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Billet de blog 1 décembre 2017

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L'ÉCHEVELÉE CANTATRICE CHAUVE (selon Pierre PRADINAS)

Jouée actuellement au "13è Arts", le tout nouveau théâtre du XIIIè arrondissement de Paris, cette version de La Cantatrice chauve, classique du théâtre moderne, tente de hisser la pièce vers d'autres sommets que ceux de la pure dinguerie. Scénographie, acteurs (avec une Romane BORHINGER surprenante) et malignité de la mise en scène y concourent avec vigueur.

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On appréhendait un peu, l'autre soir, tandis qu'on avait regagné l'un des fauteuils de la salle du 13è Arts, qu'une énième version de La Cantatrice chauve, la pièce la plus connue du dramaturge d'origine roumaine Eugène IONESCO, ne paraisse superfétatoire, ou si elle n'allait pas nous sembler terriblement ridée. Pour distraire cette pensée, on se demandait aussi où en serait le théâtre contemporain actuel, si cette Cantatrice n'avait jamais existé, poussé ses gammes au point de les disputer avec les hauts cris des critiques de l'époque (1950) offusqués qu'une telle oeuvre existât. On en était resté aux souvenirs d'une version scénique régulièrement revisitée par Jean-Luc LAGARCE qui s'essaya aussi à l'écriture de textes plus ou moins absurdes avant que de composer ses oeuvres plus poétiques. La scénographie moquait ironiquement le conformisme dont Ionesco affirmait qu'il était l'un des thèmes que son projet voulait pourfendre: jardin trop vert et maison trop blanche, strictement architecturés. Le recours aux tics télévisuels des années 1990 avec l'irruption de rires pré-entregistrés ou de pages publicitaires qui rythmaient les échanges des Smith et des Martin eux-mêmes atteints de syndrome du "zapping" des personnalités. (1)

LE PARADOXE DE L'AUTEUR (et DU COMÉDIEN)

La version que propose aujourd'hui Pierre PRADINAS,- directeur de la Compagnie Le Chapeau rouge et dont, jusqu'ici, toute la carrière, depuis Avignon jusqu'à Paris, en passant par le Limousin (CDN du Théâtre de l'Union) a majoritairement (mais sans exclusive, loin s'en faut) privilégié le répertoire contemporain ou les créations originales- est bien sûr différente, car elle se risque moins vers la multiplication des trouvailles fantaisistes que vers une exploration plus ontologique de l'oeuvre. Paradoxe, s'il en est, tant IONESCO aura souvent répété que sa Cantatrice s'entourait non de personnages préalablement construits au sens classique du terme, mais plutôt de fantoches, d'enveloppes vides sans aspérité ni personnalité. Le paradoxe est décidément la figure de style préférée de l'auteur de Rhinocéros ("sur un texte burlesque, un jeu dramatique/ sur un texte dramatique, un jeu burlesque" professait-il) mais aussi la manière qu'a l'auteur de concevoir sa perception du monde. Le doute, l'angoisse existentielle, on le sait, ont toujours été, pour le dramaturge, des sources d'inspiration parce que des sentiments ou sensations réellement toute sa vie, éprouvés par lui, comme des réalités, et non les fruits de son imagination. 

Le danger, avec pareille partition, est de s'autoriser toutes (ou peu s'en faut) les déclinaisons de pirouettes, gags. Une accumulation même talentueuse de cette grammaire burlesque occulte infailliblement la portée métaphysique de l'oeuvre. Tandis qu'une insistance un peu trop chargée de considérations en philologie de surplomb, gâte immanquablement les ressorts comiques. Tout est affaire de dosage et il faut alors faire confiance à la pièce, ne pas la déformer. J'avais éprouvé durablement cette certitude, lorsque, en 2010, chargé de la Dramaturgie pour une version de Délire à deux, avec Valérie Dréville et Didier Galas, mis en scène par Christophe Feutrier (Avignon 2010 et tournée la saison suivante) face aux difficultés que rencontraient ces acteurs à rendre fluide le texte, je m'aperçus que, tout à leur préoccupation du tempo, des changements brusques d'humeur des personnages, les comédiens en oubliaient de respecter la ponctuation du texte. C'est alors que, dans un premier temps, "à la table' comme on dit, et en répétant seulement le texte en marquant chaque respiration induite par les virgules, points virgules etc, la pièce déployait, peu à peu, tels des champignons noirs déshydratés s'ouvrant au contact de l'eau chaude, l'orientation progressive de son sens. L'armature du texte se situait bel et bien au coeur même, de sa ponctuation! et les acteurs en furent convaincus, ce qui ne lassait pas de les réjouir et les rassurer.

