Si je passe devant l’immeuble dans lequel je demeure, je peux dire «j’habite là» ou, plus précisément, «j’habite au premier, au fond de la cour» ; et si je souhaite donner un tour plus administratif à cette assertion, je peux dire «j’habite au fond de la cour, escalier C, porte face».
Si je suis dans ma rue, je peux dire «j’habite là-bas, au 12» ou «j’habite au 13» ou «j’habite à l’autre bout de la rue» ou j’habite à côté de la pizzeria».
Si quelqu’un à Paris me demande où je crèche, j’ai le choix entre une bonne dizaine de réponses. Je ne saurais dire «j’habite rue Linné» qu’à quelqu’un dont je serais sûr qu’il connaît la rue Linné ; le plus souvent, je serais amené à préciser la situation géographique de ladite rue. Par exemple : j’habite rue Linné, à côté de la clinique Saint-Hilaire» (bien connue des chauffeurs de taxi) ou «j’habite rue Linné, c’est à Jussieu» ou «j’habite rue Linné, à côté de la faculté des sciences» ou bien «j’habite rue Linné, près du jardin des Plantes» ou encore «j’habite rue Linné, pas loin de la mosquée». Dans des circonstances plus exceptionnelles, je pourrais même être amené à dire «j’habite le 5e» ou «j’habite dans le cinquième arrondissement» ou «j’habite au Quartier Latin», voire «j’habite sur la rive gauche».
De n’importe où en France (sinon précisément de Paris et de sa proche banlieue) je pense être à peu près sûr de me faire comprendre en disant «j’habite Paris» ou «j’habite à Paris» (il y a une différence entre ces deux manières de dire, mais laquelle?). Je pourrais également dire, «j’habite la capitale» (je ne crois pas l’avoir jamais fait), et rien ne m’interdit d’imaginer que je pourrais aussi dire «j’habite la Ville Lumière» ou «j’habite la ville qui jadis s’appellait Lutèce», bien que cela ressemble plus à un début de roman qu’à une indication d’adresse. Par contre, je risque fort de ne pas être compris si je dis des choses comme «j’habite par 48°50 de latitude nord et 2°20 de longitude est» ou «j’habite à 890 kilomètres de Berlin, 2600 de Constantinople et 1444 de Madrid».
Si j’habitais Valbonne, je pourrais dire «j’habite la Côte d’Azur» ou «j’habite à côté d’Antibes». Mais, habitant Paris même, je ne peux pas dire «j’habite dans le Bassin parisien» ni même «j’habite le département de la Seine».
Je ne vois pas très bien non plus dans quelle circonstances il pourrait être pertinent de dire «j’habite au nord de la Loire».
«J’habite la France» ou «j’habite en France» : je pourrais avoir à donner cette information de n’importe quel point situé hors de «l’Hexagone», même si je suis, officiellement, en France (par exemple dans un D.O.M.) ; ce ne saurait être que par boutade que je pourrais dire «j’habite l’Hexagone» ; par contre, si j’étais corse habitant Nice ou rhétais habitant La Rochelle, je pourrais très bien dire «j’habite le continent».
«J’habite en Europe» : ce type d’information pourrait intéresser un Américain que je rencontrerais, par exemple, à l’ambassade du Japon à Camberra. «Oh, you live in Europe?» répéterait-il, et je serais sans doute amené à préciser «I am here only for a few (hours, days, weeks ,months.)»
«J’habite la planète Terre.» Aurais-je un jour l’occasion de dire cela à quelqu’un ? Si c’est un «3e type» descendu dans notre bas monde, il le saurait déjà. Et si c’est moi qui me trouve quelque part du côté d’Arcaturus ou de KX1809B1, il faudra très certainement que je précise «j’habite la troisième (la seule habitée d’ailleurs) des planètes principales du systèmes solaires dans l’ordre croissant de leur distance au soleil» ou j’habite une des planètes d’une des plus jeunes étoiles naines jaunes situées en bordure d’une galaxie d’importance médiocre tout à fait arbitrairement désignée sous le nom de Voie lactée». Et il y aurait à peu près une chance sur cent mille millions de milliards (c’est-à-dire seulement 1020) pour qu’il me réponde : «Ah oui, la Terre…»
(Georges Perec, « Sur quelques emplois du verbe habiter », dans Penser/Classer, Paris, Seuil, coll. Points, 2015, p. 13-15.)