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Billet de blog 4 mars 2018

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LES OS NOIRS de Phia MENARD - Une cartographie de nos Ténèbres

L'une des dernières créations de Phia MENARD, artiste pluridisciplinaire (danse contemporaine, actrice, mime, elle s'est aussi formée à l'art du jonglage) s'intitule "Les Os noirs". Mais, ici, les affres habituels du cirque sont intérieurs. C'est une plongée en eaux sombres, un Pays des Cendres. Un poème dramatique et scénique qui ne lésine pas avec la noirceur mais en balbutie l'Eloge.

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"BIZARRE, NOIR L'IDEAL"...

Oui, bizarre, noir l’idéal et plus il fait noir plus ça va mal, jusqu’au noir noir, et tout va bien tant qu’il dure mais ça viendra, l’heure viendra, la chose est là, tu la verras, tu me lâcheras pour de bon, tout sera noir, silencieux, révolu, oblitéré – " (1)

 Ces mots de Samuel BECKETT, extraits de Comédie, nous revenaient comme une mélopée lancinante à la sortie de la proposition artistique intitulée « Les Os noirs » de Phia MENARD, au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon.

 Bien des spectacles se passionnent pour la matière ou la machinerie théâtrale, les exposent, les surexposent, les agacent, les tordent, en jouent, les déclinent, les triturent, leur rendent leur maléfique ou imprévue beauté, leurs ressources insoupçonnées.

Ici, on se noie quasiment dans la matière même de bâches en plastique noir, d’amas de cendres enténébrées par des relents de fumée, rideaux qu’on devine de feutre, lambeaux de robes à traîne calcinée portée par une interprète (Chloée Sanchez) qui hante le plateau de ses circonvolutions quasi chamaniques. Elle obsède l’espace par des tourbillons de valse, pousse des cris stridents, ébauche des esquisses de pas chorégraphiés par une mémoire lacunaire. En proie à d'évidentes déroutes ou défaites, se constitue elle-même matière changeante, tantôt bestiale et animale, tantôt liqueur vénéneuse qui s’évapore dans les plis raides d’un gouffre mental, ou poupée de carton.

 On se croirait égaré au Pays des Cendres, sans autre repère cartographique que les ténèbres, que presque aucune couleur ne parvient à relativiser, pas même celle de la chair, tandis que des sortes de baobabs ou crayons ou protubérances gigantesques la piègent. Pays mental qui confectionne des couches de cauchemars conjuguant des abstractions et des sursauts de lumière-lucidité.

Songes qui re-visitent des chaos, le silex de pierres noires semble avoir recouvert tout l'espace, tandis que le mou, l’indistinct, le non-meuble dessinent des mouvements, des parades pour mieux asservir, engloutir le corps, la conscience.

 Car c’est au spectateur et à lui seul, à partir de ces « visions » successives, que revient l’inspiration ou le talent d’écrire sa propre fresque. Son propre rapport à la part obscure de lui et de ce qui l'entoure. Et si des constellations intermittentes osent parfois cligner, par des sillages de lampe-torche, de lucioles affolantes, les verrues de l'Ombre contaminent à nouveau le plateau, la lumière, le tintamarre assourdissant. On est comme embarqués dans un tombeau sous l'azur mallarméen :

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde
Avec l'intensité d'un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ? (2)

"CAUCHEMARS DONT JE VOUS SAIS, COMME TOUT HUMAIN, EPRIS"

Tout juste si Phia MENARD daigne, en guide de planisphère et d'introduction, donner un « la », une vague indication pour mieux nous aider à nous perdre en nous décrivant comment... un oiseau chante la nuit puis finit par s’accrocher aux ténèbres ou à périr noyé dans un lac. Et c’est tout : ce sera, excepté un court vers final,  le seul texte énoncé. Les sons, les musiques, toute une tablature de bruits s’imposant pendant l’heure que durent ces Os noirs - un peu trop fréquemment, d’ailleurs, tant on aimerait que, parfois, le silence plus ou moins pur riposte à la noirceur ainsi conjuguée sous presque tous ses aspects. Nos oreilles ne respirent pas dans ce cloaque. Pourtant, les plus effroyables cauchemars sont parfois muets et redoutables d'autant plus par cette aphonie. 

Illustration 1

Mais, à l’instar du plasticien Pierre SOULAGES auquel, fatalement l’on songe, MENARD sait trouver les irradiations des lumières qui jaillissent de ces étendues très sombres.

