LECTURE RECOMMANDÉE
C'est une recommandation de lecture par Claude RÉGY, himself, il y a deux ans, qui m'a permis de lire et découvrir un travail assez titanesque, à propos du destin de l'écrivain Marguerite DURAS. Laquelle a inspiré, depuis la dernière rentrée littéraire, plusieurs ouvrages qui lui sont consacrés. Autant de bouquins plus ou moins dispensables ou savants. Mais les deux volumes signés Jean VALLIER, C'était Marguerite Duras, aux éditions Fayard, s'appréhendent comme le récit d'une véritable épopée. VALLIER qui fut un ami depuis 1969 de l'auteur de L'Amant, ancien directeur du French-Institute-Alliance française de New-York, a composé ces deux tomes (1: 1914-1945; 2: 1946-1996) en tenant la gageure de narrer une vie à la fois obstinée et tout entière vouée à l'obsession de l'écriture et de l'amour (fraternel, filial, sentimental), comme on le ferait pour une fiction originale sans jamais se départir d'une exigence de recherches objectives, grâce à des documents de lui seul connus ou figurant dans les archives de l'IMEC, des documents instruits par la BnF, par des personnalités qui ont été plus ou moins proches de DURAS.
VALLIER n'est jamais condescendant à l'égard de DURAS. Il raconte les rapports heureux ou difficiles avec ses pairs, avec des cinéastes (et non des moindres: LOSEY, RESNAIS etc), ses lubies, ses hypothèses quant à la question littéraire, ses égarements et ses fulgurances créatrices. Ses élans amoureux pour ANTELME, MASCOLO, JARLOT, ANDREA, où s'entrecroisent les ambiguïtés des attachements affectifs et des intérêts plus ou moins conscients de ces hommes impressionnés, attirés par cette personnalité hors du commun.
Au cas où l'on vous demanderait quel cadeau de Noël vous ferait plaisir, n'hésitez pas à recommander ces ouvrages (je précise qu'aucun intérêt commercial ne me lie ni aux éditions FAYARD ni à son auteur), admise l'hypothèse, bien sûr, que votre curiosité et votre intérêt à l'égard de DURAS fassent partie de vos dadas de lecteurs; je pense, sans trop me tromper, que vous revisiterez ainsi, au-delà de l'histoire personnelle et du destin de l'écrivain, des décennies fortement actives sur le plan des idéologies, des batailles, des victoires et défaites, la très lente évolution des idées, des mentalités, à propos du communisme, de l'engagement, de la littérature et des arts.
POUR DÉCRIRE RAPIDEMENT LES DEUX TOMES DE VALLIER
DURAS rue Saint-Benoît et ses réunions avec Dionys MASCOLO, Robert ANTELME, ses rapports avec son fils, Jean MASCOLO ("Outa"), DURAS à Neauphle-le-Château, DURAS au Puy-en-Velay, DURAS à New-York, DURAS à Trouville, DURAS chez PIVOT, DURAS qui s'entretient à propos de la Poste de la Rue Dupin, avec François MITTERRAND, pour L'Autre journal, DURAS à l'hôpital américain de Neuilly. Les périodes de forte alcoolisation, les cures, les abstinences qui rythment le cours des adversités, des victoires, l'énergie toujours retrouvée, rarement défaitiste, pour ne faire qu'écrire, inventer, créer, pour le cinéma, le théâtre. Les échanges de lettres avec Robert et Gaston et Antoine GALLIMARD, avec Jérôme LINDON, les trahisons (tant de son fait que celles de ses éditeurs), les comptes d'apothicaire, la jungle des contrats... Le premier Goncourt finalement refusé pour Un barrage contre le Pacifique, celui obtenu sans forfanterie ni fête démentielle pour L'Amant, ses chroniques à la radio lors du Festival de Cannes, ses échanges avec Jean-Louis BARRAULT, avec Claude RÉGY, avec des actrices comme Claire DELLUCA pour des pièces pas forcément les plus fameuses (Le Shaga, Les Eaux et Forêts), sa relation complexe avec Madeleine RENAUD et avec d'autres acteurs de l'époque (LONSDALE, SEYRIG), l' "affaire Villemin"... rien ne manque, et surtout pas, à la fin de chaque partie ("Communiste à Saint-Germain-des Prés", "Pour en finir avec l'enfance", "Les charmes de la notoriété", "L'état de crise", etc), tout un appareillage sérieux de notes qui révèlent les sources, nuancent les théories, les anecdotes.
"ON CROIT PLUS À RIEN"
Bref, c'est inespéré, étourdissant et passionnant. DURAS avoue déjà, à cette époque que l'écriture est vécue, par elle, comme un grand danger de l'autodestruction. (peu d'auteurs se risquent à évoquer le franchissement inéluctable des frontières de la raison, si l'on a sincèrement vocation d'écrire); son plaidoyer s'adresse à la jeunesse. La nôtre, contemporaine, devrait peut-être, sinon s'inspirer de tels propos, du moins les méditer?
