Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

222 Billets

1 Éditions

Billet de blog 4 mai 2018

Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

"CANNIBALE" par le Collectif X: Fragments d'un banquet amoureux

A partir d'un texte inédit qui s'est écrit à la fois indépendamment et au fur et à mesure des répétitions, Le Collectif X donne à voir et entendre diverses variations sur le pourrissement, le cannibalisme, l'amour flétri ou trop fort, la physique quantique, le roman de Tristan et Yseut. Une ambition à la hauteur de deux acteurs épatants: Martin SEVE et Arthur FOURCADE.

Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

PÉCHÉ VÉNIEL DE JEUNESSE ET GRANDE AUDACE DRAMATURGIQUE

Les jeunes artistes d'aujourd'hui en ont un peu assez du théâtre "à la papa". Certes, ils croient aux vertus d'un art dramatique de peu de choses, où le Verbe s'énonce, avant tout souverain. Mais ils veulent aussi des décors, des sons et des lumières savamment élaborés, des vidéos, comme pour rivaliser avec le cinéma. Un tapis de feuilles mortes ne suffit pas, selon eux, à figurer une promenade dans des bois sombres à l'automne et l'amour qui se tale comme une pomme blette. Alors ils rajoutent le frémissement d'arbres rachitiques sur fond d'écran ou, pour une virée en voiture, le défilement du paysage dans le cadre des portières. Péché de jeunesse au fond plutôt véniel. Il faut bien 40 ans au moins pour prétendre maîtriser à peu près bien son Art, il faut en passer par des innocences qui ne sont pas candeurs, des élans et des professions de foi ou des envies d'en découdre vite avec la technique moderne, tuer au passage quelques anciens, quitte à revenir vers eux plus tard. Nul, et surtout pas l'auteur de ces lignes, ne peut prétendre avoir tout de suite été convaincu que la densité et la rareté des signes ne sont pas simples sagesses, mais bel et bien les meilleurs atouts pour véritablement créer.

Et, d'ailleurs, ce "Cannibale" ne fait l'économie d'aucune qualité et témoigne plutôt d'une franche détermination artistique. A commencer par le risque sain de proposer une vraie création et non pas, comme c'est hélas trop souvent encore le cas chez de jeunes compagnies, de frayer encore à l'ombre de Corneille, Hugo ou Martin Crimp. Et d'évoquer - univers et dispositions - le cannibalisme dont seul, à notre humble connaissance, le grand Michel VINAVER avait, en son temps, début des années 80, osé aborder le sujet (1). Egalement Emma SANTOS (on y revient). Est-ce d'ailleurs un "sujet"? sans doute que l'auteur des Coréens n'approuverait pas le terme qui a en effet le tort de réduire à peu de frais, la meilleure part de ce qui constitue la poétique théâtrale. Et ce n'est pas non plus absolument le thème central choisi par la troupe. Plutôt une sorte de fil rouge qui emberlificote, de manière régulière, toute la trame d'un texte qui, pourtant à moitié réalisé par des jeux d'improvisations, tient plutôt bien le pupitre et, ce qui est encore plus important, la rampe. L'argument, lui aussi, n'est pas fondamental. Qui met en présence L'un et L'autre (c'est ainsi qu'ils sont dénommés dans le texte écrit) deux jeunes hommes qui vivent ensemble en ville et décident d'en partir pour fuir la civilisation et se réfugier dans un chalet où isolement et tranquillité seront les garants de leur lien sans nom. Sont-ils amants, frères, amis? L'indétermination de leur relation finit par prendre des reliefs de plus en plus précis: étreintes et lit unique partagé ne jettent plus aucune ombre sur une passion exclusive qui réclame de plus en plus de sacrifices, exige des preuves à perdre le souffle et sûrement la raison. Peu de cris, de "scènes" au sens où Roland Barthes l'entendait dans son célèbre Fragments d'un discours amoureux. L'intérêt ne vient d'aucune péripétie notoire puisque, de toute manière, la chronologie de cette aventure au sentimentalisme sauvage est contrariée à dessein. La pièce procède par tableaux tantôt brefs, tantôt presque muets, tantôt longs, tantôt prolixes en paroles. Il s'en faut de peu pour qu'on s'embrouille à tenter de démêler l'écheveau mais la vélocité et le jeu dynamique des deux comédiens empêchent qu'on s'attarde sur une narration qui a décidé de défier nos habitudes. 

