Les évaluateurs d’un article que je consacre à la présentation de Félix Fénéon par Jean Paulhan (« F.F. ou le critique ») m’invitent à supprimer une note de bas de page relative à la comparution du premier cité au Procès des Trente. Je ne peux pas leur donner tort : l’anecdote est relativement connue et la note en question est trop longue. Mais, pour le plaisir, je la retranscris ici.
Rappelons que Fénéon est arrêté le 26 avril 1894, soit vingt-deux jours après l’explosion du restaurant Foyot — épisode que les lecteurs de Laurent Tailhade connaissent bien, puisque le poète y fut blessé à l’œil, et qui s’inscrit à la suite d’une multitude d’attentats liés de près ou de loin à une mouvance extrémiste. Suspecté de compter parmi les amis de l’anarchiste Émile Henry, Fénéon l’est également d’avoir jeté la bombe du 4 avril. Trente prévenus se trouvent alors sur les bancs de l’accusation, parmi lesquels, aux côtés des Sébastien Faure, Jean Grave et autres Louis Matha, « de paisibles cambrioleurs qui tentaient simplement, sur des points infimes, de répartir [la propriété] avec plus d’équité » ― selon les termes de Paulhan.
On connaît, grâce au compte-rendu de la séance, une partie des échanges entre le juge Dayras et Fénéon. Ceux-ci sont savoureux :
« P. – On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la guerre, des détonateurs et un flacon de mercure. D’où venaient-ils ?
F. – Mon père était mort depuis peu de temps. C’est dans un seau à charbon qu’au moment du déménagement j’ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs.
P. – Interrogée pendant l’instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue.
F. – Cela se peut bien.
P. – Cela ne se peut pas. On ne trouve pas des détonateurs dans la rue.
F. – Le juge d’instruction m’a demandé comment il se faisait qu’au lieu de les emporter au ministère, je n’eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu’on pouvait les trouver sur la voie publique.
P. – Votre père n’aurait pas gardé ces objets. Il était employé à la Banque de France et l’on ne voit pas ce qu’il pouvait en faire.
F. – Je ne pense pas en effet qu’il dût s’en servir, pas plus que son fils, qui était employé au ministère de la guerre »
Fénéon put compter sur les témoignages bienveillants de Charles Henry et de Mallarmé ; ce dernier présentant l’accusé comme plus ou moins inapte à faire quoi que ce soit d’autre que de la littérature : « Je connais Félix Fénéon. Il est aimé de tous. Je lui ai voué de la sympathie. C’est un homme doux et droit ; un esprit très fin. Il n’est personne qui ne se plût à le rencontrer chez moi. Jamais je n’ai entendu, ni aucun de mes hôtes, Fénéon traiter d’un sujet étranger à l’art. Je le sais supérieur au recours à quoique ce soit autre que la littérature pour le triomphe de ses idées. Je le dis moins à cause de mon goût très vif pour Fénéon que dans l’intérêt de la vérité ». Fénéon fut acquitté, à l’image de vingt-sept des trente prévenus — les écroués étant les trois cambrioleurs. Au sujet du Procès des Trente, on trouvera un plus long développement dans le chapitre « Prison et Procès », dans la biographie de Félix Fénéon par Joan Halperin (p. 309-330) et on consultera avec profit le supplément au n°20 de la revue Histoires littéraires, édité par Maurice Imbert (Le Procès des Trente, Tusson, Du Lérot, 2004).