Compte tenu de cette richesse informative, analytique, jamais surplombante, on se surprend à chercher, à son tour, des témoignages dans la presse de l'époque. A propos de tel ou tel livre. Puisque VALLIER contribue à raviver notre curiosité à l'égard d'un écrivain adoré autant que controversé.
"Détruire, dit-elle" a notre préférence personnelle, à cet égard. Au lendemain des révolutions de 1968, DURAS propose, avec ce livre qui est autant Récit-théâtre-film (le renouvellement du genre littéraire passe d'ailleurs par ce décloisonnement), une vision du monde et de l'humanité qui passe par le voeu d'une radicalisation des consciences. D'abord intitulé "La Chaise longue" puis "La Destruction capitale", "Détruire, dit-elle" (le "dit-elle" du titre fut, paraît-il conseillé par Alain ROBBE-GRILLET) "cassé du point de vue romanesque" (DURAS), devrait se relire aujourd'hui comme le reflet, sinon la réponse de la débâcle sociale d'aujourd'hui. Au cours d'un entretien avec Michelle PORTE et pour un premier projet de présentation de son livre, DURAS écrit ceci:
"Ce n'est plus la peine de nous faire le cinéma de l'espoir socialiste. De l'espoir capitaliste. Plus la peine de nous faire celui d'une justice à venir, sociale, fiscale ou autre (...) On croit plus à rien." (page 579 de "C'était Marguerite Duras", Jean Vallier, tome 2).
Alors, grâce aux archives du journal Le Monde, on retrouve un entretien de DURAS avec Yvonne BABY, datant du 17 décembre 1969. Et c'est à la fois surprenant, intelligent et visionnaire (excessif aussi, selon que l'on admet ou non des positions si radicales). Lisez plutôt:
"LA FOLIE ME DONNE DE L'ESPOIR"
" Alors qu'on ne pensait pas que je trouverais quelqu'un d'assez fou pour produire Détruire dit-elle, nous raconte Marguerite Duras, Nicole Stephane et Monique Montivier ont accepté les risques de cette expérience. Qui plus est, elles m'ont dit : " C'est vous qui devez réaliser ce film, mais seule. "
" Après un mois et demi de répétitions, le tournage lui-même a duré quatorze jours, toutes les scènes étant prévues en extérieurs et en intérieurs pour ne pas perdre une heure. Le film a été fait en participation et personne n'a été payé, à l'exception des machinistes et des électriciens. Ce qui montre qu'il est possible de faire du cinéma avec très peu d'argent.
" Le fait d'être une femme et de ne pas être une " professionnelle " facilite la tâche, incroyablement. Dans de telles conditions, l'équipe ne peut être passive et, puisqu'il s'agissait d'une gageure, il s'est installé entre nous une fraternité dont je n'avais aucune idée avant. Faire quelque chose ensemble est un bonheur si violent que la création solitaire paraît ensuite comme une mauvaise habitude. Je crois que chacun devrait connaître le travail communautaire.
- Quelles sont les étapes qui ont précédé ce travail collectif ?
- J'ai écrit Détruire dit-elle très vite mais il a fallu que je " tourne autour " pendant un an, que je découvre Stein. Ce livre, je l'ai écrit dans la fermeture de tout esprit critique, de toute intelligence, et je me suis détruite en le faisant. Il n'était pas achevé - et je ne pouvais plus continuer - quand j'ai écouté l'Art de la fugue et senti que la musique allait le finir à ma place. La musique en effet finit le livre - comme le film - et ce qui est dit à ce moment-là se rapporte à elle, uniquement. C'est elle qui a décidé de la métrique du film et la phrase de vingt-quatre notes du dernier mouvement de l'Art de la fugue a été chronométrée. Ainsi les silences correspondent soit à la durée de la phrase, soit aux multiples de celles-ci : ils sont de quatre secondes et demie, ou de neuf secondes, ou de dix-huit secondes, etc. Je n'ai jamais cessé " d'entendre " cette musique tout au long du film et pour l'équipe entière elle a été ce qu'on appelle un conditionnement.
" Pour revenir à Stein, il a été au début celui que je n'attendais pas, celui qui s'est en quelque sorte ajouté à mes personnages : Élisabeth, Alissa, Max Thor. J'ai vu dans le parc de l'hôtel un inconnu, je l'ai vu, des mois, en ignorant qui il était, en me demandant quelle devait être, s'il en avait une, sa place.
" Un jour, j'ai voulu l'enlever, mais tout le reste s'est écroulé. Aussi, ce jour-là, j'ai essayé de le faire parler, de le faire marcher et j'ai perçu des cris au fond du parc : c'était lui, c'était Stein, dans la forêt. Puis il s'est approché, il a dit son nom et en entendant : " Je m'appelle Stein, je suis juif", j'ai commencé à écrire sans m'arrêter.
" En somme, j'ai trouvé Stein - mais l'ai-je trouvé ? Il est plutôt venu - au moment où j'étais suffisamment détruite. Je veux dire par là que Stein est venu parce que j'ai renoncé à mes habitudes d'écrivain, ces habitudes qui consistent à n'accueillir un personnage ou une idée que si l'on a la certitude de pouvoir en faire le tour. L'arrivée de Stein a enfin pour origine une lassitude extrême du monde dans lequel je vis et de moi-même. Stein est d'un monde à venir. De moi à venir. "
Je suis dans l'utopie
- De vous-même et du monde c'est donc une destruction ?