S'AIMER, SE CUISINER, SE DIGÉRER

L'Un et L'Autre se cuisinent. Pas seulement des repas mais des stratagèmes d'éloignements feints, des aveux par lettres alors qu'ils sont tout le temps ensemble y compris pendant les sommeils car L'Autre comme L'Un se (sur)veillent comme on garde un malade. Justement, l'un des deux est condamné. La mort est donc entrée aussi dans cet habitacle, ce terrier de nulle part, s'est glissée comme l'épée dans le lit de Tristan et Yseut. Et ce n'est pas pour rien si la légende est d'ailleurs narrée justement par le malade avec force détails et de façon comique, faussement détachée. Jusqu'à la conclusion cocasse et sentencieuse: c'est de "l'amour médiéval"... 

Les contes et légendes de tous temps et tous continents ne rechignent jamais à bercer nos terreurs avec des histoires anthropophages. D'Hansel et Gretel jusqu'à Blanche-Neige, le coeur et le corps humains sont souvent proposés comme mets sinon naturels, du moins symboliques. La maladie, elle, se voit parfois aussi qualifiée de "rongeuse". Atteindre l'autre, en l'aimant plus que tout, que ce soit en pensée, en désirs ou fantasmes, c'est vouloir le pétrir, le malaxer, le manger, l'absorber. Jusqu'à l'indigestion, parfois. La carne entre donc dans cette histoire, que ce soit sous forme de steack, de viande que le malade fait pourrir pour voir le processus de décomposition ce qui, naturellement, révulse l'autre. Le problème des amours anthropophages reste qu'on ne peut se dévorer mutuellement en même temps. Chacun sait néanmoins quand il est l'heure de se mettre à table pour avouer ses penchants et la hauteur de ses appétits.

Arthur FOURCADE, acteur, est l'agonisant ou réputé tel: hâbleur et exhibant une musculature avantageuse que recouvre à peine une chair généreuse, il est comme un animal qui se cabre au moindre retard de sourire de son compagnon, joueur dans les limites de son humeur qu'on devine sans cesse tracassée. Tandis qu'en face, Martin SÈVE se donne des fausses allures de presque gringalet et qui, pourtant, se révèle lui aussi dessiné harmonieusement sous des vêtements qui banalisent ainsi trompeusement sa silhouette. Moins intérieur ou réfléchi, en apparence, que son comparse, parce que faisant fuser son verbe ou ses gestes de manière très spontanée, il s'expose comme la face lumineuse de la lune, tandis que Fourcade brûle froidement avec des rayonnements de soleil noir.

Lors d'une étreinte qui se transforme assez vite en combat, l'on songe à certains tableaux de Francis BACON, où le flou volontaire des figures centrales donne à percevoir l'ambivalence des rapports. Alors, certes, on aimerait que tout le spectacle puisse ainsi puiser dans l'éloquence d'aussi émouvants moments qui savent se passer d'un réalisme parfois trop pointilleux mais qui pèche justement par sa minutie: reproduire la réalité n'a rien d'une performance plausible. Plus personne n'aime admirer des natures mortes qui n'étaient, autrefois, en peinture, que des exercices et n'avaient aucune visée artistique probante. On aimerait vraiment que les jeunes metteurs/metteuses en scène n'aillent pas trop jouer dans ces rues en impasse: leur talent est vraiment ailleurs et ce spectacle en apporte la preuve, même s'il risque l'hybridation des styles.

ETRE LÀ, PLUTÔT QUE RIEN...

