Bien avant de laisser sottement sa réputation en la matière être abîmée et la proie des railleries, lors de la triste tragédie communément appelée « du petit Gregory », en 1984, Marguerite Duras avait autrefois manifesté un goût sûr et fiable pour son approche du « fait divers ». Sans aucun doute parce qu’elle savait tout particulièrement entremêler imagination et vérité, et mieux que quiconque confondre authenticité romanesque et mensonge romantique ?
Se contentant alors d’écrire, raturer, ré-écrire, pour le théâtre d’abord puis pour le roman pour revenir finalement au théâtre, et de ne surtout pas commenter à tort et à travers la portée des affaires auprès de médias toujours avides d’incontrôlables polémiques et dérapages monologués, la femme de lettres s’était intelligemment fait remarquer pour son exercice littéraire, d’abord intitulé « Les Viaducs de la Seine et Oise » puis, à la faveur d'une déconstruction « L’amante anglaise » et, enfin, « Le théâtre de l’amante anglaise ».
Un texte définitivement fixé lors de sa cinquième reprise, en 1989 et devenu, désormais, bien mieux qu’un modèle du genre : un classique presque insurpassable du répertoire dramatique de la seconde moitié du XXè siècle.
S’inspirant de l’affaire du crime d’Amélie Rabilloud, qui avait tué puis dépecé son mari avant que d’en éparpiller les morceaux du corps dans des wagons de marchandise, Duras tente d’explorer les raisons véritables pouvant mener à un tel acte, chez une femme. Elle fait alors dialoguer la criminelle et son époux, séparément, avec un interrogateur anonyme – qui peut sembler un juge, un policier, un écrivain, tout aussi bien que le lecteur ou le spectateur d’un spectacle qui économisera tout spectaculaire, puisque se contentant de mettre en jeu la parole.
Les paroles, serait-il plus judicieux d’écrire.
CONSIGNES
Ce texte, plusieurs fois mis en scène avec des acteurs fameux comme, à l’origine Madeleine Renaud avec Claude Dauphin ou Pierre Dux et Michael Lonsdale, qui ont repris les rôles à diverses occasions et tourné à l’international, puis plus tard par Suzanne Flon ou Ludmila Mikael, grâce à d’autres metteurs en scène, a souvent fasciné les spectateurs. Tant sa façon d’emmêler les motifs, les aveux, les contradictions, les reniements, les pistes et fausses pistes traquant les raisons du crime forme un système à la fois ouvert et très verrouillé. A condition qu’on ne déroge pas trop à la règle du jeu consignée par l’auteur qui ne réclame rien d’autre qu’un étroit proscenium devant le rideau de fer et un ameublement très sommaire. C’est que, selon Duras, convaincue après diverses tentatives signées Claude Régy qui fut le premier à porter « L’amante anglaise » à la scène, qu’il ne fallait surtout pas laisser distraire l’imaginaire du spectateur par de vains effets scéniques illustratifs ou redondants, il y a lieu de laisser le texte avancer en esprit et pouvoir se représenter dans les méandres de celui-ci.
Ce n’est pas ainsi que l’entend Emilie Charriot qui s’emploie, au contraire, à aménager et adapter les consignes durassiennes. Va pour ce peu utile préambule rajouté à celui de la dramaturge qui permet à l’interrogateur d’évoquer un fait divers plus récent et presque identique à celui pris en charge par « L’amante anglaise », avec diffusion d’un extrait d’une chanson des Stranglers avec refrain en français, mais dont on se demande à quoi tout cela sert. Va pour cet espace scénique blanc qui expose toute sa théâtralité pourtant refusée par Duras et rehaussé par un néon rectangulaire constamment allumé, comme est presque toujours éclairé l’espace des spectateurs. Même si ces effets finissent par devenir trop voyants et par distraire la concentration du spectateur. Mais on ne saurait, par contre, trop accepter la présence non prévue du mari de Claire Lannes (le nom du personnage imaginé à partir du cas Rabilloud) lors de la seconde partie qui procède à l’interrogatoire de la meurtrière. Rôdant à la périphérie du plateau, ne participant pas à l’échange en train de se produire et les deux autres protagonistes ne semblant pas s’apercevoir de sa présence, celle-ci devient gênante, sinon problématique. Car c’est comme si la conscience du mari dictait à Claire Lannes ses aveux, les orientait, même. Alors que le texte de Duras ne le suggère qu’à peine mais parmi d’autres hypothèses dont il ne saurait être question de privilégier celle-ci plutôt qu’une autre.

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COMBLER LES TROUS DU TEXTE
Plus grave, surtout : la direction d’acteurs qui a la chance de conduire trois acteurs à juste raison réputés (Nicolas Bouchaud dans le rôle de l’interrogateur, Laurent Poitrenaux dans le rôle de Pierre Lannes et Dominique Reymond dans le rôle de Claire Lannes) s’emploie à les contraindre à édicter leur partition de manière abusivement réaliste, voire naturaliste. Pas un silence (ou presque) entre les phrases, entre les questions et réponses des uns comme de l’autre. Et ce flot continu de paroles contribue alors à aplanir les saillies, les approximations voulues, l’hésitation de certains aveux, la surprise des réactions.
A la reprise, en 1989 de son spectacle avec la Compagnie Renaud-Barrault, Régy écrivait qu’alors « L’amante anglaise » venait s’écouter quasi religieusement comme un oratorio. S’il ne saurait s’agir d’une telle extrémité, on peut cependant prétendre vouloir que le texte, à l’instar du travail exigeant de son autrice, s’énonce de façon moins véloce, moins quotidienne. S’il ne s’agit pas de lester la parole d’ombres trop abstraites ni de la trouer trop fréquemment de pauses et silences comme la stylistique de Duras en abusait parfois ou comme le formalisme bien connu d’un Régy avait fini par devenir une marque et une référence esthétiques, le rythme du « tac au tac » finit par ôter totalement à la partition sa faculté à pourfendre justement les évidences, à rompre avec les conventions, à défaire les simplifications. Laurent Poitrenaux est un acteur un peu trop « cérébral » bien que son rôle semble y contrevenir, tandis que Dominique Reymond, dans un jeu de composition lui non plus pas forcément requis, bien que douée pour paraître tour à tour une vieille femme ou une enfant, désamorce presque tout le temps les preuves de la folie présumée de Claire Lannes en rendant naturels les coqs-à-l’âne de ses « raisonnements », ses façons fréquentes de bondir d’une idée ou d’une humeur autres et les place ainsi tous sur le même plan, alors que ce sont les trous du texte (ici presque toujours comblés) qui permettent de saisir les vacillements de la raison.
« Si j’étais vous, j’écouterais. Ecoutez-moi, je vous en supplie » : la prière et parole finale de « L’amante anglaise », -prononcée alors ici avec une colère qui risque le contresens- échoue à légitimer l’écoute attentive que les spectateurs viennent de prêter à cette anti-héroïne tragique de papier et de scène. Et, par là même, les raisons d’être subtiles de l’écriture même, de « L’Amante anglaise ».
L’Amante anglaise de Marguerite Duras.
Mise en scène Émilie Charriot.
Avec Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux et Dominique Reymond.
Dramaturgie, Olivia Barron.
Lumière, scénographie, Yves Godin.
Costumes, Caroline Spieth.
Régisseur général et lumière, Thierry Mor.
A l’Odéon-théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, à 20h jusqu’au 13 avril 2025. Durée : 1h40.