Le film quotidien de l’actualité défile à une cadence indigeste. L’image ne suffit plus ! Les mots sont tout aussi torturés, violés, vidés de leur sens.
La « victime » de grèves serait un otage, les grévistes des délinquants, les salaires un privilège, la régression une réforme.De la remise de médaille au paquet fiscal, en passant par la carte judiciaire et les victimes de la dernière tempête tropicale, tout en vantant la soirée téléthon comme symbole de cette humanité perdue, et le tout en moins de trois minutes, provoque une overdose de clichés jusqu’au vomissement de ces maigres certitudes. Rechercher la vérité et la dire nécessite des efforts et du courage. « Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel ; c'est d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense. Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire ; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques »[1] Se laisser glisser dans la facilité des certitudes qui nous sont imposées comme des vérités incontournables ne peut que nuire à notre intelligibilité. Il faut du courage pour dire ce que l’on pense au milieu de ceux qui affirment le contraire, au sein de ce mensonge triomphant qui passe. Il faut s’affranchir pour devenir un homme libre. Combien les mots de Kant font écho au combat qui doit être celui de tous les hommes libres : « Il est de la nature intelligible de l’homme de pouvoir par une décision s’extraire de cette détermination, se constituer comme sujet libre, refuser la passion et vouloir seulement la réalisation de l’universalité. Ainsi l’homme passion, peut se vouloir liberté. La liberté n’est jamais acquise, elle est sans arrêt menacée. Elle doit toujours faire l’objet d’une lutte courageuse.» [2] Réaliser l’universalité, avoir le souci constant du plus grand nombre, prendre conscience des solidarités nécessaires pour que chaque individu puisse atteindre le maximum de ses possibilités, obligent au rejet de la puissance qui les empêche.« Le Monstre doux », de Raffaele Simone[3], décrit parfaitement cette nouvelle forme de domination qui "dégraderait les hommes sans les tourmenter". Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s'associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à "un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d'assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance. Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète. » Lorsque le message de cet intellectuel, percute les tympans, il devient impossible de garder son verre de coca à la main, de regarder fixement les images qui défilent, tel un canard gras devant son entonnoir de maïs concassé.La jouissance de l’instant présent, annihilant toute volonté de penser le monde de demain. C’est un contraste saisissant avec les volontés affichées un peu partout de penser aux générations futures pour justifier tous les sacrifices du moment. "La meilleure forteresse des tyrans, est l'inertie des peuples » écrivait Machiavel. Cette inconsciente inertie plonge les travailleurs, qu’ils soient salariés, chômeurs, retraités ou agriculteurs, profession libérale, ou petits patrons, dans un état de soumission passive bercée quotidiennement par le journal de vingt heures, dont je viens de rapporter le contenu virevoltant, la météo et les cours de la bourse. Si le réveil n’est pas à l’ordre du jour, l’éveil est un palliatif insuffisant mais nécessaire pour forger la conscience. Nous ne sommes pas là pour contempler le jour qui passe mais pour laisser aux générations qui suivent un monde habitable, meilleur que celui qui nous a reçus. C’est du bon sens, c’est la définition que je fais du progrès. Cette volonté, cette lucidité ne sont-elles pas les premières marches du changement ? J’ai eu la surprise de naître. Puis-je connaître le privilège de vivre ? Trouver sa place dans un monde qui avance trop vite, qui accueille marginalement et qui ne respecte l’autre que par cercles concentriques, n’est pas une chose facile pour celui qui ne demande qu’à vivre en société. L’anormal, entendez, le handicapé, le chômeur, l’immigré, etc., et peut-être le fonctionnaire, le travailleur à plein temps avec son CDI, c’est-à-dire tous ceux qui affleurent la normalité établi par les locataires de la forteresse, peut s’interroger ainsi : « J’ai eu la surprise de naître. Puis-je avoir le privilège de vivre ? » Le né dans ce monde ne bénéficie t-il pas dès sa naissance du droit de vivre dignement, de jouir de ces besoins vitaux ? De trop nombreux exemples démontrent que le « fort » est adulé et le « faible » méprisé. La vie est un prolongement que façonne et qui façonne les hommes. Elle ne peut rester immobile et regarder le temps qui passe. Elle est le temps qui bouge, qui change, qui va souvent trop vite. La vie est ce vecteur qui porte toutes les idées, qui instruit toutes les innovations, qui organise toutes les évolutions, qui enrichit toutes les rencontres. Ceux qui restent