Mais, surtout, l'on ne dirait pas tout sur ce spectacle si l'on oubliait la séquence où FOURCADE évoque la physique quantique, à grand renfort, pour être explicite au béotien, d'images. "L'être-là", la réalité des choses et du monde, la vitalité des cellules ou leur mort irréfragable sont rapidement ainsi consignées et finissent par être comme le commentaire auto-réflexif de ce qui se joue sous nos yeux. Ces deux hommes, au fond, ne sont-ils pas peut-être qu'une seule et même intimité, entité, dissociée parfois? Pourquoi sont-ils là plutôt qu'absents réellement au monde? Et, surtout: que deviennent les reliefs d'un amour autrefois partagé comme on le fait d'un banquet (pas même platonicien) renouvelé? Quelles miettes laisse-t-il dans la mémoire du corps, entre les murs des maisons? Le titre, au singulier (qui n'est pas un détail), "Cannibale", n'est-il pas une piste pour affermir cette hypothèse? Quant à l'Etre-là, n'est-il pas, justement, le plus fort des axiomes du théâtre que rien ne remplacera jamais? 

Pour les psychanalystes, le cannibalisme n'est autre que la forme fantasmée du voeu d'incorporation d'un Autre au sens de relique à jamais ingurgitée et imprégnée dans notre propre corps. Heureusement, la plupart se contentent de garder des empreintes morales ou sentimentales durables dans le cerveau qui, finalement, agit presque comme le tube digestif: on absorbe, on régurgite certains souvenirs, certains vécus.

Nous revient en mémoire une femme qui écrivit aussi à sa façon sur le cannibalisme et surtout sur la dévoration à petits feux, de sa propre personne, par l'excès d'abandon à un amour irrésolu : Emma SANTOS. L'auteur célèbre dans les années 70-80 de La Malcastrée ou de J'ai tué Emma Santos (texte créé par le metteur en scène Claude REGY, dans les sous-sols et la chaufferie du Théâtre de la Gaîté Lyrique à Paris) est un peu oubliée, à tort, de nos jours. Elle y livre, pourtant, comme personne, tous les enjeux et les stigmates de l'amour qui annihile. 

Si l'on n'avait qu'un seul et tout petit conseil à donner au Collectif X, du haut de notre pseudo droit d'aîné si peu légitime à se faire péremptoire, (3) ce serait de continuer encore longtemps à présenter ce "Cannibale" partout où c'est possible et surtout partout où des programmateurs de théâtre auraient la bonne idée de l'appréhender puis de l'inviter, de le reprendre et tenter non de le parfaire, mais d'encore davantage le risquer vers les chemins de traverse des fortes ambitions qu'il a déjà empruntés. 

(1): Michel VINAVER, L'Ordinaire, 1981, éditions Actes-Sud, 2009.

(2): Emma SANTOS, La Malcastrée, J'ai tué Emma Santos, ed. des femmes, 1973, 1976.

(3): Maud LEFEBVRE, Arthur FOURCADE et Martin SEVE sont tous trois issus de l'Ecole Supérieure d'Art Dramatique du CDN de Saint-Etienne (comme l'auteur de l'article... 30 ans plus tôt). 

-------------------------------------------------------

Cannibale de Agnès D'HALLUIN (sur une idée et une histoire originale de Maud LEFEBVRE)

mise en scène: Maud LEFEBVRE

scénographie: Maud LEFEBVRE, Charles BOINOT

Lumières: Valentin PAUL

Vidéo: Charles BOINOT, Clément FESSY

Son: Clément FESSY

avec Arthur FOURCADE et Martin SEVE

jusqu'au 4 mai 2018- 20h - Théâtre de la Renaissance- 69600 - OULLINS - 7, rue Orsel - tél. 04 72 39 74 91.- Métro B Gare d'Oullins.

les 23, 24 et 25 mai 2018- 20h - Comédie de Saint-Etienne, Centre dramatique National - place Jean Dasté- 42000 SAINT ETIENNE - Tél 04 77 25 14 14

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.