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Billet de blog 3 juin 2023

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Saluer MURAT en ses chansons : 2/ Perce-Neige

En guise d’hommage, comme lorsqu’on s’attarde sur le pas d’une porte, au moment de quitter le logis d’un ami, quelques poèmes musicaux de MURAT pour mieux redire une ferveur -par lui longuement suscitée- et le présenter à ceux qui le méconnaissaient.

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Ce jour, mon cœur se mit à saigner
Comme le lapin de garenne,
Qu'il vous fallut un jour égorger
Pour sacrifier à la haine.

Court le renard, court la fiancée,
Non, nous ne vivions pas un rêve.
Même si les frimas épargnent les blés,
Jamais ne cessera ma peine.

Notre troupeau devait donner du lait au goût
De réglisse et d'airelles.
Quand ce souvenir vient m'attrister,
Je pense à vous, Perce-neige.

Alors de la Godivelle à Compains,
On me jure que c'est sortilège.
Que si Belzébuth habite mes reins,
Je peux dire adieu à Perce-neige.

Peine perdue pour aimer mon prochain,
Je ne suis plus que congère.
Mon âme triste s'étire au loin
Comme s'étire au loin la jachère.

Rien n'est important, j'écris des chansons
Comme on purgerait des vipères.
Au diable mes rêves de paysan,
Je ne veux plus que cesse la neige.

Si un jour béni qu'à dieu ne plaise
Devait voir cesser nos misères,
Votre assomption mon adorée
Nous aura plongés en enfer.

Perce-Neige (extrait de l'album Dolorès, 1996 © Jean-Louis Murat - Topic

Troisième chanson de l’album « Dolorès » (1996), Perce-Neige est on ne peut plus emblématique de l’écriture et de la composition musicale de MURAT. Aussi bien formellement que par les thématiques obsessionnelles thésaurisées par l’artiste. En ce poème livrant comme un récit d’aventures chevaleresques ou issues d’un folklore de contes très anciens, s'échafaudent les questions angoissantes de stérilité et de fertilité et forment les principaux motifs qui structurent le texte. Lequel n’hésite pas à empiler force références et à se hisser quasi au niveau d’un hymne symboliste. Poème « à clefs » pourrait-on aussi avancer. Sauf que rien n’est véritablement verrouillé. Il suffit que l’auditeur/l’auditrice s’accorde une vraie confiance pour deviner, en se détachant des détails, la globalité du propos.

Le chanteur s’adresse à sa bien-aimée et confie « la peine » de « son âme triste ». La bien-aimée a pour nom « Perce-Neige », nom de fleur convoitée car unique en ses particularités : elle devrait être celle qui montre qu'elle sait triompher des obstacles en parvenant à croître, à surgir d’un solide amas neigeux. Etre aussi -et surtout- la première plante annonciatrice du printemps et dont la couleur ton sur ton, sur un tapis blanc recouvrant une prairie ou des monts, suggère le désir ardent d’harmonie d'une Nature qui ne laisse jamais surprendre par des hasards frelatés.

Mais la bien-aimée semble s'être rendue coupable de quelque forfait: aurait-elle caché sa stérilité?  frayé avec quelque autre amant ? si le poème n'identifie pas clairement la raison du désespoir de celui qui essaie de psalmodier sa souffrance en tentant de la justifier, c'est que la cause du crime importe moins que le coup de canif qui a été porté dans le contrat implicite d'une union qui se voulait prometteuse et gage de fertilités assurées.

« Perce Neige » n’est pas edelweiss : elle est, sinon l’autre nom d’une Blanche-Neige de conte (et dont on sait qu’elle a piqué son doigt si fort en cousant qu’un peu de sang a perlé, est tombée dans la neige, ce qui lui valut ce surnom) - également le patronyme d'une figure légendaire encore plus ancienne : Blanchefleur de Chrétien de Troyes en son récit grandement initiatique, La Quête du Saint Graal. (1)

Et la chanson de passer en revue tout indice où le rouge sang s’immisce et s’épand : dans le cœur de l’amant dont la défroque s’apparenterait à celui d’un « lapin de garenne » qu’on imagine avoir été suspendu, une fois occis, pour laisser s’écouler sa substance vitale, le rouge, ailleurs, des « airelles », comme rouges sont les flammes « en enfer » final…

On connaît la symbolique du sang dans la neige : métonymie des menstrues du corps féminin, preuve du délit dans l’étendue innocente conférée par la neige, opposition drastique entre froidure et chaleur du corps ensanglanté…

MURAT file la métaphore à grands renforts éloquents de « congères », « jachère », n’oubliant pas, ainsi de rappeler que la neige est à la fois menace de stérilité et couverture protectrice, au contraire, de la terre entrant dans le long repos bénéfique qui lui vaudra, plus tard, de favoriser la croissance de tout ce qu'on y aura semé. La tromperie éventuelle de l’aimée (il faut aussi se souvenir du sang souillant les clefs fatales dans le conte « Barbe-Bleue) repérée grâce aux gouttes de sang dans la neige, menacerait-elle le couple d’infertilité durable?