Il est pourtant beaucoup question, par allusions discrètes, au suicide, au terrorisme -comment ne pas songer aux attentats, surtout quand les accompagnateurs de l’interprète la cernent, cagoulés ou extirpent son corps ou celui d’un mannequin, d’un amas de déchets ?- même s'il est courant que les techniciens requis dans la plupart des spectacles sont entièrement habillés de noir pour masquer leur présence. Elle, au contraire, décide d'en jouer, de les exhiber.

Proposition radicalement poétique, cette fresque s’apprivoise à la fois aisément et met le spectateur sous tension mais jamais en malaise. Non qu’elle paraisse austère ou sujette à des éclats dépressifs, car la vivacité, l’élan de vivre, le sursaut de survie trouent sans cesse les tentations de sombrer. S’opèrent alors des jeux contradictoires qui évitent intelligemment qu’on reste « extérieurs » à ce qui se constitue face à nous. Et l’on est rassuré de lire ces mots de l’artiste dans sa note d’intention « Ne cherchez pas à vous raccrocher à une narration du réel mais aux fantasmes autant qu’aux cauchemars dont je vous sais comme tout humain épris ».

MARIONNETTE, DUPLICITE ET CHAMBRE NOIRE 

La figure de la marionnette, aussi, semble rôder dans l'espace, tant la déshumanisation paraît l'emporter, comme si toute présence concrète au monde n'était plus qu'un lointain souvenir, un impossible idéal et que ne restaient, dès lors,  plus que des êtres de papier, de chiffon, de pâte molle, décérébrée. La duplicité des signes opposant l'humanité/l'inhumanité est à l'honneur et ce, dès le titre, car "Les Os noirs" font immanquablement penser, phonétiquement, aux Eaux noires; tout comme l'annonce discrète, en voix off, entre les 3 parties du spectacle qui présente: "Passage à l'Acte 1... Passage à l'Acte 2... Passage à l'Acte 3". Bien sûr, Acte s'entend à la fois en tant que vocabulaire spécifique au théâtre. Tandis qu'un passage à l'acte désigne soit la résignation au suicide, soit le méfait d'un terroriste...

 Concevant sa proposition artistique comme une « série d’épreuves photographiques et sensorielles », la fameuse chambre noire de l’objectif rôde aussi en autant d’instantanés qui surprennent les mises à mort de toute reproduction figurative.

 Citant tour à tour dans son programme Ophélie, Camille Claudel, Léopoldine Hugo ou Virginia Woolf, Baudelaire, Munch, Antoine d’Agata, on ne peut que glaner vaguement ces références et, quand bien même leur éloquence ne nous apparaît pas, on peut cependant pressentir que l’artiste a su s’imbiber de ces figures imaginaires ou tutélaires pour concevoir son patchwork quasi monochrome.

 Evidemment, à la fin du spectacle, nul noir de convention ne vient comme le veut l’habitude se signaler. C’est un écran blanc, tout au contraire et en toute logique, qui fait office de point d’orgue. Ainsi que, susurré, presque dans votre dos, l’aphorisme de PAVESE « La mort viendra et elle aura tes yeux ».

 On préféra, pour notre part, une fois dans l’intimité retrouvée pour re-songer à ce qui fut traversé, se rappeler encore la litanie de BECKETT: « Serait-ce qu’un jour (…) enfin, tant bien que mal je dirai la vérité et alors plus de lumière enfin, contre la vérité ? ». (1)

______________ Notes:  (1) : Samuel BECKETT, Comédie, et autres Actes divers, pp. 10 et 23, éditions de Minuit, 1966.: (2) Stéphane MALLARME, L'Azur, 1864.  ______________________

photo ci-dessus : Jean-Luc BEAUJAULT (tous droits réservés).

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Les Os noirs, mise en scène et scénographie Phia MENARD

du 3 au 8 Mars  2018 - TNG-Vaise, 23, rue de Bourgogne- 69009 LYON - M° Valmy (ligne D)  - tél 04 72 53 15 15 

puis en tournée au "Théâtre", Scène nationale de SAINT-NAZAIRE (44),13/03/2018, Le Cargo à SEGRE (49), 16/03/2018.

Et au Théâtre Monfort, à Paris, dans le cadre de la saison "hors les murs" du Théâtre de la Ville, PARIS, du 29 mars au 14 avril 2018, Parc Georges Brassens - 106 rue Brancion -  75015 Paris M° Porte de Vanves (ligne 13)

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