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Billet de blog 3 juillet 2025

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« Ma journée dans l'autre pays »: un beau conte démoniaque de Peter Handke

Dans son plus récent récit traduit - concis puisque poétique - Handke donne voix à un être qui oppresse son entourage parce qu’il vocifère et parle une langue inédite. A l’issue d’une crise particulièrement violente, ce perdu devra son salut à la considération d’un homme qui le délivrera, un à un, sans doute, de ses sortilèges.

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Est-ce un monologue éventuellement théâtral ? La confession très loquace mais en trompe-l’oeil d’un narrateur qui ne veut surtout pas se faire passer pour son auteur ? Un conte très ancien adapté par Handke ? Si l’on s’interroge, un temps, sur le genre auquel appartient « Ma journée dans l’autre pays », écrit pendant l’été et l’automne 2020 (on verra, plus loin, que cette indication n'a rien de si hasardeuse), on abandonne très vite l’idée de le classer de façon commode,  tant il nous entraîne fort rapidement dans des pérégrinations autrement plus fertiles et foisonnantes.

Illustration 1
1ère de couverture de MA JOURNEE DANS L'AUTRE PAYS de Peter Handke. Editions Gallimard/ coll. Du monde entier

Remarquons, tout d’abord, que le prix Nobel de Littérature 2019 se plaît assez souvent à séquencer ses oeuvres en attribuant, à leurs titres, le nom d’un repère temporel délimité et précis : « L’heure de la sensation vraie », « Après-midi d’un écrivain », « Essai sur la journée réussie », « Mon année dans la baie de Personne », « Par une nuit obscure, je sortis de ma maison tranquille », « L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre », « Une année dite au sortir de la nuit » (1) : circonscrire un événement, dérisoire ou conséquent, revêt une réelle importance, pour lui. Même si, finalement, le lecteur, lui, une fois le livre refermé, s’attache assez peu à celle-ci, parce qu’il aura tendance à lui prêter une valeur autrement plus signifiante. Puisque le symbole excède le réalisme de la durée. Comme, par exemple, la promenade hivernale d’un écrivain qui s’oblige à quitter sa maison pour se rendre en ville et qui observe, remarque, tout le long de son parcours, un ensemble de choses, dépasse largement son contexte et devient équivalente à une épopée générale relatant ce que tout auteur se devrait de connaître, lorsqu’il se retrouve en pleine période de production littéraire (« Après-midi d’un écrivain »).

LE SEMEUR D’EFFROIS ET CETTE «  RUMEUR NOMMÉE ″LIVRE″  »

Ceux qui liront « Ma journée dans l’autre pays » s’apercevront, à l’issue de leur appréhension du texte, que là aussi, la contingence d’un jour cité comme repère dans son titre ne cache pas grand-chose de sa gageure à viser l’universel.

Dès les premières pages, le narrateur, fidèle à une tradition orale, rapte aussitôt votre attention car il ne manque pas de souligner qu’il raconte une histoire auparavant passée sous silence. Se défaussant, d’ailleurs, que son récit lui appartienne, il prétend aussitôt l’avoir vécue physiquement et moralement. Dualité courante chez Handke qui n’aime rien tant qu’embrouiller l’origine de ce qui se raconte, tout en revendiquant qu’elle est passée d’abord par lui.

L’homme -sans autre nom qu’un « je » indistinct, et donc interchangeable y compris pour le lecteur qui peut s’identifier à lui-, narre une première période de son existence sous emprise d’une folie. Faisant peur à tous ceux qui croisent son chemin, son statut de « fruiticulteur » lui vaut surnoms et railleries. Est-ce ce mot de « fruiticulteur » par lequel il se serait par défi et surtout par prétention affublé, anobli qui effraie tout un chacun, au village ? « Selon ma sœur, ces méchants avis sur ma personne (…) venaient de ce que jeune garçon, peu après le lycée agricole, j’avais écrit un livre sur la culture des arbres fruitiers (…) dont le village n’avait retenu que la rumeur nommée « livre » comme quelque chose d’étranger à notre région, un signe d’arrogance, sinon une affirmation de pouvoir, et d’un pouvoir faux, falsifié. « Le fruiticulteur, ce fou de pouvoir ! » (2)

Dès lors, celui qui ne s’appellera jamais autrement que « le fruiticulteur » est estimé partout comme représentant du Mal. Et ce, bien que rien, ni dans ses accoutrements ni dans ses gestes ni dans sa voix, ne lui confère ce statut de semeur d’effrois. Mais l’homme murmure clairement des insultes à la cantonade. Harangues « neuves » et, surtout « inouïes ». Mais autant d’invectives comme adressées à lui-même (« pauvre bougre ! », « suppôt de l’enfer ! », « sous-homme ! » « microbe ! », « fruit vermoulu ! »). Autant de soliloques comme d’appels à l’aide, à jouer mais qui, bien évidemment, produisent au contraire un rejet, un opprobre unanimes dans son entourage. De plus en plus isolé, par sa propre faute, le fruiticulteur se réfugiera dans une cabane de jardin pour s’atteler alors à l’écriture. Non sans s’être écroulé auparavant de fatigue, à l’issue d’une énième crise particulièrement féroce, plus risible, selon lui, que véritablement menaçante. Ce coup de folie supplémentaire lui fait néanmoins injurier la Création même de l’univers, tout en continuant de disqualifier tout un chacun, y compris les nouveaux nés, les végétaux, les oiseaux ou les cygnes, voire le bleu du ciel. Mais, regagnant au soir sa tanière nichée dans un obscur coin du cimetière, ses mélopées alors adressées aux musaraignes, rats musqués, hiboux ou tortues s’enrobent d’une douceur totalement contraire au ton de ses diatribes violentes du jour. Usant d’un langage dé-structuré, inédit. Qui lui vaudra, contre toute attente, d’être alors considéré comme une « autorité », quasi un oracle qu’on vient consulter non pas tant pour des prédictions attachées à un avenir, que pour une connaissance exceptionnelle qu’il aurait de cerner la personnalité d’autrui : « Et mon vis-à-vis se sentait plus que deviné : il se savait par moi, l’idiot au doux regard, démasqué une fois pour toutes, en bien comme en mal. » (3)