"J'AI MAUDIT IONESCO AVANT QUE D'EN ÊTRE ENTICHÉE"

Considération que j'ai ainsi pu vérifier en constatant que le jeu des acteurs de PRADINAS, obéissait aussi, même involontairement mais plutôt rigoureusement, à ce principe. Car le metteur en scène a su privilégier un jeu pseudo réaliste, sans rien hystériser ni amenuiser ce que le texte contient déjà de folie et de réputée "absurdité". Mrs Smith,  M.Smith, Mrs Martin, M.Martin, Mary la bonne et le Capitaine des pompiers, restent le plus souvent sérieux, dans leurs échanges parfois enflammés mais très tendus. S'infiltrent, dans leurs propos jetés à la figure de l'Autre, une angoisse qui sourd mais reste très palpable. Entre évidences tautologiques et étonnements non feints, la peur semble les dévorer. Le public rit franchement, alors que rien n'est fait pour surligner inutilement les coq-à-l'âne et autres jeux de mots déglingués. Et PRADINAS a raison de faire ainsi confiance aux spectateurs. 

Et l'actrice un peu vedette Romane BOHRINGER (c'est sa neuvième collaboration avec le metteur en scène qui a toujours aimé s'entourer de comédiens fameux comme Catherine FROT, Jean-Pierre DARROUSSIN à leurs presque débuts, Yann COLLETTE, mais sans jamais en faire un principe, au gré simplement des affinités) reconnaît que ce IONESCO lui a procuré bien des tracas (jusqu'à le maudire) parce que c'était ce qu'il lui avait été donné à jouer de plus difficile, jusqu'à présent, au théâtre. Après plusieurs représentations (la pièce fut créée à la Scène nationale d'Annecy en 2016) elle avoue qu'aujourd'hui, le plaisir immense que lui confère l'interprétation de la pièce est absolu. Si elle fut nominée aux Molières 2017 pour son interprétation de Mrs Smith, ses acolytes auraient pu tout autant l'être, car Thierry GIMENEZ, JULIE LERAT-GERSANT, Aliénor MARCADÉ-SÉCHAN, MATTHIEU ROSÉ et Stephan WOJTOWICZ, ses partenaires, sont à égalité avec une interprétation subtile qui ne surenchérit rien mais qui propose, l'air de rien, que nous sommes tous frappés d'inanité ou de perplexité. 

Car IONESCO, ne l'oublions pas, réfutait à juste titre ce terme abusif d'absurde qui, par commodité, voulait englober, au lendemain de la 2nde guerre mondiale, différents écrivains sous cette appellation réductrice. Pour lui, l'étonnement (voire la stupéfaction) face au réel, est ce qui constitue universellement notre approche du monde, notre conception de l'altérité, et le dramaturge roumain n'aura jamais faibli dans cet effort remarquable de rendre compte, dans ses oeuvres, chaque fois, de cette faculté virale et qui témoigne de notre vitalité commune, de ce dernier paradoxe: bien qu'embarqués à la vie, à la mort, sur un radeau qui tangue et méduse, nous nous efforçons sans cesse de combattre des flots charriant son lot d'épouvantes (qu'on songe au Roi se meurt). 

La scénographie signée Orazio TROTTA propose son esthétique radicale: elle traduit très bien le cloaque en lequel, quels que soient nos voeux de conformité aux modèles dominants ou pour faire croire qu'on s'en affranchit, n'importe quel "intérieur" de maisonnée est déjà un tombeau. Le papier peint bleu-vert, obsédant, aux motifs pseudo pop-art (déformés) gagne tout le terrain, du sol au plafond et jusqu'au mobilier. Univers irrespirable en lequel les SMITH & MARTIN évoluent sans visiblement en être émus. PRADINAS a bien lu et relu les autres textes de IONESCO, semble-t-il, parce que, chez IONESCO, même quand un espace se risque vers les territoires (selon lui) piégés de la beauté ou de l'évasion hors le socle terrestre ("Tueur sans gages", "Le Piéton de l'air"), il est toujours synonyme de lieu inhabitable. Les costumes diffèrent de cette option:car plus raisonnables, ils habillent sans artifice outrancier, les SMITH & MARTIN (on aime cependant la discrète et comique permanente de Romane BOHRINGER de temps à autre affublée de bigoudis fluos, tandis qu'elle devise avec le Capitaine des pompiers qui, lui, évidemment, hoche la tête alourdie par son casque, clins d'yeux malicieux au titre de l'oeuvre?).

