Par Giorgos Kallis, Susan Paulson, Giacomo D’Alisa et Federico Demaria
Il est temps de nous focaliser à nouveau sur ce qui importe vraiment: non pas le PIB, mais plutôt la santé et le bien-être de nos peuples et de notre planète.
La pandémie a révélé la fragilité des systèmes économiques existants. Les pays riches ont des ressources amplement suffisantes pour garantir la santé publique et subvenir aux besoins vitaux en temps de crise, et seraient capables de survivre à une baisse d’activité dans les secteurs non-essentiels de l’économie en réaffectant travail et ressources aux secteurs essentiels. Pourtant, l’organisation actuelle des systèmes économiques étant basée sur une circulation constante des biens et des personnes, le moindre déclin d’une activité du marché menace de causer un effondrement systémique, provoquant ainsi une perte d’emploi et un appauvrissement généralisés.
Il ne doit pas forcément en être ainsi. Pour faire preuve de plus de résilience en cas de crise pandémique, climatique, financière ou politique, nous avons besoin de construire des systèmes capables de réduire la production sans pour autant menacer les vies et les moyens de subsistance. Nous plaidons en faveur de la décroissance.
Les médias conservateurs anglo-saxons, comme Forbes, le Financial Times ou le Spectator, ont proclamé que la crise du coronavirus révélait « le calvaire de la décroissance ». Mais ce dans quoi la pandémie nous plonge n’est pas la décroissance. La décroissance incarne un projet de vie pleine de sens, en appréciant les plaisirs simples, en mettant en commun et en partageant plus à travers de nouvelles relations aux autres, tout en travaillant moins dans des sociétés plus équitables. Le but de la décroissance est de délibérément ralentir les choses pour minimiser les dommages aux humains et aux écosystèmes terrestres ainsi que pour réduire leurs exploitations.

La situation actuelle est terrible, non pas en raison de la baisse des émissions carbone, ce qui est bien, mais parce que de nombreuses vies sont perdues. Cette situation est terrible, non pas parce que les PIB diminuent, ce à quoi nous sommes indifférents, mais parce que lorsque la croissance s’essouffle les processus en place pour protéger nos moyens de subsistance sont cruellement insuffisants et injustes.
Nous voudrions voir les sociétés ralentir par choix, et non à cause d’une catastrophe. Cette pandémie est une catastrophe induite par la croissance, signe avant-coureur d’autres désastres à venir. L’entrain pour la croissance a accéléré les flux globaux d’argent et de matières, ouvrant la voie à une circulation ultra-rapide des corps et des maladies. Les politiques économiques et les agencements sociaux proposés par la décroissance offrent des moyens pour rendre de telles situations plus vivables et justes, pour ressortir renforcé.e.s après une crise, et pour réorienter les pratiques et les politiques vers le soin et l’entraide.
Fin de la croissance ne rime pas nécessairement avec transition douce. Cela pourrait aussi bien être non planifié, involontaire et désordonné, dans des conditions que nous n’aurions pas choisies. A l’image de nos conditions de vie actuelles. Des périodes historiques a priori stables peuvent se trouver soudainement bouleversées par des évènements inattendus, qui ouvrent des possibles et en referment violemment d’autres. La pandémie du covid-19 est l’un d’eux. Les choses prennent soudain un tour radicalement nouveau, et l’impensable devient pensable, pour le meilleur ou pour le pire. La Grande Dépression des années 30 a aussi bien conduit au New Deal de Roosevelt qu’au troisième Reich d’Hitler. Quelles possibilités pour quels dangers aujourd’hui?
Au cœur de la pandémie, nombre de scientifiques, de politiques, et d’autorités morales soutiennent à juste titre que prendre soin de la santé et du bien-être des personnes devrait prévaloir sur le profit. La résurgence d’une éthique du soin est flagrante dans la volonté des gens à rester confinés pour protéger leurs ainé.e.s, ainsi que dans le sens du devoir et le sacrifice des travailleurs et travailleuses du soin et de la santé. Bien évidemment, nombre de personnes restent chez elles par peur du virus et par souci personnel, ou pour éviter une amende. Et nombre de soignant.e.s vont travailler par nécessité de gagner leur vie. Agir collectivement face aux crises, aux pandémies ou au changement climatique nécessite de telles combinaisons de sacrifice et de solidarité, d’intérêt personnel et collectif, d’interventions du gouvernement et de participation de la population.