QUAND UN AUTRE REGARDE

Et notre sauvage démoniaque de tirer bilan de sa métamorphose : il se retrouve seul. L’accompagnement de sa sœur excepté, se sentant totalement livré à lui-même et abandonné, lui permet cependant de regagner la rive d’un lac avec, pour perspective, celle du pays d’en face. D’où il aperçoit, au milieu d’un demi cercles d’hommes, la présence énigmatique d’un individu occupé à le dévisager, à le « considérer ».

« … je me savais vu par ces yeux, comme jamais je n’avais été vu par aucun être humain. » (4)

Dès lors, s’évanouissent les ombres faméliques et les instincts primaires. Le « bon spectateur » le sauve de l’indignité totale et finale. Mais quel est-il ce « bon spectateur » ? celui qui ne demande rien en retour, celui qui ne regarde pas pour entrevoir l’intérêt mercantile d’un échange.

Et l’ancien barbare de revenir à la vie. De renaître, littéralement. L’étranger le re-connaît, l’appelle « ami » (un mot auquel on ne l’avait pas habitué). Traversant alors le lac pour atteindre l’autre contrée, il passe par un aveuglement qui nettoie absolument son regard.

On ne se pardonnerait pas de trop dévoiler la suite du récit, comme il m'est arrivé de trop souvent le faire, car il faut bien que le lecteur ait encore de quoi récompenser sa patience, avant de refermer le livre.

Il suffit de révéler, à peine, qu’ainsi guidé par un nouveau regard, l’homme guéri et apaisé partira à la découverte d’un monde neuf. Où l’anonymat des choses, bêtes et gens est aubaine et non contrainte. Comme si, désormais, éviter de trop nommer préservait précisément leur nature.

Alors ? Simple histoire de rédemption relevant du conte philosophique ? En exergue au récit, cette citation de PINDARE élue par Handke  ("Moi, idiot chargé d'une mission publique") nous y engage. Mais encore? Conte moral et moderne ? Monologue frayé dans les revers du fantastique ? Fable subliminale et, surtout, métonymie universelle se risquant à emprunter les péripéties liées à la crise mondiale du Covid 19 de 2020 ? Faut-il absolument passer par l'irruption d'un démon (un virus), pour considérer le monde et autrui selon d'autres perspectives?  (5)

Et si notre propre erreur était, justement, de vouloir à notre tour mettre absolument des noms sur un récit dont la qualité première est de les autoriser tous alors qu’aucun ne lui convient vraiment ? Ceci, même si l'auteur se permet de le qualifier, en le sous-titrant ("Une histoire de démons")? 

Pourquoi restreindre le champ des possibles de ce qu’il advient, pour chaque lecteur s’aventurant dans les 70 pages (à peine) de Ma journée dans l’autre pays ? Aidé en cela grâce à la traduction de Julien Lapeyre de Cabanes qui réussit fort bien, comme jadis le traducteur historique de l'auteur autrichien, Georges-Arthur Goldschmidt, à rendre à l'écriture de Handke à la fois son style direct et sa veine poétique, presque orale, très fluide et très imagée. 

De son premier livre (« Le Colporteur ») (6) jusqu’à celui-ci, l'écrivain s’est appliqué à nous enjoindre de nous délester de nos habitudes et réflexes trop commodes. A regarder, à entendre… autrement. Donc, aussi, à lire… différemment. Et, chaque fois on lui sait gré de nous aider à y parvenir. Brassant des formes littéraires diverses tout en les ré-inventant, le Prix Nobel de Littérature 2019 n’a en tout cas jamais usurpé son trophée.

Mieux que quiconque, il demeure cette sentinelle bienveillante qui, par le seul miracle de son écriture, nous scrute et, sans juger, nous révèle.

NOTES:

(1): A l'exception de «L'heure où nous ne savions rien l'un de l'autre» (éditions de l'Arche, 1993), tous les ouvrages cités sont publiés chez Gallimard. 

(2): Peter HANDKE, Ma journée dans l'autre pays - Une histoire de démons, texte traduit de l'allemand (Autriche) par Julien Lapeyre de Cabanes, Paris, éditions Gallimard, coll. "Du monde entier", nov. 2024,  pp. 14-15

(3): ibid. p.27

(4): ibid. p. 36

(5): "Eté, automne 2020": mention finale de l'ouvrage. 

(6): éditions Gallimard, 1969.

Peter HANDKE, Ma journée dans l'autre pays - Une histoire de démons, texte traduit de l'allemand (Autriche) par Julien Lapeyre de Cabanes, © Paris, éditions Gallimard, coll. "Du monde entier", nov. 2024. 12 € - édition numérique: 8, 49 €

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