ces textes dans lesquels se rétablit le sens du silence, dans une profusion de vie qui n’est que l’écoute exacerbée « des étoiles éteintes ».
Bernard Demandre
TEXTES
hausser nos yeux d’un doute : la transparence exige qu’on la fouille : inceste ou abandon : tu t’interdis d’approfondir l’aveugle pluralité de ta voix : est-il possible de délivrer
le souvenir sans dénoncer la mémoire : notre porche inquiète le futur sans modifier nos pas : fructifier sans la preuve d’un verger serait notre revanche sur les graines : toucher de la main c’est déjà s’interrompre or nous saluons l’hôte qui étoffe notre exil.
les ombres du doute ( Belfond- 1979)
***
Le silence est parfait quand la nuit te ressemble
tout un monde s’oublie et vibre pour toi seul
les heures prennent peur et toi tu te libères
pour écarter le temps de ma chair sur la tienne
Transi (*) ton humble chair tes restes tes lambeaux
demeurent accrochés à l’espace qui mue
et qui livre l’espace à ce qui t’éternise
afin que sous l’espace un territoire éclate
un territoire pur sans limite sans ombre
comme un noyau sans cesse étonné de lui-même
et qui circulerait nulle part et partout
sans jamais ignorer le centre où la naissance
puise le mouvement qui te soude à mes os
me rendant si présent au ciel de ton secret
* Le Transi, statue debout, comme celle du Duc René dans l’église Saint-Étienne à Bar-le Duc, sculptée par Ligier Richier, un squelette tendant son cœur à pleine main vers le ciel.
C’est aussi le titre d’un précédent ouvrage de Richard Rognet, chez Belfond, en 1985.
je suis cet homme ( Belfond – 1988 )
***
Toujours les mêmes mots
qui délivrent l’espace,
ou le déchirent,
c’est même chose, même travail.
Et celui qui les jette,
à lui-même rendu,
s’enferme dans un livre étouffant
qui le tourmente, l’aveugle.
Démasquer, s’approcher,
ne rien préciser,
passer pour vrai,
se démarquer de soi,
repartir, s’ignorer :
tant de verbes infidèles
entre mes doigts, mes lignes.
Aucun mot ne suffit,
aucun silence ne patiente,
tout s’ouvre et se ferme à la fois,
l’immense clef dort sur les rêves,
ébauche, seuil, point d’éclaircie.
A mort l’esprit léger
qui se réveille en équilibre,
à mort celui qui croit s’entendre
avec ses mots, ses lèvres,
à mort celui qui ose écrire :
un merle frémit dans la fraîcheur,
un nuage se dissout,
l’aube échange sa nudité
contre un espoir, une issue.
Seigneur vocabulaire ( Editions de La Différence – 1998)
***
Ce cri dans ma gorge,
rentré, ce cri du monde,
ces appels hésitants,
ces brouillons de confidences, d’aveux,
ces cruelles césures
qui brisent le désir, ces rejets,
ces obscurs souvenirs
qui noircissent l’aurore,
cette joie de s’ouvrir,
bafouée, laissée en arrière,
cette dépouille qu’on trimballe
sans savoir qu’elle est la sienne,
ce langage naufragé,
ce désastre toujours triomphant,
ce poème qui n’en finit pas,
qui m’usera encore
ainsi que me dévaste
cette envie de mourir au-delà de la mort.
L’Ouvreuse du Parnasse ( Le cherche midi éditeur, 1998)
***
Mon aimable aux seins
sans lois, sans scrupules,
ma vicieuse, ma mécanique,
ma fée illogique, ma femme,
tu te ceins de nuits lourdes,
tu creuses mon nid dans tes hanches,
avenante, miroir fameux,
tu retournes sur toi
tous ceux qui te hument,
tu es la seule qui parvienne
à dévorer mon corps
sans que je saigne et périsse.
Belles, en moi belle ( Editions de La Différence – 2002)
***
Voix des blancheurs
discrètes – pourquoi
écrire cela ? pourquoi
dans la rosée
coucher ces quelques mots ?