Nous assistons à l’émergence de nouvelles formes d’inégalités profondes. Ces épreuves sont vécues différemment selon le pays de résidence et certain.e.s en souffrent plus que les autres. C’est notamment le cas de celles et ceux qui sont privé.e.s de leur pleine citoyenneté dans les prisons, les camps de travail de migrants et les camps de réfugiés. Partout dans le monde, des personnes qui sont différenciées par le genre, l’ethnie, des critères socio-économiques ou la profession, sont inégalement vulnérables face à la pandémie et aux conséquences de la récession économique qui s’ensuit. Les données de plusieurs pays à travers le monde montrent que le COVID tend à causer des formes plus graves et plus mortelles de la maladie chez les hommes que chez les femmes. Aux Etats-Unis, les Centres pour le Contrôle et la Prévention des Maladies (CDC) montrent que les conséquences liées à la maladie, dont le taux de mortalité, sont plus importantes parmi les groupes ethniques minoritaires. Les infirmiers et infirmières, aides soignant.e.s et aides à domicile, postes dans lesquels les femmes prédominent, sont particulièrement vulnérables à l’infection. De même pour les millions d’hommes qui occupent des emplois essentiels, incluant le ramassage des déchets, le transport routier, la conduite de taxi et l’emballage de viande. Ces emplois, majoritairement occupés par des hommes, comptaient déjà parmi les métiers les plus dangereux avant que le risque d’exposition au coronavirus ne s’y ajoute. Tandis que certains ont le luxe de se réfugier chez eux, d’autres doivent choisir entre un chômage sans soutien adéquat et un travail exposant au virus. Néanmoins, à moins de protéger des populations entières, même les plus avantagés ne sont pas à l’abris de la contagion.
Durant cette crise comme dans les précédentes, des personnes se sont mobilisées et organisées en autonomie là où les entreprises et les gouvernements ont échoué à subvenir à leurs besoins. Que ce soit à travers des groupes locaux mutualisant nourriture et médicaments à l’intention des plus agé.e.s, ou de groupes de docteurs, ingénieur.e.s, et hackers collaborant pour imprimer en 3D les composants de respirateurs, ou encore d’étudiant.e.s s’occupant des enfants de docteurs et d’infirmières, nous avons pu constater un foisonnement d’initiatives d’entraide et de mise en commun. Ces pratiques, d’autant plus admirables étant donné la nature contagieuse du virus, constituent le fondement même des sociétés décroissantes que nous envisageons. C’est lorsque la pandémie sera finie, et que la difficile tâche de reconstruction économique débutera, que ce regain de dynamisme pour la mise en commun et l’entraide sera vital.
Bien que nécessaires, les initiatives portées par les individus et les réseaux locaux ne sont pas suffisantes pour un changement durable. Nous avons besoin des gouvernements pour garantir la santé de toutes et tous, pour protéger l’environnement et pour assurer la sécurité économique. Les politiques soutenant la décroissance que nous défendons étaient nécessaires avant la pandémie, et le sont d’autant plus pendant et après celle-ci: le Green New Deal et un programme d’investissement public, le partage du travail, un accès aux soins fondamentaux, des services publiques universels et une aide pour les économies des collectivités. De même qu’est nécessaire la réorganisation des finances publiques par des mesures incluant des taxes carbone, des plafonds sur la richesse détenue et les hauts revenus, des taxes sur l’usage des ressources naturelles et la pollution.
La décroissance critique habituellement l’intensivité en ressources et la destruction de l’environnement induits par nos économies actuelles. La pandémie oriente maintenant ces débats vers les secteurs non-essentiels à la préservation de la vie. Notre approche rejoint le défi radical de la gestion des économies politiques en l’absence de croissance pendant et après la pandémie : comment diminuer les ressources de l’économie capitaliste tout en sécurisant l’approvisionnement en biens et services de base, en expérimentant des manières sobres de nous faire plaisir, et en trouvant ensemble du sens pour nos vies.
Certaines propositions radicales ont déjà été examinées et adoptées sélectivement par les différents partis politiques car elles apportent des solutions concrètes au cœur de la pandémie. Certaines entreprises et certains gouvernements ont réduit le temps de travail et mis en place un partage du travail ; différentes formes de revenu universel sont en train d’être débattues ; des mesures financières ont été instaurées pour subventionner les travailleurs durant la période de quarantaine ou après la fermeture des commerces ; une campagne internationale pour un « revenu du soin » (littéralement traduit de l’anglais « care income », revenu pour valoriser celles et ceux qui prennent soin des êtres humains, mais aussi de l’environnement sans pour autant être reconnu.e.s); certains gouvernements ont engagé leur appareil productif pour sécuriser l’accès aux services et besoins vitaux ; des moratoriums ont été considérés ou imposés à propos des loyers, des emprunts et du paiement de dettes. Il est de mieux en mieux compris que d’importantes dépenses gouvernementales seront nécessaires.
