UNE LANGUE QUI PARLE BIEN AVANT NOUS
Intégré, bien malgré lui, comme ses coreligionnaires, au mouvement dit du Nouveau Roman, que des critiques littéraires pensaient avoir identifiés sous cette étiquette, puisqu’il figure sur le célèbre cliché de 1959 devant les éditions de Minuit (réunissant Beckett, Sarraute, Ollier, Pinget, Robbe-Grillet), Claude Simon n’a jamais cherché à se faire remarquer hors son travail d’écrivain. S’il lui est arrivé de prendre publiquement position, c’est plutôt en réaction contre tout ce qu’il considérait comme hypocrite ou démagogique, chez certaines personnalités abusant de leur condition pour imposer faits et causes matières à controverses.
Couronné du prestigieux Prix Nobel de Littérature, en 1985, son texte de réception à cette occasion, Discours de Stockholm, reste fameux, puisqu’il y consigne, entre autres, des considérations personnelles et esthétiques qui peuvent se lire comme autant de commentaires de son travail de chercheur: «Car c'est bien là que réside l'un des paradoxes de l'écriture: la description de ce que l'on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment statique, et dont la principale caractéristique est que rien n'y est proche ni lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire dynamique: forcé par la configuration linéaire de la langue d'énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui est déjà procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines d'entre elles par rapport aux autres), l'écrivain, dès qu'il commence à tracer un mot sur papier, touche aussitôt à un prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l'a dit, « parle déjà avant nous » au moyen de ce que l'on appelle ses « figures », autrement dit les tropes, les métonymies et les métaphores dont aucune n'est l'effet du hasard mais tout au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l'homme. » (1)
LE FORUM ÉTAIT FOIREUX, L'INTITULÉ POMPEUX
Suite à ce discours en lequel Simon n’hésite pas à citer Valéry ou Lacan, il reçoit moins d’un an plus tard, de la part de l’écrivain kirghiz Chinguiz Aïtmatov, une invitation à intervenir, avec une quinzaine d’autres prestigieux convives, en Union Soviétique, lors d’un Forum mondial consacré aux « objectifs de l’humanité dans le troisième millénaire à l’échelle mondiale » : excusez du peu ! Afin de répondre positivement à cette invitation, Claude Simon n’hésite pas à reporter, d’une année, la tournée de conférences qu’il doit donner au Japon. Le séjour au Kirghizistan et à Moscou dure huit jours (du 13 au 21 octobre 1986), ponctué par une rencontre avec Mikhail Gorbatchev qui reçoit la délégation pour parler de son entretien avec le Président des Etats Unis d’alors, Ronald Reagan, à propos de ce qui promet de devenir la « Perestroika » et le « Glaznost ». Studieux, l’auteur des Géorgiques prend des notes. Mais, furieux de l’inanité, selon lui, des débats, ulcéré par ce qui ressemble davantage à une tentative de récupération démagogique, il refusera de signer,auprès du biologiste Federico Mayor (à l’initiative de la rencontre avec Gorbatchev) la déclaration finale du fameux Forum à l’intitulé si pompeux et présomptueux.
En réaction, il se concentre d’autant plus sur son travail d’écriture et conçoit donc L’invitation (2) qui sera publiée en 1988, et en laquelle il expose, par le biais de la fiction romanesque satirique, son refus des convenances.
De cette effronterie, et, surtout, de ce positionnement mais aussi de cet inhabituel mélange entre politique et littérature, certains de ses lecteurs s'étonnent. Quant à certains de ses pairs, ils manifestent aussi leur surprise, voire leur incrédulité discrètement admirative, à l'instar d'Alain Robbe- Grillet écrivant à la hâte un mot lapidaire à son ami (3):
-Mon cher Claude,
Est-ce que tu ne deviendrais pas un peu dingo?
Bien cordialement,
Alain.
Entre temps, Federico Mayor a procédé à un toilettage du fameux discours non ratifié par son ami écrivain qui finit par l’accepter, une fois amendé. Mais n’oublie pas d’y joindre une lettre de cinq pages qui rappelle les valeurs auxquelles, en tant qu’auteur, il reste viscéralement attaché :
« Je considère que si le créateur, l’artiste, le chercheur - en d’autres termes, le novateur – se doit d’apporter sa modeste contribution à la perpétuelle transformation de la société en découvrant de nouvelles formes (ce qui le fait, dans un premier temps, rejeter par tous les pouvoirs en place), il peut aussi à l’occasion et en tant que citoyen, profiter de sa notoriété grande ou petite pour s’élever contre ce qu’il considère comme par trop intolérable et contraire aux lois les plus élémentaires du respect de l’homme. »
CHEMIN DE FER ET DE TRAVERSE
Sous la plume ou par les touches du clavier de quel(le)s autres artistes, écrivains, chercheurs et chercheuses contemporains pourrait-on trouver, aujourd'hui, semblable car si net engagement ?
Plus que jamais, entre le confusionnisme le plus échevelé permis par certains médias peu regardants pour dégrader l’idée qu’on doit se faire des personnalités éminentes pouvant avoir voies aux chapitres des bouleversements mondiaux que nous connaissons et les tentations de recourir outrancièrement à des intelligences artificielles, n’a-t-on pas, besoin de lire, relire, redécouvrir celles et ceux qui ont laissé des traces vives, essentielles, jamais tonitruantes ni surplombantes mais au contraire engagées plus souvent qu’à leur tour dans des chemins de traverse censés nous extirper du magma de plus en plus touffu que constituent de plus en plus d’ornières poussées par le semi de mauvaises graines ?
Des extraits de la lettre de Claude Simon avaient paru, en leur temps, dans le journal Le Monde. Mais c’est à la judicieuse initiative de la bien nommée maison d’édition nivernaise Le Chemin de fer (à qui l’on doit la parution, ces dernières années, d’autres inédits du Prix Nobel de Littérature 1985) que revient, aujourd’hui, le mérite de proposer, en intégralité, le contenu de la missive. Précédé d’une Prière d’insérer de Mireille Calle-Gruber – l’une des spécialistes, mais non la meilleure, selon nous, de l’oeuvre de Claude Simon -.

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Petit volume, en apparence, mais dense pour ce qu’il contient, cet ouvrage au titre heureusement frondeur Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession se glisse aisément dans un sac afin de le consulter en maintes circonstances, au gré à gré. C’est, en effet, l’une des aubaines éditoriales des plus enthousiasmantes à conserver par devers soi en ce début 2025, pour rappeler que le droit à la dissidence n’est jamais perdu d’avance, si l’on en use sans s'y forcer mais avec, toujours, loyauté...
-Mon métier d'écrivain n'autorise à mes yeux aucune concession - lettre à Federico Mayor, de Claude SIMON, Editions Le Chemin de fer, 2025, 32 pages, 9,5 €
Notes:
(1) Discours de Stockholm, de Claude SIMON, © éditions de Minuit, Paris, 1986
(2) L'Invitation de Claude SIMON, © éditions de Minuit, Paris, 1988.
(3) Nouveau Roman. Correspondance, 1946-1999. Par Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, ouvrage édité sous la direction de Jean-Yves Tadié, © éditions Gallimard, Paris, 2021.