Je vivrai ma journée
avec cette énigme, je
n’en dérangerai
pas l’ordonnance,
je flamberai pour elle,
à midi, sur les champs,
je serai ciel, arbre,
buisson ailé, tout
le jour, je serai
la phrase du matin,
moi, soumis à l’énigme,
à ses visages
dans les mots.
Dérive du voyageur ( Gallimard-NRF, 2003)
***
Pourquoi faut-il,
ce soir, à la même
heure, au même
endroit, que
quelqu’un cueille
la même bruyère
que mon amie
cueillait ? petite
fille aux gestes
trop tôt fatigués,
fillette, douceur
familière que les
jours brisèrent si
vite, petit, tout
petit froissement
de bruyère, à l’orée
de mes souvenirs.
Le visiteur délivré ( Gallimard-NRF, 2005)
***
Tu t’appuies contre
une averse d’été,
tu cherches ce qui
peut bien blesser
les nuages et le vent,
tu écoutes les oiseaux
pépier dans l’après-midi,
tu ensevelis ton regard
dans l’inconnaissable
qui sommeille au-dessus
des eaux, tu existes
à l’endroit où la lumière
entre dans l’ombre,
tu es vivant, tu
règnes avec les arbres
qui soulèvent le jour
en attendant le soir
Le promeneur et ses ombres .( Gallimard-NRF, 2007)
***
Crépuscule au bord
des fenêtres, fleurs
fidèles, corolles
chaleureuses, puis la nuit
avec ses légendes, ses
miroirs sous l’obscurité,
la nuit referméé sur
les gestes humains,
la nuit paisible – et
la gourmandise du silence
lorsqu’un chat, avec
sa tiédeur, se glisse
contre toi pour
réparer le monde.
***
Trop de vent, trop
de pluie sur les
champs, ils avalent
mes pas, mes traces –
je ne suis qu’un
reflet de feuille
dans l’automne,
qu’une autre feuille
attend et pousse
vers la nuit – trop
de vent, le ciel
se hérisse, trop
de pluie, une ombre
absorbe mon visage.
Un peu d’ombre sera la réponse ( Gallimard-NRF 2009)
Matin d'automne - le soleil
dans les érables, la gelée blanche,
les asters engourdis dans les jardins,
la promesse d'une journée où tes souvenirs
musclés laisseront ton présent te prendre
par la main. Une ancienne connaissance
t'a donné rendez-vous. Pourquoi ne dis-tu
pas que c'est ce tendre amour à qui
ta vie fut si longtemps soumise ? Tu
déclines cette rencontre, ton présent
la refuse, la redoute peut-être, car
il est dur de voir, sur le visage autrefois
tant aimé, les rides et les taches
qui malmènent le tien. Matin
d'automne - ton coeur est celui des érables
qui parlent d'asters à la gelée blanche.
Elégies pour le temps de vivre - Gallimard - 2012
Eléments de bibliographie
R.Rognet a publié une vingtaine d’ouvrages dont :
Petits poèmes en fraude ( Gallimard, 1980 et 1997), Le Transi et Je suis cet homme parus respectivement chez Belfond en 1985 et 1988, puis repris en 2005 par les Editions Aspect, Recours à l’abandon (Gallimard, 1992), L’Ouvreuse du Parnasse ( Le Cherche Midi, 1998), Seigneur vocabulaire (Editions de La Différence, 1998), Juste le temps de s’effacer ( Le Cherche Midi, 2002), Belles, en moi, belle (Editions de La Différence, 2002), Dérive du voyageur (Gallimard, 2003), Le visiteur délivré (Gallimard, 2005), Le promeneur et ses ombres (Gallimard, 2007), Un peu d’ombre sera la réponse (Gallimard, 2009). Elégies pour le temps de vivre (Gallimard NRF 2012), Dans les méandres des saisons - poèmes ( Gallimard NRF, 2014 )
Est présent dans de nombreuses anthologies et revues
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