Le monde va changer après la pandémie, et il y aura des luttes quant à la direction à prendre. Des personnes devront lutter pour orienter le changement vers des sociétés plus équitables et plus résilientes, ayant un impact plus léger sur les êtres humains et les environnements naturels. Les agents les plus puissants chercheront à rétablir les status quo initiaux, et à transférer les coûts sur les moins puissants. Cela demandera de l’organisation et un assemblage d’alliances et de circonstances favorables pour s’assurer que l’environnement et les travailleurs n’assumeront pas les conséquences à la place de celles et ceux dont la croissance précédent le désastre a le plus bénéficié.
La décroissance n’est pas une privation forcée, mais incarne une volonté de garantir à chacun.e de vivre dignement et sans crainte, de tisser des liens d’amitié et d'amour, d’être en bonne santé ; de pouvoir donner et recevoir des soins, profiter du temps libre et de la Nature, et de faire valoir une vie qui est également une expérience d’interdépendance et de vulnérabilité. Ce but ne pourra pas être atteint en continuant de subventionner les compagnies pétrolières et aériennes, les navires de croisières, les hôtels et les méga-businesses du tourisme. Au contraire, les états doivent financer des Green New Deals, entretenir leurs infrastructures de santé et de soin, et créer des emplois pour une transition économique juste qui soit moins destructrice de l’environnement. Alors que les prix du pétrole chutent, les énergies fossiles devraient être fortement taxées, levant ainsi des fonds pour soutenir les investissements verts ou sociaux et accordant des exemptions fiscales et des dividendes aux travailleurs et travailleuses. Plutôt que d’utiliser l’argent public pour renflouer les entreprises et les banques, nous préconisons vivement la mise en place d’un revenu permettant l’accès aux soins fondamentaux qui aiderait les individus et les communautés à reconstituer des conditions de vie dignes. Ces questions fondamentales, concernant des stratégies de transformations sociales et écologiques, ont été le sujet central de la conférence internationale de Vienne sur la décroissance qui s'est déroulée en ligne du 29 Mai au 1er Juin 2020 (replay en accès libre sur YouTube). La lettre ouverte ‘Décroissance: De nouveaux fondements pour l’économie’ présentant les principes de base pour la relance de l’économie et la construction d’une société juste est un bon point de départ pour cela.

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Cette crise nous expose sans doute à plus de dangers qu’elle n’ouvre de nouvelles possibilités. Nous craignons la politique de la peur engendrée par la pandémie du coronavirus. L’intensification de la surveillance et du contrôle des déplacements, la xénophobie et les complaisantes déresponsabilisations, de même que l’isolation sociale, font obstacle aux formes mise en commun et d’organisation politique. Une fois que les mesures telles que le confinement, la quarantaine, le gouvernement par ordonnance, les contrôles aux frontières ou le report d’élections entrent en vigueur, elles peuvent aisément s’ajouter à l’arsenal des possibilités politiques, ouvrant ainsi des horizons dystopiques.
En réponse à cela, la décroissance nous incite à refonder nos sociétés autour du modèle des communs (cf. Elinor Ostrom) basé sur l’entraide et le soin, tout en orientant nos aspirations collectives vers le bien-être et l’équité plutôt que la croissance. Il s’agit là moins d’un objectif noble que d’un assemblage de pratiques et de mesures concrètes pour entamer dès aujourd’hui la construction du monde que nous voulons.
Avant la pandémie, nous devions travailler dur pour convaincre les gens de la pertinence de la décroissance. Notre travail pourrait en être quelque peu facilité maintenant que de telles preuves de l’effondrement du système actuel, sous son propre poids, deviennent si tangibles. Alors que nous nous embarquons dans la seconde crise économique globale en moins de vingt ans, peut-être que certain.e.s d’entre nous seront plus enclin.e.s à questionner la pertinence d’une production et d’une consommation toujours plus grandes, dans le seul but du maintien du système. Il est temps de nous focaliser à nouveau sur ce qui importe vraiment : non pas le PIB, mais plutôt la santé et le bien-être de nos peuples et de notre planète.
En un mot, décroissance.
Traduit par Noam Marseille
Biographies des auteurs
Les quatre auteurs ont écrit le livre The Case for Degrowth, qui est publié en anglais par Polity Press en septembre 2020, et nous espérons bientôt aussi en français.
Giorgos Kallis est professeur ICREA à l'Institut des sciences et technologies de l'environnement de l'Université Autonome de Barcelone. Il est l'auteur de Limits. Pourquoi Malthus s'est trompé et pourquoi les environnementalistes devraient s'en soucier.
Susan Paulson est professeure au Center for Latin American Studies de l'Université de Floride. Elle est l'auteur de Degrowth: culture, power and change.
Giacomo D’Alisa est boursier postdoctoral FCT au Centre d’études sociales de l’Université de Coimbra. Il est co-éditeur de Décroissance: Vocabulaire pour une nouvelle ère.
Federico Demaria est maître de conférences en économie écologique et en écologie politique à l'Université de Barcelone. Il est co-éditeur de Plurivers: un dictionnaire post-développement.