ANGOISSÉS, ON S'AMUSE

PRADINAS est malin parce qu'il a bien compris, aussi, que chez IONESCO, le Temps (avec l'Espace) est toujours au coeur des préoccupations des angoissés "de nature". Car la tapisserie dévorante est percée par la présence impassible mais capricieuse d'une horloge moderne qui affiche selon son bon vouloir et forcément dans le désordre, des horaires presque aussi fantaisistes que ceux crânement affichés dans les gares. L'air de rien, le metteur en scène réactive, par de menus détails, la genèse de l'oeuvre; la pièce (publiée originellement dans Les Cahiers de Pataphysique ) faillit s'intituler "Big Ben Folies" ou "L'Heure anglaise" (2). Sans compter qu'avec l'apparition du Sapeur pompier, le bruit d'une explosion (surtout à Paris) vient tout à coup, l'air de rien, réactiver de sinistres souvenirs récents et que ceux-ci sont en phase avec l'instinct de peur véhiculé à tout instant, tout en étant drôles, par les Smith & Martin. Autre pépite de jeu: de temps à autre, et bien que la Cantatrice, comme il se doit, se fait plus que discrète, PRADINAS ose glisser le play back d'un air d'opéra dans la bouche contorsionnée pour l'occasion des acteurs. Façon apparemment potache de suggérer, dans un effort de parodie de pseudo thriller, que la mystérieuse Cantatrice (en bigoudis, en casque, ou les cheveux péroxydés en pétard) est tout à la fois les unes et... les autres. Le comique vire alors aux Pieds Nickelés. Sauf quand il louche du côté de Binet.

Que le monde soit faussement sécurisé parce que nul n'est apte à vivre idéalement, que nos appréhensions soient légitimes quoique de plus en plus confuses car toutes amalgamées dans le plus grand désordre des espaces et du temps: voilà bien une façon fort judicieuse de rendre compte d'une lucidité passée heureusement par le filtre poétique d'un auteur majeur et d'une troupe à l'unisson, menée par un metteur en scène cohérent et instruit.

Et puis, on s'amuse. Il n'est pas si évident, par ailleurs, de convaincre quelques jeunes, de l'importance esthétique (et métaphysique) de cette pièce qui leur apparaît faire partie d'une histoire littéraire un peu compassée. On a tort de croire qu'ils sont imperméables. Bien au contraire, ils reconnaissent à la pièce et au spectacle, un mérite insoupçonné de savoir résumer, ainsi, ce que nous redoutons tous.

Et vous hésiteriez encore à vous rendre compte par vous-même ?

Notes:

(1): On n'est guère certains, cependant, que le metteur en scène d'alors (indisponible pour cause de décès prématuré en 1995) aurait apprécié qu'on réhabilite aussi souvent sa mise en scène de La Cantatrice chauve, en tout cas, dans cette version-là. 

(2): La pièce finit par prendre pour titre "La cantatrice chauve", à cause d'un lapsus linguae, de la part du comédien qui interprétait le rôle du Capitaine des pompiers lors d'une répétition; au lieu de parler d'une "institutrice blonde", il évoqua spontanément "une cantatrice chauve". Ionesco, qui assistait ce jour là aux essais, exulta et décréta que cette erreur était, en toute logique, vouée à titrer la partition.

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La Cantatrice chauve, de Eugène IONESCO, mise en scène: Pierre PRADINAS

Avec : Romane Bohringer, Julie Lerat-Gersan, Thierry Gimenez, Aliénor Marcadé-Séchan, Matthieu Rosé, Stephan Wojtowicz.

Scénographie Orazio Trotta, Simon Pradinas
Musique Christophe «Disco» Minck & the Recyclers
Créatrice costumes Ariane Viallet
Maquillage, coiffure Catherine Saint Sever
Création lumière, régisseur lumière Orazio Trotta
Régisseur général Olivier Beauchet-Filleau
Régisseur son Frédéric Bures

Production déléguée : Compagnie le Chapeau Rouge
Coproduction : Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin // Bonlieu Scène nationale Annecy // Acte 2 // Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy-Lorraine // La Passerelle, Scène nationale de Saint Brieuc
La Compagnie le Chapeau Rouge est subventionnée par le Ministère de la Culture

Théâtre 13è Arts, Paris, jusqu'au 10 Décembre 2017

Théâtre Théo Argence, St-Priest (69) le 15 Décembre 2017

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