Ton amour est comme un enfant
Tantôt méchant comme une teigne ô gué
Ton amour est un vrai tyran
Sent-il venir sa fin de règne ô gué
Viens ce soir descends
Jugeons dans le sang
Du plaisir que tu y prends
Ton amour m'est comme une chaîne
Aux chairs vives comme une hyène ô gué
J'ai l'âme fatiguée de ces peines
Que tu épargnes aux ennemis ô gué
Viens ce soir descends
Vois le malheur est grand
Dans ce monde où je t'attends
Où je vis sans ton amour
Je vis de rêves chaque jour
Je garde mon coeur de porcelaine
Et je reste un jouet du temps
Qu'as-tu jamais su des chagrins
Des amants fous ou des marins ô gué
Ton amour est un vrai venin
Le poison doux de mes matins ô gué
Viens ce soir descends
Jugeons dans le sang
De tous ces pièges que tu me tends
Vois je vis sans ton amour
Je vis de rêves chaque jour
Je garde mon coeur de porcelaine
Et je suis des nuits l'éternel amant
Révélée tardivement, alors qu'elle fut vraisemblablement conçue à la fin des années 80, "Le Venin" est une chanson peu connue de Murat, vrai trésor s'apparentant à un modèle de ce que l'artiste cherchait à équilibrer (une ode à la fois poétique, inédite dans sa façon d'aborder une thématique et suffisamment accessible pour un large auditoire), ne figurait cependant pas dans l'édition originale de l'album Cheyenne Autumn, (1989), ni même en face B d'un des 45 tours de l'époque. Elle y fut ajoutée dans l'édition 2018, initiative de Pias Labels, en guise de bonus, tout comme "La lune est rousse dans la baie de Cabourg" qui, elle, avait été choisie en guise de face B au single de L'Ange déchu (1989).
Il est vrai que la tonalité et l'humeur du "Venin" s'éloignent nettement du reste de l'album initial. Composée ironiquement comme un pastiche de comptine que rehausse le son d'un piano presque bastringue, dans une ambiance de taverne anglaise ou irlandaise, elle s'épargne les brumes de la mélancolie qui nimbent l'atmosphère générale du premier L.P. de l'artiste édité chez Virgin, et que "Paradis perdus", "Pluie d'automne" et "Pars" maintiennent haut et fort.
Très baudelairienne dans son écriture, dans sa façon d'épeler diverses métaphores pour qualifier les tourments d'un sentiment sur lequel celui qui l'éprouve perd tout contrôle, dans sa manière de héler l'objet de son amour perçu comme ambivalent, la chanson "Le Venin" s'apparente à un hymne réprobateur à l'adresse volontairement flouée d'une éventuelle complice, mais encore plus imprécisément à l'endroit de celle qui n'est pas encore venue fortifier le désir d'une rencontre. Ainsi, le poison, plusieurs fois invoqué, prendrait alors davantage les masques liquides et vaporeux de l'absence, de la dérobade et de l'incertitude des intentions séductrices, que l'image au mauvais reflet d'une seule bien aimée: "Vois ce malheur est grand/ Dans ce monde où je t'attends".
Par bravade, ou pour conjurer le désespoir noir d'une tristesse qui interdirait le courage de l'aveu, la locution "ô gué", usitée couramment dans des comptines populaires, tente de nuancer plainte et complainte et s'accole à la fin de certains vers ne s'empêchant pas pour autant de rimer de façon presque trop appliquée. Osant la banalité de la métaphore, quand il qualifie promptement son coeur de "porcelaine" (candeur et fragilité exacerbées de manière quasi caricaturale), le poète frustré oscille entre gouffres et sommets, spleen et idéal. Enjoignant une éventuelle amante à "descendre" vers des soirs auxquels manquerait un encensoir, il ne se résigne pas à capituler dans ce lien qui effilocherait, découragerait ses ardeurs. Mais qui lui oppose la tyrannie d'une langueur difficilement soutenable.
La comparaison sentiment amoureux/sentiment belliqueux filée au début de la chanson peut, elle aussi, sembler convenue. C'est que Murat a, semble-t-il, choisi vraiment le mode de l'ironie pour pasticher une chanson de "genre". Ce qui ne l'empêche nullement, cependant, de laisser poindre puis s'épancher une amertume, quant à l'inconstance de celle qui lui refuse l'antidote à sa déroute. Animale, l'ennemie déploie des ruses de "chaînes" guerrières "aux chairs vives comme une hyène". Amour-poison, amour-prison, amour-garnison, amour-déraison: le temps est au chagrin plus-que-parfait et le mode à l'impératif du sort d'être livré tel un jouet aux caprices de celle qui se fait trop prier de condescendre à croiser des armes égalitairement affûtées.
Quoique assez brève, la chanson réussit la performance de synthétiser l'éternel combat auquel femmes et hommes se livrent, lorsque l'apprivoisement réciproque tarde à s'émanciper des habituels réflexes de protections pudiques, la sempiternelle litanie de l'absence de l'âme et du coeur convoités. Mais réussit parfaitement la gageure de rénover ces thèmes maintes fois rebattus dans plus d'un folklore musical, en usant efficacement d'une posture savamment permise par l'ironie dosée et distillée tel un remède aux vertus sérieusement comiques et donc... cathartiques.