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Toute lectrice, tout lecteur de Mediapart ayant traversé l'adolescence au mitan des années 70 au siècle précédent, connaît Marie-Paule Belle. Ne serait-ce que parce qu'ils ont entendu, voire fredonné un air primesautier, narquois et facétieux raillant des modes, des façons de vivre obéissant au métronome capricieux des exubérances circonstanciées tantôt par la libération des moeurs, l'écologie, le féminisme débridé, la psychanalyse. S'assumant, donc, en portrait déformé d'auto dérision décomplexée, "La Parisienne" a, en effet, réjoui de nombreux auditeurs de radio, en 1976. Qui l'ont alors hissée bien vite au rang de "tube". Avec tous les inconvénients qu'un tel succès présuppose: son interprète-compositrice (le texte était signé de ses auteurs de prédilection Françoise Mallet-Joris et Michel Grisolia) n'a souvent été entraînée, identifiée par des publics distraits que comme l'artiste de ce seul titre. Alors que sa discographie alterne, depuis 1969, chansons sérieuses ou poétiques et plaisanteries tenant la dragée haute aux jeux langagiers échevelés. Et qui fédère, pourtant, un nombre très enviable de spectateurs, si l'on en juge par les prolongations ayant duré une semaine, en juin dernier, au Théâtre de Passy qui a accueilli l'ex-facétieuse soeur de Mozart, d'un concert initialement donné en janvier de cette année. (1)

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Artiste réputée assez intello pour les uns, trop populaire pour les autres, Marie-Paule Belle a su cependant rassembler des amateurs grandement épris de son art refusant de choisir leur camp, puisque se préférant nomades par les mélanges. Pareil chemin non balisé par des modèles ou des exemples précédents, oblige naturellement à accepter que plusieurs années filent sans les atouts des succès d'antan ou qu'une carrière se voit provisoirement interrompue aussi par les aléas d'une existence immanquablement jalonnée d'épreuves: perte d'êtres chers ou maladie: la Belle n'y a pas échappé.
Heureusement obstinée, elle s'est engagée cependant à toujours enregistrer des albums au gré à gré des vicissitudes de sa vie à la fois sage et tumultueuse. Et chaque fois, surtout, qu'un sujet la bouleversait, l'interrogeait, méritait, selon elle, d'être passée au crible des notes et contre-notes, des phrases ou antiphrases à étirer sur des portées notables. "Un pas de plus" (paroles de Mallet Joris & Grisolia) par exemple, en 2005, vous bouleverse infailliblement, tant cette supplique en faveur de l'euthanasie raisonne et résonne de façon implacable.
Et puisque la chanson à texte ou "de variété" a subi plus d'une fois le joug des réputations de genres ringardisés pour ceux que n'intéresse guère l'actualité artistique de personnalités engagées depuis des lustres -et les maisons de disque mais aussi les programmateurs de radio en font partie-, le dernier opus de Marie-Paule Belle, Un soir entre mille, paru fin 2023, n'a été entendu que par les fidèles afficionados ne voulant rater, pour rien au monde, un nouveau chapitre de celle qui n'a jamais cherché, de loin comme de près, à emprunter l'habit rétrécissant et le statut délavant d'idole, inconvenants pour ceux qui cherchent, avant tout, à partager, mots et musiques assemblés, des instants de ferveur graves ou gaies. Et c'est bien dommage car, parmi les 15 titres qui composent le menu complet dudit album (d'une fort belle facture, grâce aussi à une voix qui n'a rien perdu de son éloquence chantante), il y en a un que l'actualité politique, en France, détache irrémédiablement du brillant collier de perles ainsi assemblées:
" Pays natal "
Parce que plus que jamais fondamentale en ces jours où immigrés, étrangers, binationaux sont imbécilement montrés du doigt, injustement stigmatisés, décrétés responsables d'hypothétiques appauvrissement, décadence et criminalisation du territoire hexagonal - pauvres armes cyniques et délétères propres à justifier l'injustifiable: le racisme décomplexé -, la chanson composée et écrite quand Françoise Mallet Joris était encore de ce monde, a été, au préalable empruntée par la chanteuse Souad Massi qui l'a mise à son répertoire dès 2019.
Sur un air aux accents discrètement orientaux, les paroles suggèrent une superposition naturelle, presque une décalcomanie des identités, des lieux, des divers éléments qui (dé) construisent des quotidiens tranquilles ou fracassés. Le pain peut s'égrainer de sésame ou de cumin, les maisons sont parfois des geôles et les voisins gardiens de prisons: les visages devenus familiers ne se ferment pas aux reflets de ceux des émigrés. Pour autant, les exilés contraints ne renient ni n'oublient d'où ils viennent. L'important réside en cette certitude partagée et qui se fait refrain d'évidence commune: "Ici, je suis bien, je suis chez moi chez toi". Alors, la notion même de "Pays natal" s'en trouve immanquablement bousculée. Alors on se félicite d'avoir à exhumer, plus urgemment que jamais, une chanson qui, conçue il y a quarante ans, recelait, sans peut-être l'imaginer jamais, une vocation sinon prémonitoire, du moins intemporelle.
N'est-ce précisément pas à pareilles qualités qu'on reconnaît les forces d'un grand chant ?
Pour sentir l’odeur du pain
Au sésame ou au cumin
Fallait faire la queue longtemps dans ce pays
Tout’ la ville n'est que banlieue
On se débrouille comme on peut
Il pousse entre les pavés des fleurs meurtries
Et pourquoi le mot maison
Là-bas rime avec prison
Et les voisins en sont les gardiens ?
Ici je lis mon journal
Où je veux et c'est banal
Ici je n'ai plus peur au petit matin.
Il n'y avait rien à regretter là-bas
Alors je suis partie loin de chez moi
Ici je suis bien, je suis chez moi chez toi
Pourtant j'ai des souvenirs qui restent en moi
Un homme en noir à cheval
Le froid de la cathédrale
Et devant les braseros, dans l’avenue
L’aveugle au violon très faux,
Dans les rues que des vélos,
J’entendrai toujours ces bruits qui continuent
Des travaux jamais finis
Pour des enfants qui en rient
Tous ces visages sans un nom dessus
Pour les voisins d'à côté
Je n’suis pas une émigrée
Car ils font comme s’ils m’avaient toujours connue.
Il n'y avait rien à regretter là-bas
Alors je suis partie loin de chez moi
Ici je suis bien, je suis chez moi chez toi
Pourtant j'ai des souvenirs qui restent en moi
Il n’y avait rien à regretter là-bas
Pourtant j’y pense encore, j’ai un peu mal
Même si je suis loin, si je suis bien chez toi
Je n’ai pas quitté mon pays natal
"Pays natal": Paroles de Françoise Mallet-Joris & Michel Grisolia, musique de Marie-Paule Belle. Album "Un soir entre mille", nov. 2023.
notes:
(1): Dans son premier 33 tours, "Ça m'est égal" (Sonopress) de 1973, Marie-Paule Belle s'imagine, de manière cocasse, à travers la chanson "Wolfgang et moi", petite soeur de Mozart ayant écrit, à sa place, ses symphonies les plus célèbres et qui, par effet de notoriété contrariée, décide de se venger en révélant la "supercherie".
Une reprise du spectacle de Passy est programmée le 2 novembre 2024 aux Folies Bergères. Pour réserver, cliquer sur ce lien