La validité de pareille hypothèse est renforcée par d'autres indices préfigurés par « les frimas épargnent les blés », mais également par le lait donné par le troupeau paissant dans une terre en sommeil qui semble avoir raté la promesse de fournir son goût subtil à la fois acide, amer et sucré « de réglisse et d’airelles ». Au blanc immaculé de la neige ou lacté des agneaux ou brebis, se mêlent le noir et le rouge des passions enfiévrées et violentes.

Mais la chanson, volontiers ambivalente, peut aussi être interprétée fort différemment. Dès lors qu'on s'intéresse à la figure du démon, par Belzébuth imposée (et gigantesque mouche issue d’un empire infernal) évoqué et mentionné pour avoir squatté, le bas-ventre de l’amant, métaphore désignant ainsi sans doute la malédiction d'une stérilité congénitale. La maîtresse se trouve alors libérée de toute faute avérée et son innocence lui laissera le libre arbitre de continuer à aimer ou quitter le compagnon maudit et frappé d'infortune. Lequel ne peut que ruminer la frayeur causée par sa disgrâce, ("je peux dire adieu à Perce-Neige"), voire essayer de transcender sa malédiction en la transformant en chant à la vocation de consolation dérisoire.


Paysage de désolation pour relation gâtée par des torts partagés ou par la trahison d'une Nature sans pitié qui distribue, au gré à gré, handicaps et bienfaits par sa seule volonté : voilà pour la teneur d’une chanson qui sait rendre compte de la mise à l’épreuve d’un couple perdu dans le puits sombre d’une mésalliance avérée.

 Elle permet, surtout, à l’artiste Murat de livrer sa plus belle et sa plus juste définition de son art de fomenter des poèmes musicaux inédits :

« rien n’est important, j’écris des chansons,

comme on purgerait des vipères »

 Faire rendre langue fourchue pour en expurger le poison à un animal maléfique : autrement dit, révéler une part des vérités cachées que le prosaïsme du langage se défend de livrer: voilà la mission qu’il semble s'être proposé de suivre.

Et qu’importent ses « rêves de paysan » : l’appel des tombées de neige sans discontinuer est sa manière, bien à lui, de vouloir le mouvement d’une eau givrée, tombant du ciel pour mieux protéger la terre et promettre, peut-être, des fertilités autres, à venir.

 Notons, enfin, qu’à ce poème, Murat a su offrir,  musicalement, un écrin particulier qui s’accorde harmonieusement avec la richesse du texte et dont il tient à maîtriser, pour l’enregistrement de la chanson, la partition et surtout l’instrument rare : une autoharpe, un genre de cithare qu’ont popularisée, en leurs jeunes temps des musiciens comme Hugues Auffray ou Graeme Allwright et même Brian Jones, pour une ultime chanson enregistrée avec les Rolling-Stones.

Plus populaire aux Etats-Unis qu’en nos contrées, cet instrument reste lié aux Appalaches. S’il est aisé d’en jouer, les opérations préalables pour l’accorder, s’avèrent nettement plus délicates et compliquées.

 Que Murat ait choisi un tel instrument pour habiller sa chanson aux références très singulières et aux motifs à la fois simples et ardus, est évidemment concerté aussi pour lui donner une résonance ancestrale…

En aucune autre chanson, le poète n'aura ainsi condensé, superposé les motifs de la complainte amoureuse à ceux d'une Nature à la fois sauvage, animale, ancestrale. À la fois réglée, imperturbable et imprévisible. S'il l'enracine, géographiquement, dans un périmètre qui lui est familier, le Cantal -"de la Godivelle à Compains" - (2) et se sert d'éléments, de croyances, de repères moyenâgeux, n'est-ce pas pour creuser d'apparentes distances propices à universaliser ce chant ourlé d'angoisses caractéristiques, au pays du Dépit amoureux intemporel ?

Notes:

(1) : pour en savoir plus, lire "Le sang sur la neige (le conte et le rêve)" in Cahiers de civilisation médiévale , © éditions Persée, 1978

(2): La Godivelle et Compains: communes du Puy-de-Dôme, en France, région Auvergne-Rhône-Alpes, arrondissement d'Issoire. situées entre le Massif de Sancy et Cézallier.

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