- Oui. C'est comme le dégel d'une surface d'eau, brutal, comme quelque chose qui a craqué d'un coup. J'avais déjà regardé autour de moi, je savais déjà que tout était mensonge mais là je peux dire que j'ai vécu corporellement ce fantastique mensonge. Seule la folie restait à l'abri.
- Quelle sorte de folie ?
- Toute la folie. Le fou est un individu qui transgresse le préjugé essentiel - à savoir les limites du " moi " - et qui ne peut pas supporter le mensonge, dont nous parlions. La folie me donne de l'espoir. Au fond, les fous et les enfants se ressemblent. Un enfant est fou, un enfant de cinq ans est un fabuleux spectacle. Le philosophe de mon film a huit ans.
" On se plaint qu'il y ait de plus en plus de névroses parce qu'on a le jugement court. S'il y en a de plus en plus, c'est que l'intelligence et la sensibilité grandissent, c'est que le monde devient de moins en moins supportable. Si nous supportions le monde actuel en toute santé mentale, voilà qui serait désespérant. New-York, par exemple : la folie y grouille.
- Qu'entendez-vous par destruction capitale ?
- Avant tout, celle de l'être personnel. Quand Stein dit à Alissa, en parlant de Max Thor : " Comme il vous aime, comme " il vous désire ", il fait preuve de la même sincérité que s'il disait : " Comme je vous aime, " comme je vous désire. " Par destruction capitale, j'entends aussi celle du jugement, de la mémoire, de toutes les contraintes et en particulier de tout ce qui dispense la connaissance. Je suis pour la fermeture des facultés, des écoles mais je sais, en même temps, que je suis dans l'utopie. Et ça m'est égal.
" Je pense que les gens qui relèvent de la culture, et seulement d'elle, sont les plus appauvris. Ils ont un pouvoir - celui d'apprendre aux autres - qui est aussi irréversiblement corrupteur que le pouvoir politique. Ceux qui ont disposé de ces pouvoirs sont perdus, ne s'en remettent jamais. Au moins, sous le pouvoir de l'argent, il y a la honte de l'exploiteur. Aujourd'hui, on trouve partout des marxistes, même chez les riches. Ce sont eux qui ont mauvaise conscience et non pas, le plus souvent, les intellectuels, les chefs politiques. Et peut-être que le pouvoir culturel est le plus traître de tous ?
" Dans Détruire, dit-elle, Bernard Alione - le promoteur - n'est pas complètement perdu. On lui dit : " Il est possible aussi de vous aimer. "
Une longue nuit peut-être
- " On ", c'est qui ?
- C'est Stein, et ceux qui l'accueillent lui ouvrent la porte, Cependant, Stein n'existe pas encore et je parle plutôt d'un mouvement vers lui, mouvement qui devrait varier selon les individus, eux-mêmes étant indéfiniment adaptables. La destruction capitale, symbolisée par Stein, sera celle à laquelle chacun aspire.
- Chacun ?
- Oui. Lorsqu'on me demande ce qu'est la forêt, je réponds : " Ce que vous y voyez, vous. Ce que " vous voulez que ce soit, vous ". Ce peut être Freud, la mort, la vérité, tout.
" Je crois que le temps des symboliques rigides est révolu. Je voudrais accepter toutes les versions de Détruire dit-elle. J'en accepte déjà beaucoup.
- Pourquoi avez-vous dédié le film à la jeunesse ?
- Parce que c'est, à mon sens, la part de la population qui a le besoin le plus vital, le plus profond, d'une nouvelle relation. À New-York, après la représentation du film, les jeunes étaient debout, criaient " Bravo ". Nous avons maintenant une société qui s'attaque à sa jeunesse, à ses propres enfants. Vous vous rendez compte : c'est horrible que le racisme prenne cette forme-là, qu'on appelle hippies les tueurs de la maison de Polanski, sans aucune hésitation, sans aucune distinction. Qu'on les désigne en vrac sous la même étiquette, c'est une honte, un crime. Comme si le signe extérieur de la jeunesse - les cheveux longs, les vêtements libres - suffisait à la définir.
- Et après la destruction, qu'y-a-t-il ?
- Une longue nuit peut-être. Je crois, avec Stein, que ce sera terrible, épouvantable. La berceuse des lendemains qui chantent fait rire tout le monde. Après quoi, on pourra parler de révolution, mais de véritable révolution.
- Et après le livre et le film, qu'en est-il pour vous ?
- Je n'arrive pas à me sortir de Détruire dit-elle. Je pensais y parvenir par le film, je m'aperçois que non. C'est la première fois que ça m'arrive. Je n'écris presque pas, je ne lis plus rien. Finalement, je suis assez contente. On verra bien. "
propos recueillis par Yvonne BABY, le 17-12-1969 in Le Monde