debout, fiers, déterminés, convaincus de leur bon droit et de leurs idées avancent et mènent, le monde, le pays, l’entreprise, le service, le collègue, le camarade et souvent l’ami. Les autres, ceux qui se laissent dominer par la peur, la résignation, l’abandon, l’abstention et qui se réfugient dans l’anonymat du temps qui passe ou dans les banales généralités qui donnent réponse à tout pour justifier leur propre inertie, ceux-là se condamnent au silence, à la soumission et donc à la résignation. Ils renoncent à cette bienveillante attention qui fonde la clémence dans nos rapports à l’autre. Mais, du privilège de naissance de Figaro à la vie du jeune Martin Eden[4], il est des circonstances où l’homme n’a nulle envie de prolonger sa journée pour entreprendre sa liberté[5]. L’inertie du peuple permet à la toute puissante finance de s’imposer, certes, mais n’est-elle pas le produit de causes multiples ? L’expérience que j’ai acquise pour motiver les salariés est devenue une corbeille de raison pour acquitter l’immobilisme. Toutes les justifications sont bonnes pour se dédouaner d’un mouvement collectif. Le droit à la paresse de l’esprit fait partie de celles-ci. Métro, boulot, dodo, sont pour ces salariés, le seul univers enrichi aujourd’hui de jeux vidéo, de télé réalité, etc. etc. Ils ne retrouvent le sens de l’intérêt collectif que lorsqu’ils sont personnellement touchés par le sujet. Pour rassurer et apaiser le plus grand nombre, je reprendrais la formule d’une amie ; « J’occupe ma vie à raison d’un tiers pour le travail, un tiers pour la famille et un tiers pour une activité sociale ». Une nouvelle forme de trois huit en quelque sorte.Pour le philosophe italien Raffaele Simone, la consommation, le divertissement et le culte de la jeunesse sont les trois commandements qui se sont imposés à la modernité. «Un monde où le consommateur a remplacé le citoyen, où le divertissement supplante le réalisme et la réflexion, où l'égoïsme règne, me semble favorable à la droite nouvelle, qui d'ailleurs le facilite et l'entretient. Il faut ajouter que défendre les idées de justice, de solidarité, d'aide aux démunis et se préoccuper du long terme et de l'avenir de la planète apparaît aujourd'hui comme une attitude difficile, courageuse, mais hélas contraire à l'intérêt égoïste de court terme. Cela coûte, exige des efforts. »[6] Pour lui la nouvelle gauche, celle à créer, doit s’élever contre cette modernité pour « promouvoir l'émancipation de chaque individu, sans en abandonner aucun ». L’intérêt général ? La définition de l’intérêt général caresse celle de la liberté et même celle de l’égalité. « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres ». Par syllogisme, on pourrait en déduire que l’intérêt individuel des uns s’arrête là où commence l’intérêt général. Ce n’est pas si simple. Si la liberté connaît son arbitre, à travers l’espace négocié qui le sépare de l’autre, la perception de l’intérêt général reste confuse surtout lorsqu’elle est galvaudée par tous ceux qui la combatte, par ceux qui en ont une vision très partisane, très réductrice et pouvant parfois se limiter à leur seul champ de vision. En tout état de cause, il ne peut être la somme des intérêts particuliers. Mais il peut exister différents aspects de l’intérêt général. L’intérêt individuel d’un salarié, est de faire reconnaître sa force de travail au meilleur niveau. L’intérêt individuel de l’employeur est la prospérité de l’entreprise pour vivre convenablement et tamponner son identité sociale sur la page de la société. Si l’entreprise se retrouve en difficulté et décide une baisse de la masse salariale, l’intérêt des salariés reste pour lui un intérêt particulier qui ne doit pas entraver celui de l’entreprise considéré comme supérieur. L’intérêt du chef d’entreprise, dans ces situations, est une notion difficile à cerner, surtout pour les salariés. L’intérêt général de la société est-il supérieur à celui de l’entreprise ? Quels sont les liens de subordination entre les différents acteurs économiques ? Une approche systémique de ces raisonnements doit être posée. Le débat est quelque peu faussé par le comportement de voyou de certains patrons qui sont, à tort, assimilés à l’entité de l’entreprise. Si les représentants syndicaux ont envie, très souvent, de s’en prendre aux donneurs d’ordres, séquestration, insultes, etc., ils sont toujours très respectueux de leur outil de travail. La consigne partagée est de « ne jamais casser la baraque». Le contraire témoigne de situations désespérées qui pourraient s’apparenter à un suicide collectif.Le travail, même difficile, est une source d’équilibre, la porte de nombreuses libertés et donne à chaque citoyen son utilité sociale. Faut-il perdre son emploi pour en mesurer toute la quintessence ? Si le travail devient source de mal-être et de souffrance, il est de l’intérêt général de l’entreprise et de la société d’organiser le bien-être au travail. C’est certainement à partir de ce constat et de cette notion d’intérêt général, que le Sénat a organisé cette mission d’information sur le mal-être au travail, même si la photographie d’un instant ne fait pas la solution des lendemains. Dans l’Europe à vingt-sept, 28 % des travailleurs seraient « exposés à au moins un facteur susceptible d’affecter de manière défavorable leur bien-être mental », soit 56 millions de personnes.[7]Selon un rapport de l’agence européenne[8], 50 % à 60 % des journées de travail perdues en Europe ont un lien avec le stress au travail. Alors quelle est la place de l’intérêt général face à ces constats ? Selon un rapport du BIT [9], « beaucoup d’employeurs, conscients du rapport qui existe entre santé et productivité, enrichissent leurs stratégies de gestion de programmes qui aident les travailleurs à résoudre leurs problèmes professionnels, familiaux et existentiels». Le bien-être général commande ici de prendre en compte les intérêts particuliers des travailleurs. En effet, quel est le profit d’un salarié privé d’emploi, d’un salarié condamné à la précarité ou au travail à temps partiel, d’une personne âgée qui n’a pas de structure d’hébergement ou d’un jeune handicapé qui n’a pas de structure d’accueil ? L’intérêt général doit procurer un travail à celui qui n’en a pas, parce qu’un homme sans travail est un homme qui perd progressivement sa dignité et qui affaiblit la société. L’intérêt général doit donner à chacun un emploi à temps plein pour les mêmes raisons. L’intérêt général doit porter attention à la fin du parcours de chacun et respecter la génération précédente. L’intérêt général doit porter attention aux plus faibles pour leur permettre d’intégrer une société qui aime vivre ensemble. Une société qui délaisse les plus faibles s’éloigne de ses fondements. Le respect de la liberté, la recherche de l’égalité, l’organisation des solidarités, sont l’œuvre de l’intérêt général. L’homme seul est une charge. L’homme intégré enrichi la société et donc le bien de tous.Pourtant lorsque ce bien devient inaudible, lorsque le bouclier fiscal accompagne le blocage des salaires, lorsque la rigueur tutoie les profits, l’intérêt de classe a quelques raisons de se manifester. Résister ! Warren Buffet et ses amis, fussent-ils chefs d’Etat, Rois, Barons ou Ducs, ne peuvent gouverner le monde seuls sans aucune résistance. Nier cette évidence repousse la liberté, l’égalité et la fraternité hors de notre portée. L’intérêt individuel du salarié n’existe pas en temps que tel puisqu’il consacre l’échec de la solution collective qui est la seule issue durable. Les locataires de la forteresse des finances l’ont compris. Pour eux, il faut individualiser les rapports au travail pour réduire le sens collectif à sa plus simple expression. C’est ainsi que la baisse orchestrée des salaires, conjuguée à l’intéressement, la participation aux résultats, les « stock options », est venue détourner les salariés de leur intérêt général, leur intérêt de classe. Le résultat est aujourd’hui connu. La part des salaires dans le produit intérieur brut Français s’est abaissée de 10% en 25 ans.[10] S’agissant d’une moyenne, il y a ceux qui ont perdu beaucoup plus et ceux qui ont maintenu leur niveau grâce à cet intéressement individuel. L’intérêt individuel des salariés actionnaires va donc à l’encontre des intérêts individuels de ceux qui n’ont que leur salaire pour vivre ou survivre. La hausse générale des rémunérations doit rester une priorité pour redonner aux salariés les gains de productivité que le capital a détournés depuis les années 70. Il n’y a guère que l’impôt sur le revenu, ou plus généralement la fiscalité, TVA, taxes, CSG, etc., qui puissent organiser le financement de l’intérêt général. Si cette voie vient à s’ouvrir alors l'émancipation de chaque individu se réalisera sans qu’aucun ne soit abandonné.Les outils d’intégration existent. La démocratie en est le moteur.
Engagez-vous !
[1] Jean-Jaurès- Le discours à la jeunesse – Albi 30 juillet 1903
[2] Emmanuel Kant - Philosophe allemand du XVIIIème siècle, mort en 1804 à l’âge de 80 ans- « Qu’est ce que les Lumières ? » 1784
[3] Raffaele Simone : « Le Monstre Doux » éditions Gallimard 2010
[4] Martin Eden de Jack London publié en 1909
[5] « Il est de la nature intelligible de l’homme de pouvoir par une décision se constituer comme sujet libre. La liberté n’est jamais acquise, elle est sans arrêt menacée. Elle doit toujours faire l’objet d’une lutte courageuse » Emmanuel Kant philosophe allemand. (1724 -1804)
[6] Raffaele Simone - Entretien au Monde Magazine-12 sept 2010
[7] Eurostat, Statistics in focus, 2009.
[8] “Stress at work – facts and figures”, Office for official publication of the European community, Luxembourg, 2002.
[9] « Mental health in the workplace », Bureau international du travail, Genève, octobre 2000.
[10] http://www.mediapart.fr/club/blog/denis-garnier/251110/du-travail-sous-remunere-au-capital-conforte